« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mardi 10 juillet 2018
Qui croire ?
Karl Löwith, l'ancien banjoïste du groupe Swinging Dasein qui avait mal digéré la dissolution du jazz band par Heidegger, rapportera qu'en 1933, ce dernier ne faisait pas mystère de sa foi en Hitler. Cependant, Heidegger affirmera après la guerre « qu'il a interdit les affiches antisémites ainsi que les manifestations visant les professeurs juifs », et a prévenu en outre les étudiants que le Dasein « ne peut se comprendre qu'à travers tel ou tel projet de soi et est tenu, en quelque sorte, de répondre à la célèbre alternative de Kierkegaard Ou bien... ou bien, c'est-à-dire de renoncer à l'une des options qui se présentent, ajoutant ainsi une négativité supplémentaire à celle de l'origine irrécupérable ».
Selon le témoignage du philosophe italien Ernesto Grassi rapporté par Hugo Ott, l'autodafé des livres juifs et marxistes a bien eu lieu à l'université de Fribourg sous le rectorat de Heidegger : « le feu crépitait devant la bibliothèque universitaire » écrit ainsi Grassi. Mais il précise toutefois que, quand les SA ont voulu jeter dans le brasier les livres de Georges Perec, Heidegger s'y est énergiquement opposé et les a traités de « rustauds incapables de percevoir la beauté tragique de l'œuvre du "chantre de l'absence douloureuse" ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Des ouvriers de fromagerie
Tous les témoignages sur la condition des ouvriers de fromagerie dans la France des années 1930 concordent, à quelques nuances près. Soumis à de longues journées de travail, astreints à des tâches pénibles, la plupart sont privés du confort le plus élémentaire.
Les patrons de fromagerie étaient-ils d'odieux exploiteurs asservissant une main-d'œuvre dépourvue de droits et incapables de se rebeller ? S'efforçaient-ils seulement de convaincre les forçats du gruère que les jeûnes, les macérations, le célibat, les supplices volontaires, sont des actes religieux d'une haute importance pour la sanctification, et des plus agréables à la divinité ? Nous ne pouvons ici que poser la question.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
À la manière d'Horace
Un monument plus durable que l'airain : l'homicide de soi-même.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Un sectateur de Hegel
Belle incarnation de l'idéalisme allemand que ce professeur lunatique et très myope qui apparaît dans un épisode tragi-comique de l'Oreille cassée. Ayant entendu quelque chose qui fait « POUET POUET » en haut d'un réverbère — il s'agit du perroquet de feu le sculpteur Balthazar qui vient de s'échapper —, il y grimpe et s'entend dire par le volucre : « Bonjour, Monsieur, à qui ai-je l'honneur ? » À quoi il répond : « Je... euh.. excusez-moi, Monsieur, je suis si distrait. Figurez-vous que je vous avais pris pour un oiseau ! »
Par cette repartie apparemment bouffonne, le professeur, en bon disciple de Hegel, affirme que l'esprit est incapable de comprendre les objets du monde — Hegel étant lui-même, là-dessus, en accord avec Kant pour qui la connaissance n'est pas la connaissance des « choses en soi ».
L'inadéquation entre les sens et les catégories crée chez l'interlocuteur du perroquet un sentiment d'incertitude, de frustration qui le conduit au scepticisme, c'est-à-dire à la suspension du jugement chère aux disciples de Pyrrhon.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Boule chevelue
Le théorème de la boule chevelue est un résultat de topologie différentielle qui s'applique à une sphère supportant en chaque point un vecteur, vu comme un cheveu, tangent à la surface de cette sphère. Il affirme que la fonction associant à chaque point de la sphère le susdit vecteur admet au moins un point de discontinuité, ce qui revient à dire que la coiffure contient un épi, ou qu'il y a des cheveux nuls, autrement dit de la calvitie.
Ce théorème est connu pour provoquer chez le sujet pensant un sentiment d'inconfort, qui peut même dégénérer en un malaise existentiel à la Kierkegaard chez les individus hantés par le spectre de l'alopécie.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Torrent de boue
Le 13 février 2015, une vanne du barrage de La Bourboule cède brusquement. Plus de 180 000 mètres cubes de boue, de limon, de sédiments et, révérence parler, de matière excrémentitielle, se répandent dans la Dordogne. Les traces sont visibles sur plus de vingt-deux kilomètres de rivière.
C'est une véritable catastrophe écologique : des milliers de truites, d'alevins de truite, ainsi que d'autres poissons moins distingués, périssent à cause de cette pollution. En effet, la boue déversée a colmaté le fond du cours d'eau, faisant chuter le taux d'oxygène de l'eau et asphyxiant les pauvres « poiscailles ».
Or un an plus tard, rien n'a changé. N'y a-t-il pas là, pour les associations de pêcheurs, les habitants et les élus, de quoi protester contre l'inertie des pouvoirs publics, et plus généralement contre la condition de l'étant existant dans cet univers de menace et de désolation où il n'a d'autre perspective que la mort puisque, comme l'a dit Lucrèce, « la substance de ce vaste monde est vouée au trépas et à la ruine »?
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Coprésence marcellienne
« Un Anglais, dit le Dr. Perfect (Annals of Insanity), avoit acquis à cinquante-huit ans une fortune immense par le commerce ; il résolut alors de se retirer à la campagne et de jouir dans toute son étendue de ce qu'on appelle otium cum dignitate.
Vers le quatrième mois de cet heureux changement, il commence à ressentir de l'accablement et une contraction spasmodique dans la région de l'estomac ; plus d'appétit ; les idées confuses, et les battements des carotides devenus irréguliers et tumultueux ; l'abdomen paroît resserré et tendu ; la tête est douloureuse ainsi que l'hypochondre gauche.
Un ami le persuade de consulter les Prolégomènes à une métaphysique de l'espérance de Gabriel Marcel. Sa lecture de l'ouvrage à peine terminée, le malade se met à critiquer le cogito cartésien, exaltant au contraire la "coprésence" marcellienne. Pour lui, Descartes enferme le Moi dans sa propre coquille : le "je pense" est un carcan dont nous ne saurions nous défaire ; si nous suivons Descartes nous ne ferons que représenter autrui ou monologuer sur lui, et cetera, et cetera.
Dès lors, sentiment d'une chaleur fugace, soif fébrile, digestions imparfaites, conduite, propos, actes bizarres et pleins d'extravagance, et vrai délire mélancolique. La mort, qui le guettait depuis longtemps au centre des marais Pontins, vient fermer quelque temps plus tard cette carrière de souffrances. » (Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, Paris, Brosson, 1809)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Dangers du concept
Chez les philosophes de profession, il y a des hallucinations des sens qui augmentent graduellement d'intensité. Souvent, dans cet empoisonnement lent par le concept, il y a aussi des sueurs, un grand affaiblissement des forces et des tremblements dans les membres. Lorsque le philosophe a déjà des hallucinations de la vue, de l'ouïe, de l'odorat et du toucher, il s'imagine les approches de la mort, et il n'est pas rare qu'il accouche alors d'un pondéreux traité sur la vanité de toute chose.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Refuge ultime
Qu'ils sont loin, les jours d'innocence du suicidé philosophique ! Il peut s'écrier comme le rêveur de la fiction de Jean-Paul (la Nuit du nouvel an) : « Jeunesse, belle jeunesse, reviens ! » Mais la pente du regret est glissante et mène loin. Au lieu de s'y abandonner, ne ferait-il pas mieux de se réfugier dans une atmosphère de paix et de sérénité, par exemple celle du taupicide ?
Le maître Champfleury lui-même ne l'a-t-il pas déclaré ? « Il n'y a pas d'autre poésie que celle d'où s'exhalent les parfums grossiers (sic) du taupicide. »
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
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