Les
ceusses qui acceptent de bonne grâce la maladie, la vieillesse, la
mort, et d'être traités comme des paillassons par les personnes du sexe,
ces ceusses doivent être des lecteurs de Hegel ou de Nietzsche, ce
n'est pas possible autrement (en tout cas, chapeau).
Les
idéalistes allemands, Kant, Hegel, Fichte, et cætera, ont reconnu le
caractère hallucinatoire de la « réalité empirique ». C'est ce qu'on
appelle un bel exploit intellectuel, ou nous ne nous y connaissons pas.
Dostoïevski
n'était peut-être pas très « fute-fute », mais il a compris une chose qui
a complètement échappé à Kant et à Hegel : la Raison n'est pas « fun ».
Chestov
a eu tort d'argumenter. Il aurait dû se contenter de traiter les Kant,
Hegel, Husserl et consorts d'empapaoutés. On ne discute pas avec ces
gens-là. Car quoi qu'on dise, ils ont la « raison » pour eux, les salops.
Il
ne faudrait pas croire que les « penseurs » s'apprécient entre eux. Et ça
se comprend car penser, c'est avant tout dénigrer. Ainsi, Schopenhauer
tenait Hegel pour un imposteur doublé d'un imbécile.
Georges
Hegel marchait au bord de la piscine tandis que le concept sommeillait
dans un transat. Ils se sont vus, ils se sont souri, il n'a rien fallu
de plus.
Schopenhauer
ne ratait jamais une occasion de se payer la fiole de Hegel. Ainsi, il
dit à un endroit de son Monde comme volontéetc. que chercher un dessein
dans l'histoire est comme chercher une tête de chien couché ou un
risotto aux asperges (ein Risotto mit Spargel) dans les nuages : on les y
trouve parce qu'on les cherche — mais à part ça...
Un
jour qu'il patientait dans la salle d'attente d'un médecin, le « négateur universel » Émile Cioran fut pris d'une crise d'angoisse
hégélienne et se mit à gueuler : « Tout ce qui est réel est rationnel !
Tout ce qui est réel est rationnel ! » Mais au lieu d'une réaction
kierkegaardienne, nietzschéenne ou gadamérienne, tout ce qu'il obtint
fut : « Cet énergumène azimuté fait peur aux enfants, il faudrait lui
demander de sortir de la pièce. »
Sus ! Sus à la raison qui, chez Hegel, forme le rationnel comme objet de
pensée ! Sus à la raison qui, malhonnête caponne, contrecarre
incessamment les initiatives de l'infini infundibuliforme !
Dans
l'ensemble, le réel est sordide. Mais le monstre bipède, prisonnier il
faut croire du « moment dialectique » hégélien — où « les déterminations
finies se suppriment elles-mêmes et passent dans leurs contraires » —
fait « jore » qu'il ne s'en aperçoit pas.
La
pensée commence par penser sa propre existence (c'est le moment
anselmien). Cela se passe en général sans anicroche. Mais là où les
choses se compliquent, c'est quand ladite pensée se mêle d'investir
l'être extérieur et de s'y affirmer (c'est le moment spéculatif
hégélien). Elle patauge ! Elle patauge lamentablement !
De
longues explorations dans les diverticules de la réalité empirique ont
permis à l'homme du nihil d'acquérir cette douloureuse certitude : dans
le réel, tout est faux. Le monde n'est qu'une collection de simulacres.
L'idéalisme allemand, le temps, les phénomènes, les organes, les
voyages, la permaculture, Héraclite, Spinoza, Hegel, les « lieux de
culture », tout. Sa conclusion ? Aux chiottes ! Aux doubles-vécés ! Pour
qui nous prend-on, à la fin ?
Drôle de chose que
la vie ! Le vent violent du « flux temporel universel » bergsonien couche
les lavatères, la « nécessité logique » hégélienne écrase le sujet
pensant comme ferait une énorme valise en cuir de vache, et la mort
vient achever le travail. Rien ne dure, tout est abîmé...
Selon l'homme du nihil, « le vocable
reginglette est, avec le taupicide, le seul antidote possible à
l'angoisse métaphysique qui mine le sujet pensant, et à cette misère
existentielle où les philosophes Kant et Hegel, avec leurs terribles
"concepts", ont plongé l'humanité. »
Comparée à celles de Kant, de Hegel et de Schopenhauer, l'esthétique de l'homme du nihil possède au moins le mérite de la concision : « Est beau, affirme-t-il, ce qui nous rappelle une (belle) femme nue. » — Tout n'est-il pas dit, et en peu de mots ? (Lucien Pellepan, Énantioses profectives)
Krystal dormait quand ils passèrent le Colorado. Mark avait promis de s'arrêter pour prendre des photos, mais, le moment venu, il la regarda et continua de rouler. Le visage de Krystal était bouffi par la chaleur qui soufflait dans la voiture. Ses cheveux, coupés courts pour l'été, étaient collés à son front. Seules quelques mèches voletaient dans le courant d'air. Elle avait croisé les mains contre son ventre et cela la faisait paraître encore plus enceinte qu'elle ne l'était. Les pneus chantèrent sur les grilles du pont. La rivière s'étendait de part et d'autre jusqu'à l'horizon, aussi bleue que le ciel vide. Mark vit l'ombre du pont sur l'eau, avec la voiture qui courait entre les poutrelles, et l'éclat de l'eau sous les grilles. Puis les pneus redevinrent silencieux. Mark eut soudain l'impression qu'il existait une profonde connivence entre la chair du monde qui est là comme la masse du sensible, être de promiscuité, et d'empiètement, et la chair du corps comme recouvrement et soudure insensible du corps voyant et du corps visible, du corps sentant et du corps sensible. Pendant un temps, il se sentit presque aussi bien qu'il s'était attendu à l'être quand il avait commencé à étudier la phénoménologie.
Mais cela ne dura pas. Bientôt, la pensée de Husserl lui apparut comme tâtonnante, incertaine de son cours, sur bien des points insoucieuse de l'histoire, fort portée à croire que le problème de la connaissance, convenablement posé, fournit la clef de toute la philosophie, enfin et surtout imprégnée de l'idée que la philosophie est affaire de réflexion personnelle d'un esprit individuel auquel cette réflexion ne confère pas de réalité nouvelle mais seulement un savoir nouveau. Deux faucons tournoyaient dans le ciel, projetant des ombres immenses sur le sable gris baigné de soleil. « J'aurais dû me placer plutôt sous l'égide de Hegel, se dit Mark. Lui au moins a une doctrine ferme et systématique, déterminée par sa fin en chacun de ses moments, affirmant que le philosophe surgit de l'histoire en quelque sorte comme le savoir d'une action surgit de cette action, niant avec détermination la portée réelle ultime du problème de la connaissance, tenu seulement pour caractéristique d'une phase de l'évolution ; proclamant que le savoir philosophique révèle l'Esprit absolu à lui-même et assure sa totale perfection. » — Mais il était trop tard, les jeux étaient faits. Au loin, les montagnes étaient dénudées et bleues. Mark passa devant un panneau annonçant une sortie vers une ville du nom de Blythe. Il songea à s'arrêter, mais il ne voulait pas risquer de passer une fois de plus de la conscience des objets individuels et concrets au royaume transempirique des pures essences. Il continua de rouler dans le désert. (Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Moins heureux que Descartes qui, de son doute, tirait du moins la certitude de son existence, l'homme du nihil ne peut tirer du sien une preuve suffisante qu'il n'est pas un pur et simple « concept abstrait » et qu'il ne va pas, dans un instant, être dissous par un disciple de Hegel en proie au « moment dialectique ». (Théasar du Jin, Carnets du misanthrope)
« Lorsque des circonstances favorables accompagnent l'intoxication par l'idéalisme allemand, l'organisme parvient souvent, soit à éliminer le venin de cette doctrine, soit à l'assimiler et à en neutraliser l'action destructive. Quelquefois cependant, le malade demeure hanté par la dissolution des concepts abstraits, traîne encore pendant quelques années une existence languissante, et finit par périr d'une hydropisie générale, qui marche rapidement. » (Johann Rengger, Sur les effets de l'idéalisme allemand, in Journal complémentaire des sciences médicales, vol. 37, Panckoucke, Paris, 1830) (Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)