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dimanche 17 novembre 2019

Vie nocturne (Larry Brown)


Je suis arrivé à la conclusion, il y a déjà longtemps, qu'entrer en contact avec elles n'est pas chose facile, du moins pour moi. Il y a des mecs qui peuvent aborder une femme tout simplement, se mettre à lui parler, dire n'importe quoi. Moi pas. Il faut que j'attende, que je rassemble mon courage, que je boive d'abord quelques bières. Il faut que je m'assoie un moment à une table ou au bar, que je regarde bien et que je déniche celle qui me semble ne pas devoir rabrouer un homme tel que moi. Ce qui signifie parfois choisir celle qui est assise toute seule, ou qui est un peu plus âgée que la moyenne, ou même celle qui n'est pas très jolie.
   Ce vendredi soir, je me trouve dans un bar juste au delà des limites de la ville. Je commande une autre bière et, du regard, je parcours la foule, l'orchestre, les couples qui se sont trouvés et qui glissent sur la piste comme de la fumée. Quelques tables sont occupées par trois ou quatre femmes, d'autres par des couples, d'autres par des hommes, et il y en a une où se trouve une fille toute seule. Je l'examine.
   Elle porte une robe noire et des bas blancs. Elle a posé sur la table une bouteille dans un sac en papier brun, et elle a entouré son unique verre de ses deux mains. Elle ne semble avoir d'yeux que pour ce verre. Je sirote ma bière un moment, je jette un coup d'œil à l'horloge qui avance si lentement au-dessus des pompes à bière, et je finis par y aller. Elle lève la tête, me vois venir vers elle et détourne son regard.
   « Salut, dis-je en m'arrêtant près de sa chaise. Je m'appelle Étienne-Marcel Dussap. Pourriez-vous me dire quelque chose de plus ou moins philosophique ? Quelque chose à propos de Derrida, peut-être ? »
   Elle me sourit, mais elle ne répond rien. Je vais me faire descendre.
   Je me penche et je crie par-dessus la musique : « Le questionnement derridien sur l'écriture, peut-être ? » Je me sens tout à fait bête à me pencher comme ça vers elle. Elle me donne l'impression de souhaiter juste que je me casse vite et que je la laisse tranquille. Je ne vais pas marquer de points. Elle ne va pas me parler de Derrida. Ma soirée du vendredi s'en va à tire d'aile.
   « Allez, un petit effort ! », je lui crie à l'oreille. Mais je sens ma confiance — pour ce que j'en avais au départ — se réduire à néant. Elles sont toutes comme ça. Elles ne vous parleront pas de Derrida. Pourquoi viennent-elles dans un endroit comme celui-ci si elles ne veulent pas parler de Derrida ? Et je lui dis : « Je ne vais pas vous mordre. »
   Elle ôte une main de son verre et se penche légèrement vers moi. « Bon, très bien, dit-elle. L'histoire de la métaphysique se présente à Derrida comme l'histoire d'une inertie conceptuelle, comme l'histoire du refus de comprendre l'écriture dans son extériorité irréductible à l'élément de la phônè. Le projet de Derrida prend pour visée la reconsidération du concept d'écriture, en proposant de comprendre le mouvement réfractaire de celle-ci à tout traitement phonétique, à toute approche réduisant celle-ci à un succédané de la parole. Et maintenant, s'il vous plaît, laissez-moi tranquille. »
   Je pars. Elle a de la chance, c'est tout. Elle ne sait pas quelle putain de chance elle a. Ce qui me reste de Budweiser étant presque tiède, je lève la boîte de bière et je fais signe à la barmaid, une nana renfrognée, de m'en servir une autre.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 16 novembre 2019

Les bons samaritains (Larry Brown)


Un jour, vers le milieu de l'après-midi, j'étais dans un bar en train de fumer ma dernière cigarette. Je buvais beaucoup, aussi, et cela pour plusieurs raisons. Il faisait chaud, dehors, avec un soleil éclatant, alors que dans le bar tout était sombre et frais — ce qui me poussait à vouloir être ici. Mais la principale raison de ma présence était que ma femme m'avait quitté pour aller vivre avec quelqu'un d'autre.
    Un gosse est entré à l'improviste. Un gosse jeune, très jeune. Et, bien sûr, c'est interdit. On ne peut pas laisser entrer des gamins dans les bars. Les gens ne le toléreraient pas. J'allais juste revenir à mon pick-up pour prendre un autre paquet de clopes quand il est arrivé. Je ne me rappelle plus tous ceux qui étaient là. Quelques vieux mecs, je suppose, et sans doute des soûlots. Je savais qu'on allait dire à ce gamin de partir.
    Mais je crois que personne n'en avait envie. Le gamin n'avait pas l'air bien. Dès qu'il a mis le pied à l'intérieur, j'ai pensé qu'il y avait quelque chose qui clochait. Il y avait de la panique dans ses yeux.
    Harry, le barman, était un gros musclé barbu. Il était en train de laver des verres à bière et, quand il a levé les yeux, il a vu le gosse là, debout. La seule chose que portait cet enfant, c'était un short de sport beaucoup trop grand pour lui. Il donnait l'impression d'avoir longtemps marché au bord d'une route, ou quelque chose comme ça.
    Harry s'est un peu redressé et il a dit : « Qu'est-ce que tu cherches, gamin ? »
    Je ne veux pas noircir le tableau, mais ce gosse me faisait l'impression de n'avoir sans doute pas toujours eu assez à manger. Et il y avait déjà deux ou trois mois qu'il était mûr pour une coupe de cheveux.
    « Je voudrais savoir s'il est vrai que l'horizon du temps constitue l'ouverture ontologique qui fait apparaître le tout de l'étant comme monde », a-t-il dit. J'ai regardé Harry, curieux de sa réponse. Il secouait déjà la tête.
    « Désolé, fiston, mais c'est vrai. Heidegger l'a démontré dans Être et Temps. Il a aussi montré que la structure d'horizon est soumise au primat métaphysique de la représentation et de la volonté. Par contre, ce qu'il nomme "contrée", la dimension temporelle et spatiale de la proximité, c'est-à-dire du "laisser être" qui ouvre le jeu du monde, cette "contrée", donc, est ouverture à l'inanticipable. »
    J'ai cru que le gamin allait lui lancer une insulte. Mais il ne l'a pas fait. Il a dit « Oh » sans bouger. J'ai compris alors qu'il se passait quelque chose. Mais je me suis efforcé de ne pas trop le voir. J'avais assez d'ennuis moi-même.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 15 novembre 2019

Le désamour (Larry Brown)


J'étais avec Sheena Baby, la fille que j'aimais, et nous marchions. C'était le soir, tard. Tous les nuages s'étaient accumulés en gros champignons, en marshmallows, et on n'aurait pas pu souhaiter plus belle soirée sauf que notre voiture était restée à quelques kilomètres derrière nous avec deux pneus crevés et que nous ne savions pas où nous étions ni à qui nous adresser. En plus de ce cas d'urgence majeure, je savais que les choses n'allaient pas. Nous étions sur le point de nous entretuer.
Sheena Baby, c'était l'amour, la déesse féline du sexe. Je l'aimais depuis longtemps, depuis que j'avais lu la Métaphysique de l'amour, où Schopenhauer définit l'amour comme un simple instinct sexuel et dit que le besoin sexuel est le plus violent de nos appétits, le désir de tous nos désirs. Ça m'avait drôlement excité. Seulement voilà, Sheena Baby ne souffrait pas pour moi comme moi pour elle. Je le savais. La seule personne qu'elle semblait aimer, c'était le philosophe Henri Bergson, avec sa « pensée », son « mouvant », et ses « deux sources de la morale et de la religion » (l'enfoiré !)
J'avais pensé à la flinguer d'abord et à me flinguer ensuite, mais ça ne nous aurait rien fait de bien. Ça n'aurait donné qu'un petit article dans un journal, un article que des inconnus liraient en secouant la tête avant de passer au sport.
Si on avait eu des pneus gonflés, j'aurais pu emmener Sheena Baby quelque part dans les bois, lui lire un peu de Bergson et lui expliquer comment on pouvait arranger les choses. J'aurais pu lui dire non seulement d'être ma petite mais d'être mon unique petite. Plus tard, dans l'obscurité, nous aurions pu opérer un vrai rapprochement fondé sur l'intuition, la durée, et la multiplicité des états de conscience. Mais elle ne m'aimait pas, et finalement j'ai pu m'en rendre compte. Alors j'ai décidé d'être très dur avec elle.
J'ai dit : « Tu veux jamais écouter personne, sauf ton bon Dieu de Bergson. »
Elle a dit : « J'en ai assez, de ta grande gueule.
— Ferme la tienne, j'ai dit.
— Lèche-moi le cul.
— Si tu baisses ta culotte. », j'ai dit, en espérant qu'elle le ferait. Mais elle ne l'a pas fait et nous sommes partis dans des directions opposées.
Je me demandais pourquoi un truc qui avait commencé par tant de bonnes sensations devait se terminer par tant de mauvaises. En tout cas, Schopenhauer avait raison : la femme est un animal à cheveux longs et à idées courtes. Et surtout : le seul bonheur est de ne pas naître.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 14 août 2018

Dur comme l'amour (Larry Brown)


Mon chien est mort. Je suis sorti dans la cour, je l'ai regardé, et il était là, raide mort. Que c'était dur ! Je savais que j'allais être obligé de me mettre à la recherche d'une bêche. Mais il n'avait pas l'air d'être mort depuis longtemps. Rien ne pressait, donc, et comme j'avais envie de boire un coup, je suis allé un peu plus loin dans la cour pour voir si mon pick-up voulait bien démarrer. Il a voulu, je suis parti. En me disant que j'enterrerais le chien plus tard. Avant que Mildred ne rentre à la maison. Et tout à coup, je me suis souvenu que dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger consacre une longue section à l'animalité, où il invite le Dasein à se comprendre en se distinguant de ce qui n'est pas lui. L'ontologue y défend trois thèses : la pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, l'homme est configurateur de monde. Eh bien moi, j'allais me configurer la gueule pour oublier tout ça.

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 26 juin 2018

À la Pépite d'Or (Larry Brown)


C'était un bar, quelque part entre Orange Grove et Pascagoula, une de ces boîtes où on entre gratuitement mais où on vous fait payer cinq dollars une bière Schlitz de trente centilitres. L'endroit était sombre. Tout le monde portait des lunettes de soleil, sauf moi. Mon pote avait disparu et je ne savais pas ce qui lui était arrivé. En revanche, je savais ce que j'étais et j'essayais de vivre avec. Je me disais que si seulement j'arrivais à passer la nuit, tout redeviendrait à peu près bien quand le soleil se lèverait.

Cette boîte affichait des danseuses nues. Rien que les seins, pas le cul. Je me suis dit : bon, allons-y pour les danseuses. Je savais que je souffrais d'intoxication par l'alcool et que ça portait sur mon cerveau. Il suffisait que je boive une seule bière et toutes mes idées changeaient. Je passais de la phénoménologie à l'empirisme logique, parfois même au pragmatisme de Charles Sanders Peirce, et j'avais alors l'impression que le sens d'une expression résidait dans ses conséquences pratiques. Oh, bon dieu ! Il fallait vraiment que tout ça s'arrête.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 4 juin 2018

L'apprentie (Larry Brown)


C'est quand même pas ça, la vie. Je bois trop d'Old Milwaukee, et quand je me réveille le matin j'ai comme un goût de vieux croûtons dans la bouche. Tous mes sous-vêtements sont sales et je n'arrive plus à mettre la main sur ma police d'assurance.

Moi qui croyais que nous avions une vie de couple marié tout ce qu'il y a de normal et de bien ! Ma femme me salissait ma voiture et me changeait mes chaînes de télé, tandis que je lui rapportais des petits gâteaux à la noix de pécan, des Butter Pecan Crunch de chez Kroger. Je lui disais de laisser la vaisselle jusqu'au lendemain et des trucs comme ça. Je n'ai même pas râlé quand son chien a pissé dans mon fauteuil. Pour le meilleur et pour le pire, voilà. J'ai aussi joué les infirmières pour elle, une fois, quand elle était malade.


Judy voulait être philosophe. Et j'écris et j'écris et j'écris. C'était la seule chose qui l'intéressait. Elle était toujours en train de « créer des concepts », comme elle disait. Et elle voulait toujours savoir ce que j'en pensais. Je lui disais que c'était plutôt bien quand ça l'était. Sauf que la plupart du temps ça l'était pas. J'essayais d'être franc. Un jour, elle a créé le concept du mec dont la femme n'arrête pas de rouler trop vite et de récolter des contraventions. Bon, j'ai dit à Judy que je ne trouvais pas ça terrible comparé à du Merleau-Ponty, et elle s'est mise en pétard. C'était ça, le problème. Si je lui disais que je n'aimais pas un de ses concepts, elle faisait la gueule pendant trois ou quatre jours. 


Je lui ai conseillé de se mettre à l'existentialisme chrétien, il me semblait qu'il y avait un bon créneau à prendre depuis la mort de Karl Jaspers.

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 17 mai 2018

92 jours (Larry Brown)


Monroe est passé me voir un jour, peu après mon divorce. Il avait de la bière. J'étais content de le voir. J'étais surtout content de voir sa bière.
« Tu prends tout ça comment ? m'a-t-il demandé.
— Pas mal, je suppose.
— Voilà une bière.
— Merci.
— Les femmes ! il a dit. Bordel.
— Ouais. Je le soupçonnais depuis longtemps mais maintenant j'en suis sûr : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. La femme est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité, elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Weininger a raison de dire que la femme n'est que ce que l'homme en fait, qu'elle est "sous le joug du phallus". La femme est la matière, l'homme est la forme. Les femmes sont incapables de conscience, elle ne peuvent que calculer l'avantage matériel que leur procure la réalité ambiante. La femme, au mieux, ne peut qu'imiter l'homme.
— Je sens chez toi, a dit Monroe, une nostalgie de l'éternité que ta caractérologie reflète par ce dualisme philosophique : l'Homme est le Tout, la Femme le Néant, l'Homme le spirituel, la Femme le matériel dans son expression la plus mortifère et dégradante. Dans le fond, t'as raison. Tiens, prends une autre bière. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 11 mai 2018

En attendant ces dames (Larry Brown)


Ma femme est rentrée en pleurant de l'endroit où on dépose les ordures parce que, a-t-elle dit, il y avait là-bas un pervers qui avait baissé son pantalon et lui avait montré son article. Je lui ai demandé de quelle taille était ce goupillon-là (étant en train de boire de la bière tout en lisant le Mystère de l'être de Gabriel Marcel, je ne prenais pas l'affaire très au sérieux), et elle a répondu qu'il ressemblait assez à un escargot à moitié sorti ou à une limace, mais avec quelques poils. « C'était écœurant », a-t-elle ajouté, parcourue d'un petit frisson, agitant les épaules de cette manière qui lui est si particulière.

D'après elle, le type, qui se présentait comme « phénoménologue », lui avait dit qu'il allait lui montrer une boule rouge et lisse d'un côté, verte et bosselée de l'autre, pour lui faire comprendre le concept d'« intentionnalité anticipatrice » chez Husserl. Mais ce qu'il avait sorti, c'était son braquemard.


Alors une colère soudaine s'est emparée de moi. J'ai tapé sur la table avec ma boîte de bière. Je me suis écrié que j'allais m'occuper de ce salopard. J'ai dit: « Si les femmes et les enfants  ne peuvent pas se promener dans les rues à cause de pervers qui salissent la phénoménologie, qu'est-ce qui va se passer, à ton avis, quand on n'aura plus aucun respect pour le bergsonisme ou le mouniérisme, quand la déviance philosophique sera banalisée, quand les aristotéliciens pourront tranquillement exhiber leur organon devant les gens, et, pourquoi pas, devant un petit gamin la prochaine fois ? »


Je ne pensais pas avoir besoin d'un fusil ou d'une autre arme, mais j'ai pris mon Histoire de la philosophie d'Ėmile Bréhier. Sept gros volumes, il y avait de quoi assommer un bœuf. Je me suis dit que puisqu'il avait baissé son calcif, il avait dû disparaître dans la nature, et je pensais que je pouvais rouler dans mon pick-up en écoutant un peu de musique country, des chansons où les gens boivent, sont infidèles, perdent l'amour et le retrouvent, puisque apparemment je n'allais pas pouvoir tout de suite continuer ma lecture de Gabriel Marcel.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)