vendredi 27 juillet 2018

Interlude

       Jeune femme lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Un poissard


Le professeur Paul Cantonneau, de l'Université de Fribourg, aisément reconnaissable à sa moustache en accent circonflexe et à son binocle, est un être « poursuivi par le guignon ».

Dans l'Étoile mystérieuse, alors qu'il vient de monter à bord de l'Aurore, il est assommé par la valise de Tintin que Philippulus le Prophète a malignement laissé choir du haut du mât. C'est à cette occasion qu'il déclare — et l'on croirait entendre un « homme de la Nature et de la Vérité » venant d'être frappé par l'idée du Rien — « Je... j'ai reçu un coup terrible... comme un poids énorme qui m'est tombé sur la tête... ».

Dans les Sept Boules de cristal, il tombe dans un sommeil léthargique après qu'une boule de cristal lancée par l'indien Chiquito a atterri dans son bureau. — C'est ce qu'on appelle ne pas avoir de veine !

Dans sa Theologia Platonica, Marsile Ficin, ce représentant majeur du néoplatonisme médicéen, recommande expressément d'éviter la compagnie de tels « dévergeots ».


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Ravages


Le temps, ce diabolique diadoque, écrase la pachyméninge du Dasein comme ferait une énorme valise en cuir de vache. Il n'en laisse qu'un amas de pierres brûlées, de scories et d'écumes semblables aux laves du Vésuve, que la fermentation intérieure souleva et rejeta jadis hors du sein de la terre sous les cris des paysans de Pouzol effrayés.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

La Fabrique à paroles veut « créer du lien »


« Patricia Le Calvez, fondatrice de l'association paimpolaise L'image qui parle, organise tout l'été ses "rendez-vous" dans son local de la Fabrique à paroles. Elle présente en ces termes l'objet de son association :

"L'image qui parle a plusieurs axes, mais ses activités portent principalement sur l'image, la parole et le son. Tout cela est participatif, nous travaillons autour de projets avec les habitants pour animer la vie de quartier. Nous avons par exemple organisé un vide-grenier lors de l'ouverture de la Fabrique à paroles. De telles animations procurent à l'étant existant — le fameux Dasein des existentialistes — une consolation face à la difficulté d'être soi et à l'angoisse d'exister. On se rend compte que les gens ont besoin de se rencontrer et d'avoir un lieu pour le faire. C'est ce que les sociologues appellent la « grégarité du monstre bipède ».

Nous avons testé de nombreux ateliers auprès du public et allons pouvoir nous appuyer dessus pour la suite. L'atelier de chant en cercle par exemple a bien fonctionné, il y a eu un réel engouement, donc on pense le renouveler dans l'année. Une soirée jeux avec la société Grimoire a eu beaucoup de succès, on a senti une envie de remettre ça, surtout pour les soirées d'automne et d'hiver où il n'est pas rare que la pensée de se détruire « souffle et siffle dans la mâture », pour parler comme l'écrivain Pierre Loti. Il y avait une super ambiance." » (Ouest France, 30 août 2014)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Nœud trivial


En théorie des nœuds, le théorème de Fary-Milnor dit qu'en dimension trois, une courbe fermée simple, si elle est lisse et que sa courbure totale est assez petite (inférieure ou égale à 4 π), ne peut être qu'un nœud trivial.

Ceci la différencie de l'haeccéité, ce nœud gordien que l'homme du nihil s'escrime en vain à défaire et qu'il doit finalement trancher en employant le taupicide, un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, ou en se jetant dans un puits busé.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

          Jeune fille lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Tératogène


Tant que le Moi n'est pas violemment réfrigéré par l'idée du Rien, il est flottant et incertain ; comme la nature antédiluvienne, il n'engendre que des monstres.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Résistance des matériaux


Pour éprouver sa robustesse, j'entasse sur ma gabardine conscientale des jours entiers d'inaction, de solitude et de suicide.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

La vie du corps (Tobias Wolff)


Wiley, souffrant un soir de solitude, se rendit dans un bar de North Beach tenu par un type qui avait été un de ses collègues au lycée. Il regarda un match de base-ball, après quoi il entama la conversation avec la femme assise à côté de lui. Elle était vétérinaire. Elle s'appelait Kathleen.

Elle avait des yeux très verts, « verts comme les prairies d'Érin », lui dit-il, et elle rit, renversant la tête en arrière et décidant — il le devinait, il le voyait venir — de laisser les choses suivre leur cours. Elle était un peu ivre. Elle le touchait en parlant, au poignet, à la main, une fois même à la cuisse, pour bien se faire comprendre. Wiley hochait la tête mais n'entendait pas ce qu'elle disait. Ça se bousculait dans sa tête.

Il se voyait déjà pénétrer dans l'intimité de cette bougresse et envisageait d'organiser son étude selon trois axes principaux. Tout d'abord, parce que le concept d'individuum revêt sa première signification dans l'ordre de la physique et de la physiologie, comme en témoigne l'Abrégé de Physique de la deuxième partie de l'Éthique, il examinerait les traits distinctifs et caractéristiques de l'individu au sens premier, en tant qu'il s'agit d'un individu corporel quelconque. Dans un second temps, il restreindrait l'analyse au cas du corps humain, en tant que son statut de chose corporelle extrêmement complexe, de corps hautement individué, permet de le concevoir dans les termes d'un dispositif artificiel et d'un automate. Enfin, il s'agirait de déterminer dans quelle mesure l'être individué du corps humain constitue le modèle de l'individuation de l'esprit, afin de préciser l'enjeu de la conception spinoziste de l'identité psycho-physique comme identité individuelle, ou identité d'un seul et même individu.

Mais il fallait bien commencer quelque part et il décida de lui mettre, comme on dit, « la main au pot ».


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Mélancolie de l'Esquimau


« Tout le monde sait que les Lapons et les Esquimaux, presque condamnés à une nuit éternelle, sont réduits à l'état de marmottes. Tristes et moroses, paresseux, leur vie est celle d'un végétal ; la mélancolie, chez eux, est endémique : arrivés à un certain âge, ils se laissent presque mourir de faim, si les plus jeunes d'entre eux ne pourvoient à leurs besoin. Et comme cette vie de tristesse et de léthargie éternelles est plutôt un fardeau pour eux qu'un bienfait, ils la terminent par le suicide quand ils le jugent opportun. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

          Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Frustration


Jerzy Nikodem Kosinski, né Józef Lewinkopf le 18 juin 1933 à Łódź, est un écrivain américain d'origine juive polonaise, auteur entre autres de L'Oiseau bariolé (The Painted Bird, 1965) et de La Présence (Being There, 1971). Attiré par les « cougars » mais se jugeant trop vieux pour en séduire aucun, il décide de mettre fin à ses jours. Le 3 mai 1991, à New York, le littérateur ulcéré prend des barbituriques copieusement arrosés d'alcool et s'allonge dans sa baignoire avec un sac en plastique sur la tête. Le matin, sa femme, Katherina von Fraunhofer, le retrouve mort. Comme dans le cas de la femme Woolf 1, Gragerfis se refuse à qualifier ce suicide de « philosophique ».

1. Virginia Woolf, que Gragerfis appelle « un bas-bleu impénitent » et qui souffrait, selon lui, d'importants troubles mentaux.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Malebranche vs. Descartes


« Une maison à l'écart de la rue, dans le quartier de Brélévenez, à Lannion. La haie est taillée, une échelle sortie dans le jardin. Et à une vingtaine de kilomètres de là, une autre maison, au jardin impeccable, dans la rue de Baloré, à Bégard. C'est dans ces deux habitations, à la porte désormais fermée par des scellés, qu'ont été retrouvés, hier, les corps de deux femmes, présentant de nombreuses plaies.

Plus tôt dans la journée, vers 9 heures, un homme âgé de 64 ans s'était présenté au commissariat de Lannion, s'accusant d'avoir porté des coups mortels à son épouse puis à sa mère. Ce retraité des télécoms venait sur les conseils d'un ami, à qui il avait confié avoir commis "une grosse bêtise". Dans le même temps, cet ami avait prévenu la gendarmerie.

"Selon ses déclarations, il s'est fâché d'abord avec sa femme pour un motif assez futile". indique Gérard Zaug. Selon le procureur de la République de Saint-Brieuc, l'homme aurait tenté de convaincre sa moitié que "le point d'appui de la philosophie est la lumière naturelle créée, la réflexion de l'esprit sur soi, autrement dit le cogito". Mais la femme, disciple de Malebranche, ne l'entendait pas de cette oreille et en tenait mordicus pour "la lumière divine elle-même".


Courroucé, le retraité a d'abord frappé son épouse avec un rouleau à pâtisserie, puis avec un marteau. "Dans la foulée, il s'est rendu chez sa mère à Bégard, poursuit le magistrat, et il l'a expédiée avec le même marteau. Il a expliqué aux enquêteurs qu'il adorait sa mère, mais qu'il la soupçonnait de souscrire aux thèses du chanoine Roscelin — or il n'a jamais pu souffrir le nominalisme". 

Le sexagénaire, assisté par son avocat, a été entendu par les policiers toute la journée d'hier. Il leur a indiqué que l'arme se trouvait à son domicile. Les enquêteurs ont retrouvé le marteau en suivant ses indications — il était caché sous des chaussettes — et découvert le corps de son épouse, âgée de 63 ans. » (Le Télégramme, 6 août 2014)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Spaltung


Otto Weininger, dans Sexe et caractère, cite une lettre de Keats à Richard Woodhouse du 27 octobre 1818 : « Lorsque je suis dans une pièce avec d'autres gens et si je ne suis pas en train de songer aux créations de mon esprit, alors mon propre Moi ne se retrouve pas avec lui-même, mais l'identité de chaque personne présente commence à faire pression sur moi, au point que je suis annihilé en très peu de temps. »

Cette labilité de l'identité n'est-elle pas le signe d'une faiblesse, d'un vide intérieur chez le poëte emblématique du romantisme anglais, par ailleurs grand amateur de vins de Bordeaux, de combats de boxe et de balades champêtres ? C'est la conclusion qui semble s'imposer, mais Gragerfis y voit plutôt « un trait primaire de l'affection hystérique, qui repose sur une faiblesse innée de la capacité de synthèse psychique ». De leur côté, Josef Breuer et Sigmund Freud considèrent que le Moi de Keats était sujet à des états de conscience particuliers qu'ils définissent comme des « états hypnoïdes », proches de l'état de rêve et caractérisés par une difficulté à associer qui provoque un « clivage de conscience » (Sur le mécanisme psychique des phénomènes hystériques, 1893). 

Mais cette notion de conscience hypnoïde reste bien vague... Changeant son fusil d'épaule, Freud va, en 1924, étendre le concept de clivage au champ de la psychose, dans laquelle, à ses yeux, le Moi se laisse emporter par le ça et se détache d'un morceau de la réalité.


Pour l'homme du nihil, se détacher de la réalité empirique est un passe-temps aussi récréatif qu'indispensable, mais quant à se laisser emporter par le ça, il ferait beau voir!

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Gomukhasana


Dans les Sept Boules de cristal, le capitaine Haddock reçoit sur le « cassis » une tête de vache en carton-pâte alors qu'avec Tintin il cherche la loge de Ramon Zarate alias le général Alcazar dans le dédale des coulisses du Music-Hall Palace.

Pourquoi cette tête de vache ? Très certainement parce que Hergé a toujours été très sensible à la place centrale qu'occupe la vache dans les croyances des Hindous — on le constatera d'ailleurs à nouveau dans Tintin au Tibet.

En Inde comme dans de nombreuses civilisations, la vache est le symbole vivant de la Terre nourricière : elle représente la fertilité et l'abondance. Au plan matériel, la vache est un animal paisible, source de grands bienfaits (lait, beurre, yaourt, faisselle, et cetera) ; au plan symbolique, elle est associée à la lumière ; au plan spirituel, à l'illumination intérieure. Le texte fondamental relatif à la pratique physique du yoga, le Hatha Yoga Pradipika, contient quinze asanas, dont Gomukhasana — littéralement, la tête de vache. Le Samhita Gheranda, un texte du XVII e siècle contenant trente-deux asanas, mentionne également Gomukhasana. La position de la « tête de vache » demande souplesse, force et patience. De par la position des bras et des jambes, en fermeture croisée, elle a un grand impact d'étirement sur les muscles latéraux externes des cuisses et des bras. B.K.S. Iyengar dit fort justement que la posture « rend les muscles des jambes élastiques ».

Comme le capitaine Haddock, nous devrions donc pratiquer Gomukhasana le plus souvent possible, et c'est bien là, semble-t-il, le message qu'a voulu nous transmettre Hergé.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

        Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Actualisation impossible du « faire »


La constipation n'est pas tant, comme on l'a souvent dit, soif de l'impossible, conscience malheureuse d'un au-delà inaccessible, prolongement d'un idéalisme de la transcendance, ni même simple confrontation de la réalité et du rêve, que l'histoire d'un désir rendu fou parce que tout sol lui fait défaut, d'un désir qui ne peut s'actualiser, parce que le « Suisse » toujours se dérobe.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)