lundi 30 juillet 2018

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

Mai


Le monde semble si beau, quand le printemps est venu l'habiller de fête, qu'il a mis aux marronniers leurs candélabres fleuris, éveillé dans les branches le gazouillis des pinsons et des fauvettes, dans les allées les rires frais et les jeux de l'enfance, allumé la joie dans les regards qui brillent ! On jouit du présent, on arrange à sa guise un avenir heureux, on oublie le passé !

Dans une telle atmosphère, iI faut être un neurasthénique renforcé pour songer à l'annihilation de son Moi. Le poète suisse Francis Giauque en était un et, peu impressionné par les gazouillis, les candélabres fleuris et tutti quanti, se donna la mort dans la nuit du 12 au 13 mai 1965 en s'immergeant dans le lac de Neuchâtel. Sa vie avait, on ne sait pourquoi, basculé dans un sentiment de douleur, de solitude et d'asphyxie intérieure et était restée, malgré plusieurs séjours dans des asiles d'aliénés, obstinément désaxée. Gragerfis, qui goûtait fort son recueil Parler seul, le range dans la catégorie des « poëtes maudits de Suisse romande ».


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Élément primitif


En algèbre, le théorème de l'élément primitif est un des théorèmes de base de la théorie des corps. Il stipule que toute extension finie séparable est simple, c'est-à-dire engendrée par un seul élément, appelé élément primitif.

Selon Thalès, cet élément primitif était l'eau, en quoi il résolvait toute chose. Le poëte Mallarmé était plutôt d'avis que tout dans le monde se ramène au vocable.  L'homme du nihil, lui, fonde sa théorie des corps, et notamment des corps humains, sur le dégoût, sentiment qui, s'il faut l'en croire, est « premier » et précède toute analyse raisonnée du phénomène appelé « monstre bipède ». Mais est-ce là un « élément », et peut-on fonder quoi que ce soit là-dessus, si ce n'est une existence solitaire et pleine d'acrimonie?


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Intelligence métaphysique du monde


À la question de savoir quelle est la voie d'accès à l'intelligence métaphysique du monde, le suicidé philosophique répond « le taupicide ». Certes, en tant que représentation, le taupicide est un simple phénomène, mais il est aussi un formidable développateur du Rien. Comme tel, il permet à l'étant existant de fusionner avec le Grand Indéfini d'Anaximandre ou — cela revient plus ou moins au même — avec l'Un plotinien, et ce faisant, le Dasein comprend enfin — métaphysiquement ! — le monde.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Envoûté ?


Mais quelle idée a traversé l'esprit du curé de Morlaix, dans le Finistère ? Alors qu'il assurait l'office religieux dans l'église Saint-Melaine le jeudi 13 dans la soirée, l'homme de 35 ans, d'origine africaine, est brusquement sorti de l'édifice avant d'accomplir un geste fou.

Il a en effet couru jusqu'au viaduc ferroviaire qui passe en plein cœur de la ville. Là, il enjambe sans hésitation la rambarde de sécurité avant de se jeter brusquement dans le vide. Sa chute libre de quinze mètres ne l'a malgré tout pas tué. Conscient au moment de l'arrivée des secours, il souffre de multiples fractures et a été transporté à l'hôpital par les pompiers, où il a subi une intervention chirurgicale ce vendredi 14 dans la matinée. Ses jours ne sont maintenant plus en danger.

La communauté paroissiale est perplexe face à un tel geste. Selon l'évêché de Quimper, ce prêtre n'était pas connu pour des problèmes psychologiques particuliers. 


Toutefois, d'après un témoin qui a tenu à rester anonyme, le religieux pensait avoir été envoûté lors d'un récent séjour au Gabon. « Il luttait jour et nuit contre des démons et persécuteurs de toutes sortes. Il se disait exposé aux maléfices de puissances occultes ; à l'aide de batteries cachées, on lui envoyait des secousses, des décharges électriques ; on aimantait ses cheveux, ses yeux, ses dents et sa langue ; on lui faisait respirer des poudres invisibles et des "atmosphères Lafarge" ; on le plaçait pendant son sommeil sous une grande machine pneumatique ; on le faisait vivre au milieu d'odeurs malsaines ; on contaminait son linge de corps, et cetera, et cetera. » (France Soir, 14 octobre 2016)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Interlude

Jeune fille lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

D'une chose à l'autre


On lit Scot Érigène, on passe de l'apophatisme à la poésie de Li Po, on s'accoutume peu à peu à ne voir en la sensation qu'une « hallucination vraie » et, pour peu que l'on possède un revolver ou du poison, on cède bientôt à l'invite d'un néant sacculiforme.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un Népalais « ficelle »


Le jeu de ficelle est un jeu qui se joue avec une ficelle en boucle et dont le but est de créer toutes sortes de figures : des animaux, des maisons, etc.

Dans Tintin au Tibet, le chef de l'aérodrome de Katmandou, auquel Tintin et Haddock sont venus demander des informations avant de partir à la recherche de Tchang, joue au jeu de ficelle mais avec un élastique ! Comme on pouvait s'y attendre, l'élastique casse et lui cingle douloureusement le nez — qu'il a très proéminent —, ce qui déclenche l'hilarité du capitaine Haddock.

Avec le gitan Matéo des Bijoux de la Castafiore, ce personnage est l'un des plus odieux des Aventures de Tintin. Il incarne à la fois la bêtise satisfaite d'elle-même et l'enivrement administratif.


Courroucé par l'attitude de ce prétentieux imbécile, le capitaine Haddock envisage un moment de le faire conduire en place publique dans un tombereau, nus pieds, nue tête et en chemise, pour y être rompu vif et jeté subito presto dans un bûcher ardent. Mais il y renonce sur les instances de Tintin, pressé d'aller secourir son ami Tchang : « Nous n'avons pas de temps à perdre, Capitaine ! »

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un séjour inhumain


Chez Spinoza, l'existence humaine s'apparente à un « magma », ou encore à un « margouillis ». Ce « magma » — ou ce « margouillis » — d'apparence uniformément désolée inspire à l'étant existant des sentiments mélancoliques et même de l'horreur. — Rien d'étonnant, donc, si la première pensée de qui ouvre l'Éthique ou le Traité de la réforme de l'entendement est celle de se détruire.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Signer (Stephen Dixon)


Ma femme meurt. Me voilà seul. J'embrasse ses mains, et quitte la chambre d'hôpital. Un infirmier me court après dans le couloir :
— Est-ce que vous voulez remplir dès maintenant les formalités concernant la défunte ?
— Non.
— Alors qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse du corps ?
— Brûlez-le.
— Ce n'est pas notre métier.
— Donnez-le à la science.
— Il faut que vous signiez les documents légaux.
— Donnez-les-moi.
— Il faut les établir, ça va prendre un certain temps. Vous ne voulez pas patienter dans la salle d'attente ?
— Je n'ai pas le temps.
— Et ses affaires de toilette, sa radio, ses vêtements ?
— Il faut que j'y aille.
— Mais enfin, cher monsieur, dans Mort et survie, Max Scheler, à propos de ce qui advient après la mort, défend la thèse d'une indépendance « essentielle » de la personne par rapport à l'organisme (cellules, viscères, et cetera) !
— Ce n'est pas mon business.
J'appelle l'ascenseur.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune fille lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

Pense-bête


Se procurer un violoncelle ou du poison.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Chant du départ


À l'exemple d'Érostrate, qui improvisait des cantilènes sous les portiques de l'édifice même qu'il allait anéantir, le suicidé philosophique aime à vocaliser au moment de se brûler la cervelle, convaincu qu'il est que la musique est une des plus heureuses conquêtes du génie de l'homme et rapproche le plus cet « exilé de l'infini » de sa véritable patrie : le Rien.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Caractère dépressif du Moi


« J'appris un jour, par un ami intime du Moi, que son caractère tyrannique, son débraillé, son insupportable jactance, dissimulaient une profonde tristesse. Il avait confié à cet ami que lorsqu'il traversait la Seine, en revenant de Condorcet, il avait envie de se jeter à l'eau ! »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Désespoir kierkegaardien


« En rêvait-il assez de ce domaine de 43 hectares riche d'un vignoble réputé de premiers crus de vins de Chablis ! Mais cette propriété appartenait à son épouse, Josyane, 48 ans, qui la tenait de son père, l'infatigable créateur du domaine de Oliveira, plusieurs fois récompensé pour la qualité de ses vins.

Jacky Chatelain, l'ex-mari de Josyane, est aujourd'hui accusé d'avoir empoisonné sa femme pendant plusieurs mois avec des cristaux d'arsenic provenant d'un insecticide agricole, le Pyral. Il a été arrêté par la police judiciaire d'Auxerre et a avoué. Trois fois par semaine, il versait une dose de poison dans le repas du soir. Il a été mis en examen pour "tentative d'empoisonnement". Il risque trente ans de réclusion. 


"Un homme désespéré", selon son avocat, Me Bernard Revest. "Comme le malheureux décrit par le penseur danois Søren Kierkegaard, il a formé d'abord une abstraction infinie de son Moi, mais ce Moi est devenu à la fin si concret qu'il lui est tout bonnement impossible d'être éternel de la sorte ; cependant, en son désespoir, il veut être lui-même. Ô vanité ! ô néant ! ô aveuglement étrange des hommes, gloriatur in malitia sua !" » (Le Parisien, 23 mars 2009)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)