dimanche 19 août 2018

Vertu apaisante du bovin


D'après Gragerfis, c'est Dieu lui-même qui aurait écrit la bonté, la placidité, l'innocence dans l'œil des ruminants. Ce qui est sûr, c'est que quand l'homme du nihil voit surgir à deux pas le mufle humide d'une vache qui le regarde de ses larges yeux contemplatifs, son conscient intérieur prend subito presto une douce consistance laitière et il oublie pour un instant la scélératesse des hommes.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Théorème de Hölder


Le théorème de Hölder est un résultat d'analyse qui nous dit que la fonction gamma — qui prolonge la fonction factorielle à l'ensemble des nombres complexes, sauf pour les entiers négatifs — ne satisfait à aucune équation différentielle algébrique dont les coefficients sont des fonctions rationnelles.

Dostoïevski, dans ses Carnets du sous-sol, affirmait déjà que l'homme du nihil n'obéit pas toujours aux injonctions de la raison, qu'il préfère souvent n'en faire qu'à sa tête, quitte à en payer cher les conséquences. À l'évidence, son comportement chaotique ne saurait être représenté par une équation dont les coefficients sont des fonctions rationnelles. Le lien entre l'homme du nihil et la fonction gamma des mathématiciens est donc établi grâce au théorème de Hölder. 


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

Jeune fille lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Alchimistes


Robert Fludds qui faisait rouler toute la nature sur deux pivots ; Jacques Boehm qui enseignait que tous les êtres sont éternels et s'engendrent par des jaillissements ; Van Helmont qui voulait que, pour atteindre à la perfection, on suspendît l'activité de la raison, et qu'on la tînt absorbée dans la non-existence... Tous ces originaux — certains diraient des « frénétiques » — étaient des alchimistes qui, comme les suicidés philosophiques quoique par d'autres moyens, passèrent leur vie à poursuivre le Grand Œuvre, et qui moururent en le cherchant.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Rupture


La constipation n'est jamais simplement un état ou une possibilité, mais en tant que l'homme est constipé, il l'est en acte, dans la réalité qui le constitue. La constipation, c'est le rapport effectif à soi, en tant que ce rapport rompt avec son fondement.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Attentat inabouti


Quand Ramon Zarate alias le général Alcazar exécute son numéro de lanceur de poignard avec son partenaire Chiquito alias Rupac Inca Huaco sur la scène du Music-Hall Palace, on a l'impression que c'est son « odieux Moi » qu'il voit en face de lui, et qu'il doit se tenir à quatre pour ne pas lui envoyer son coutelas « en pleine poire ». Il nous fait penser à cette femme un peu sénile évoquée par Fontane dans Quitte, qui a coutume de chanter des hymnes au Rien toutes les fois que, une oie coincée entre ses genoux, elle s'apprête à lui plonger un couteau dans le cou. 

Détruire le Moi n'est pas chose aussi aisée que d'immoler un volucre, mais fort heureusement, il reste l'aguardiente pour rendre un peu moins oppressant le cauchemar de l'individuation...

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un « estom » à toute épreuve


Comme le crapaud, qui ingère sans dommage des proies toxiques, telles que des coléoptères vésicants, des araignées et des chenilles urticantes, je me goinfre de Rien sans que cela n'érode ma pachyméninge.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur

Brouillard et homicide de soi-même


« Les brouillards qui englobent éternellement de leur épaisse vapeur la froide Angleterre, ont de tout temps rendu les habitants de ce pays mélancoliques. On sait que les Anglais n'échappent au spleen dont ils sont atteints, qu'en se déplaçant et en voyageant sans cesse. Beaucoup d'entre eux, victimes de la maladie inhérente à leur pays, se suicident sans motif. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)

En 1820, fuyant les brumes de la triste Albion, le poëte Keats — celui de la « souffrance d'être heureux » —, déjà gravement atteint de tuberculose, embarque pour l'Italie. Après un séjour à Naples, il s'installe à Rome, dernière étape de sa courte vie. Il y rend son dernier soupir le 24 février 1821. Trop occupé à écrire des lettres à sa « fiancée » (Gragerfis) Fanny Brawne, il n'aura pas même eu le temps de commettre l'homicide de soi-même !


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

L'imitation de Lucain


Se jeter, taraudé par le ressentiment d'un amour-propre blessé, dans la conspiration de Pison, avec Quinctianus, Sénécion et d'autres ; se faire ouvrir les veines, et expirer dans un bain, à l'âge de vingt-cinq ans, en récitant quatre vers où l'on décrit les derniers moments d'un soldat blessé ; encourir la réprobation du sévère et consciencieux Tacite pour avoir dénoncé sa mère dans l'espoir de sauver sa vie... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Raymond Doppelchor, Traduction de Simon Leys)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un homme (Charles Bukowski)


George était allongé dans sa caravane, sur le dos, il regardait une petite télé portative. La vaisselle du dîner n'était pas faite, la vaisselle du petit-déjeuner non plus, il avait besoin de se raser, la cendre de sa cigarette roulée tombait sur son maillot de corps. Une partie de la cendre était encore incandescente. Parfois, la cendre brûlante ratait le maillot de corps et atterrissait sur sa peau, il la balayait alors de la main, en jurant. La brûlure qu'il ressentait lui faisait réaliser, comme avant lui le philosophe Merleau-Ponty, que le « corps propre » n'est pas seulement une chose, un objet potentiel d'étude pour la science, mais qu'il est aussi « une condition permanente de l'expérience, qu'il est constituant de l'ouverture perceptive au monde et à son investissement ». Mais contrairement à Merleau-Ponty, il n'en faisait pas tout un fromage.

On frappa à la porte de la caravane. Il se leva lentement et ouvrit la porte. C'était Constance. Elle avait une pinte de whisky intacte dans son sac.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Caractère fuyant de l'étant existant


Le Dasein exerce sur les esprits une fascination que son rôle de premier plan dans la philosophie moderne ne suffit pas à expliquer. Il a inspiré des poèmes, des tableaux, des vaudevilles, il est même le héros d'un roman, qui est en fait une biographie romancée 1. Tout le monde y est allé de sa contribution : la femme qui — à l'en croire — lui donnait des leçons de russe, l'homme qui — soi-disant — le fournissait en tourbe pendant son séjour en Irlande, sans parler de son « découvreur », l'excentrique Heidegger, qui ne le connaissait pratiquement pas.

Mais aussi vaste que puisse être l'intérêt que suscite le mystérieux Dasein, il reste insaisissable. Se pourrait-il qu'il ne soit qu'une coquecigrue ?

1. La tangente de l'ipséité, de Figus Vron.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune fille fessue lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Défilé vermineux


Les idées noires fourmillent si nombreuses dans le « conscient intérieur » de l'homme du nihil, que quand elles émigrent, leur cohorte met plusieurs jours à défiler. Et l'on pense involontairement, en les voyant passer, à ces « troupes de bisons des steppes verdoyants du Missouri » qu'a observées Châteaubriand.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)