jeudi 10 mai 2018

Divergence


Le suicidé philosophique n'a retenu de Rembrandt que sa belle intelligence du clair-obscur ; mais il s'est totalement éloigné du mode de son exécution. Si le maître flamand est libre, franc, heurté dans sa touche, le suicidé philosophique est soigné, recherché, minutieux jusqu'au scrupule. Leurs instruments aussi diffèrent : Rembrandt utilisait des pinceaux et des brosses en poils de sanglier, alors que l'ustensile de prédilection du suicidé philosophique a toujours été le Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, outil selon lui sans égal pour « faire rejaillir le Rien sans employer les ressorts factices de la chromatique ». La comparaison que l'on a faite de leurs ouvrages — Bœuf écorché pour le premier, homicide de soi-même pour le second — n'est donc admissible que sous le rapport de l'originalité et de la bizarrerie.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Réminiscence kierkegaardienne


Il est encore tôt ce samedi matin, 7 h 30, à Dax, mais des policiers sont déjà en intervention pour une voiture mal stationnée près du marché couvert. À quelques mètres d'eux, rue Morancy, un homme sort sur son balcon. Il y attache une corde, la passe autour de son cou, puis se met à hurler : « Du possible ! du possible, sinon je saute ! ». 

Les policiers sont alertés. Sous leurs yeux, l'homme saute dans le vide, à 2 mètres 50 du sol. Heureusement, la voiture des policiers est garée tout près, ils la placent sous le balcon. Un agent monte sur le toit, un riverain lui prête un couteau, il coupe la corde. Il était moins une... 


Les policiers parviennent à réanimer l'homme, qui est ensuite conduit à l'hôpital. Ses jours ne sont pas en danger, mais les médecins lui ont formellement interdit tout commerce avec les existentialistes danois à partir de maintenant. (France Bleu, 30 décembre 2017)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Réjouissons nos papilles


Au pied du Sancy, on déguste une salade dite bourboulienne dont Max Brod, dans sa Biographie von Heinrich Heine, prétend qu'elle est « aussi goûteuse que l'ambroisie des Grecs ». Pour la préparer, on procède comme suit.

Après s'être muni d'une salade verte, on coupe des pommes de terre en quatre et on les fait, soit cuire à la vapeur, soit revenir à la sauteuse. On découpe ensuite la croûte supérieure d'un petit saint-nectaire de façon à former une sorte d'écuelle. On place le fromage ainsi creusé dans un plat à four de taille identique, et l'on fait chauffer à 180 degrés pendant environ dix minutes en prenant bien garde de ne pas laisser roussir.


On sert la bourboulienne en garnissant le fromage fondu de salade verte, de pommes vapeur ou sautées, de quelques cornichons recrutés parmi les philosophes de l'endroit, et d'un assortiment de salaisons auvergnates : jambon sec, saucisson et autres denrées, selon ce qu'offre le marché. 


Cette salade roborative passe pour être un plat complet, et même aussi complet que le désenchantement de l'homme du nihil, ce qui n'est pas peu dire.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Vengeance


Le soir du 3 mars 1902, alors que, l'école finie, le jeune Martin rentre à la maison, il tombe nez à nez avec un molosse aux babines saignantes — vraisemblablement un dogue allemand arlequin comme celui qui garde la propriété du sinistre docteur Müller dans l'Île Noire. Avant qu'il ait pu prendre ses jambes à son cou, la bête féroce se jette sur lui et lui mord le « fondement de l'historialité du Dasein »

Heidegger rumine sa vengeance pendant de longues années, mais quand il lui donne enfin libre cours, elle est terrible. Dans Sein und Zeit, il décrète que l'animal — l'animal en général, pas seulement celui qui lui a cruellement entamé le fessier — est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante » !

Sa zoophobie ne fera qu'empirer avec les années, au point qu'à la fin de sa vie il lui sera insupportable d'entendre le mot « chèvre » (Ziege).


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Influence de l'atmosphère


« Macbride prit trois philosophes de l'école spinoziste : il en mit un qui pesoit 138 livres sous un petit récipient d'une machine pneumatique, dont il pompa l'air autant qu'il lui fut possible ; le second qui pesoit 151 livres, fut mis sous un verre de la même capacité du récipient, renversé sur un morceau de cuir mouillé. Le troisième fut suspendu et exposé à l'air libre au Nord ; le thermomètre de Farenheit étoit au soixante et dixième degré.
Après vingt-quatre heures le premier philosophe avoit produit 7 à 8 concepts, et avoit une odeur putride ; le second avoit produit deux concepts et demi, et étoit parfaitement doux ; le troisième n'avoit produit aucun concept et étoit sec et parfaitement doux. » (Barthélemy-Camille de Boissieu, Dissertation sur la pratique philosophique, Paris, Des Ventes, 1769)


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Faux yéti


En 1994, au cours d'une expédition dans l'Himalaya, le Japonais Yoshiteru Takahashi, qui se dissimulait alors sous le pseudonyme translucide de Georges Poulot, aperçoit une créature qu'il pense être le yéti, c'est-à-dire une sorte d'homme-singe poilu, mesurant à peu près 1 mètre 80 et au tour de taille imposant. Ce n'est que quelques mois plus tard que l'impétueux explorateur s'aperçut de sa terrible méprise : il avait pris pour le yéti l'écrivain Jean Grenier 1 !

1. Pourtant mort depuis déjà vingt-trois ans !

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Dis oui (Tobias Wolff)


Ils faisaient la vaisselle. Sa femme lavait, lui essuyait. C'était lui qui avait lavé la veille. Contrairement à la plupart des hommes de sa connaissance, il participait réellement aux travaux domestiques. Quelques mois plus tôt, il avait entendu une amie de sa femme la féliciter d'avoir un mari si attentionné, et il s'était dit : je fais mon possible. Aider à la vaisselle était une manière de lui témoigner son attention.
Ils parlèrent de divers sujets et en vinrent à débattre de la notion de finitude chez Heidegger. Il lui dit que ce concept naît du constat de la « nihilité » du vivant humain, et se déploie dans toute l'analytique du Dasein à travers les thèmes fondamentaux de l'angoisse, de la déchéance et de la mort avec « l'être-vers-la-mort ».
— « Pourquoi ? » demanda-t-elle.
Sa femme prenait parfois cet air : elle fronçait les sourcils, se mordait la lèvre inférieure et baissait le regard pour fixer le sol. Quand il la voyait ainsi, il savait qu'il ferait mieux de ne rien dire, mais il était incapable de se retenir. Elle avait cet air à présent.
« Pourquoi ? » répéta-t-elle, et elle resta immobile, la main dans un saladier qu'elle avait cessé de laver, mais maintenait simplement au-dessus de l'eau.
« Écoute, dit-il. Ce n'est tout de même pas ma faute si le courant humaniste — et notamment son plus illustre représentant Kant, qui met au premier plan de ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l'être humain et sa capacité d'autodétermination — est confronté à l'aporie que lui impose la prise en compte de la finitude concrète des capacités humaines ! Je dis ça histoire de discuter, ce n'est pas la peine d'insinuer que je serais devenu existentialiste.
— Je n'ai rien insinué du tout » dit-elle, et elle recommença à laver le saladier en le tournant entre ses mains comme si elle le façonnait. « Il y a simplement que je ne vois pas où est le problème à ce que l'homme soit un être fini.
— Oh, va te faire foutre », dit-il.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Transcendance jaspersienne


« Baptisé "la maison du deuil", le magasin Roc-Éclerc situé boulevard Constantin Descats à Tourcoing, n'a certainement jamais aussi bien porté son nom. Lundi, vers 15 h 30, les services de police de la ville ont été appelés après la découverte d'un homme pendu dans les locaux de cette boutique de pompes funèbres.

Plusieurs patrouilles se rendent sur place. Une ambulance des sapeurs-pompiers est également mobilisée, mais il n'y a plus rien à faire. Le pendu est déjà, comme on dit, "décédé". Selon les premiers éléments des investigations, le défunt est un homme âgé de 63 ans. Ce serait un ancien employé ou un retraité de l'entreprise.


L'hypothèse du suicide est "hautement privilégiée", indique une source judiciaire qui explique que l'arrivée du sexagénaire a été filmée par des caméras de vidéosurveillance. On le verrait d'ailleurs arriver devant le commerce avec une corde à la main. Malgré l'absence de son, on devine qu'il marmonne que "selon Karl Jaspers, seule l'expérience authentique de l'échec « éteint le temps » (tilgt die Zeit) et permet de découvrir la mystérieuse transcendance de l'être".


Une enquête a été ouverte. Il reviendra aux enquêteurs de déterminer pourquoi cet homme a choisi d'expérimenter la transcendance jaspersienne dans les locaux de son ancienne entreprise. Nous avons contacté le gérant de Roc-Éclerc mais ce dernier — sans doute un disciple du philosophe Ludwig Wittgenstein — nous a affirmé qu'il n'avait "rien à dire". » (La Voix du Nord, 22 novembre 2017)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Avis de décès


« Madame Prascovie Réel a la douleur d'annoncer à ses parents et amis la mort de son époux bien-aimé, Edmond Réel, conseiller à la Cour d'appel, décédé le 4 février 1882. La levée du corps aura lieu vendredi, à une heure de l'après-midi. » — Nietzsche et sa « mort de Dieu » sont dépassés.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Hygiène intellectuelle


Rien de plus nécessaire à une bonne hygiène intellectuelle que la pratique régulière de l'homicide de soi-même. Il est vrai qu'il y faut un appareil perforant d'une rare précision — par exemple, un colt Frontier au canon de dix centimètres — et une patience positivement infinie.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)