« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mercredi 23 octobre 2019
Intimité (Raymond Carver)
Une affaire m'appelle dans l'Ouest, et comme le patelin où habite mon ex-femme est sur ma route, je décide de faire un saut chez elle. Nous ne nous sommes pas vus depuis quatre ans.
Il est neuf heures du matin et je n'ai pas téléphoné. Comment va-t-elle me recevoir ? Je n'en sais rien.
Mais elle me fait entrer. Elle n'a pas l'air surpris. On ne s'embrasse pas. On n'échange même pas une poignée de main. Elle me conduit dans la salle de séjour, me fait asseoir et me sert un café. Ensuite elle me déballe ce qu'elle a sur le cœur. Elle dit qu'elle a souffert à cause de moi, mais que c'était de la rigolade comparé à ce qu'elle a enduré depuis à cause de Heidegger ; qu'elle bute sur son concept de « mobilité du Dasein » au point d'en perdre le sommeil.
L'existentialisme, ça a toujours été son dada. Je me retrouve en terrain familier.
Elle dit : Oh bien sûr, du point de vue cinétique, on trouve bien chez Heidegger une pensée de la mobilité comprise comme inquiétude, tension de l'existence vers ses possibilités à venir et à accomplir. Seulement, une telle mobilité reste prise dans un cercle d'ipséité, inquiétude en direction d'un devenir-soi qui projette son existence et ouvre un monde, mais écarte toute problématisation du changement au niveau le plus radical. Si tu veux mon avis, la question la plus radicale de la transformation n'est pas celle qui demande comment « devenir un soi » plus authentique, mais plutôt comment s'effectue le passage du familier à l'étranger au niveau même du transcendantal !
Comme je ne dis rien, elle continue.
Elle dit : Comment peut-il y avoir transformation des structures mêmes qui régissent l'être-au-monde, que la pensée du premier Heidegger a figées en un complexe a priori d'intentionnalité existentiale ?
Je lui réponds que je n'en sais rien, ce qui est la pure vérité.
Elle dit : Des fois, j'ai envie de hurler.
Comme je garde le silence, elle crie : Oh, tu m'écoutes ?
Je t'écoute, lui dis-je. Je suis tout ouïe, dis-je.
Elle dit : J'en ai ma claque, de tout ça, tu entends ? Si l'existence est constituée par une constellation d'a priori (les existentiaux), comment intègre-t-elle la plasticité de la forme des expériences ? Comment l'ontologie rend-elle compte de la possibilité de l'ébranlement complet de la situation humaine ?
Je commence à regretter d'avoir fait ce crochet par chez elle. Pour me tirer d'affaire, je tente un coup de bluff et lui dis que si la pensée du premier Heidegger ne permet pas de répondre à ces questions, ses réflexions ultérieures sur la productivité historiale de l'être pourraient peut-être l'aider à élucider le problème de la métamorphose.
Elle dit : Qu'est-ce que ça veut dire, hein ? Qu'est-ce que c'est que ces foutaises ?
Mon coup de bluff n'a pas marché, elle est furax. Sans dire un mot, elle me reconduit à la porte de devant, qui tout ce temps-là était restée ouverte. La rue est jonchée de feuilles mortes. Même les caniveaux en sont pleins. Partout où se posent mes yeux, il y a des tas de feuilles mortes. Il faudrait que quelqu'un prenne un râteau et mette un peu d'ordre là-dedans.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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