dimanche 8 juillet 2018

La peau du personnage (Raymond Carver)


Tout en roulant, il regardait les passants aux bras chargés de paquets qui se hâtaient le long des trottoirs. Il leva les yeux vers le ciel gris plein de flocons tourbillonnants. Sur les façades des buildings, la neige s'était amoncelée au creux des alvéoles et au bord des fenêtres. Il parvint à la hauteur de chez Voyles. C'était un petit bar qui occupait un angle de rue, à côté d'une chemiserie. Il se gara dans l'allée de derrière et pénétra dans la salle. Il s'installa d'abord au comptoir, ensuite il prit son verre et alla s'asseoir à une petite table près de la porte.
Paula, en entrant, lui souhaita un joyeux Noël. Il se leva, l'embrassa sur la joue et tira une chaise pour la faire asseoir.
— Scotch ? questionna-t-il.
— Scotch, répondit Paula et, se tournant vers la serveuse qui s'approchait pour prendre sa commande, elle précisa : un scotch, avec des glaçons.
Sur quoi, elle s'empara du verre de Myers et le vida.
— Vous m'en donnerez un autre aussi, dit Myers à la serveuse, et quand elle se fut éloignée, il ajouta : je n'aime pas cet endroit.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a ? dit Paula. On y vient tout le temps.
— Je ne l'aime pas, c'est tout. Il fait partie de la réalité empirique, et comme tel, ne se conçoit pas phénoménalement ou comme le corrélat d'une intuition. Il n'a aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience mais, si tu veux mon avis, constitue plutôt une forme d'en soi. Or je suis convaincu que l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience. Buvons nos scotchs et changeons de crèmerie.
— Comme tu voudras, dit Paula.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

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