« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
dimanche 8 juillet 2018
Immobilisme
« Même le cycéon se décompose s'il n'est pas remué », affirme Héraclite dans l'un des fragments de son ouvrage Sur la nature.
Semblable en cela au cycéon, le Moi paraît se rabougrir et se décomposer dans l'inaction tandis que le mouvement lui fait « reprendre du poil de la bête ». Ceci explique la prédilection qu'a de tout temps montré l'homme du nihil pour l'inertie.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
La peau du personnage (Raymond Carver)
Tout en roulant, il regardait les passants aux bras chargés de paquets qui se hâtaient le long des trottoirs. Il leva les yeux vers le ciel gris plein de flocons tourbillonnants. Sur les façades des buildings, la neige s'était amoncelée au creux des alvéoles et au bord des fenêtres. Il parvint à la hauteur de chez Voyles. C'était un petit bar qui occupait un angle de rue, à côté d'une chemiserie. Il se gara dans l'allée de derrière et pénétra dans la salle. Il s'installa d'abord au comptoir, ensuite il prit son verre et alla s'asseoir à une petite table près de la porte.
Paula, en entrant, lui souhaita un joyeux Noël. Il se leva, l'embrassa sur la joue et tira une chaise pour la faire asseoir.
— Scotch ? questionna-t-il.
— Scotch, répondit Paula et, se tournant vers la serveuse qui s'approchait pour prendre sa commande, elle précisa : un scotch, avec des glaçons.
Sur quoi, elle s'empara du verre de Myers et le vida.
— Vous m'en donnerez un autre aussi, dit Myers à la serveuse, et quand elle se fut éloignée, il ajouta : je n'aime pas cet endroit.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a ? dit Paula. On y vient tout le temps.
— Je ne l'aime pas, c'est tout. Il fait partie de la réalité empirique, et comme tel, ne se conçoit pas phénoménalement ou comme le corrélat d'une intuition. Il n'a aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience mais, si tu veux mon avis, constitue plutôt une forme d'en soi. Or je suis convaincu que l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience. Buvons nos scotchs et changeons de crèmerie.
— Comme tu voudras, dit Paula.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Imitation de Gilles Garnier
Laisser croître sa barbe et ses ongles, courir les campagnes pendant la nuit en poussant des hurlements, franchir les fossés à quatre pattes, étrangler des séries de jeunes filles et les dévorer à belles dents... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Robert Férillet, Traduction de Simon Leys)
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Réduction phénoménologique
« Il s'agit d'un jeune homme de dix-huit ans, adonné à des pratiques excessives de masturbation. Après des fatigues somatiques excessives, se trouvant plus particulièrement déprimé, et sentant en lui une impulsion à faire quelque chose, il ouvre un volume de Husserl et y lit ces mots : "La réduction phénoménologique est la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme Moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour moi." Sur-le-champ il se tranche la verge à la racine et s'occupe d'arrêter le sang. L'hémorragie n'eut pas de suite. » (Adam James, The Journal of Mental Science, juillet 1883)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Lapins de Fibonacci
Dans son ouvrage Liber abaci publié en 1202, le mathématicien Leonardo Fibonacci pose une devinette concernant la croissance d'une population de lapins : « Un homme met un couple de lapins dans un lieu isolé de tous les côtés par un mur. Combien de couples obtient-on en un an si chaque couple engendre tous les mois un nouveau couple à compter du troisième mois de son existence ? »
Un très grand nombre, à l'évidence. Il est aisé de s'imaginer la puanteur qui se dégage d'un tel conglomérat, « où pullule une vermine que la ferveur bouddhique des Kalmouks ne leur permet point d'exterminer ». Il est tout aussi aisé de se figurer l'horreur qu'en conçoit l'homme du nihil pour qui la « tyrannie de la face humaine » n'est pas un vain mot — et lapin ou homme, pour lui, c'est tout un.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Envoûté
Atteint de léthargie existentielle après avoir été frappé par l'idée du Rien, l'homme du nihil n'est pas sans rappeler ces savants de l'expédition Sanders-Hardmuth sur lesquels s'est abattue l'épouvantable malédiction de Rascar Capac.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Réaction ambivalente
Un sentiment très particulier s'empare de l'homme du nihil lorsqu'il se trouve en présence du « monstre bipède » — le fameux « autrui » du philosophe Levinas — et qu'il le surprend — ce qui n'est pas très difficile — en flagrant délit de sauvagerie.
C'est un sentiment d'horreur, sans doute, ou plutôt de dégoût, car la bestialité primitive, vue de près, est d'une prosaïque laideur ; c'est en même temps une inquiétude sourde : ces sauvages brutaux et féroces, ne sont-ils pas des cousins éloignés de son propre Moi ? Et il rougit d'une parenté, même lointaine, avec ces êtres vils et mal dégrossis.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Un vil insecte
Le Moi possède avec la mouche scatophage du fumier plusieurs points communs : le bourdonnement, l'indiscrétion, l'omniprésence, la saleté morale, pour n'en citer que quelques-uns.
Par surcroît, ces mouches paraissent avoir, comme le Moi, une relation plus ou moins privilégiée avec les excréments. Certaines s'en nourrissent, comme celles de la famille des Scathophagidæ, mais la plupart se contentent d'y naître, et dans ce cas ce sont les larves qui s'en nourrissent.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
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