lundi 7 octobre 2019

La gloriette (Raymond Carver)



Ce matin-là, voilà qu'elle me verse du Teacher sur le ventre et se met à le lécher. L'après-midi, elle essaye de se jeter par la fenêtre.
Je lui dis :
— Holly, ça ne peut plus durer comme ça. Ça doit cesser.
Nous sommes assis sur le divan dans une des suites des étages. Il y avait autant de chambres libres que nous voulions mais il nous fallait une suite, c'est-à-dire un endroit assez spacieux pour aller et venir en discutant. Nous avons donc verrouillé le bureau du motel et sommes montés.
— Duane, cette histoire me tue, répète-t-elle.
— Quelle histoire ? je lui demande.
— Ce gars, là... ce Fichte. Il prétend que l'absolu objectivé n'est plus l'absolu.
— Et alors ? Qu'est-ce que ça peut te foutre ?
— Ça me fout que le moi pur, la conscience absolue, l'« être » absolu du moi ne fait pas pour autant des êtres absolus. Nous sommes finis, la raison est finie, le Non Moi s'oppose absolument ; et l'autoposition de la liberté est en même temps une injonction adressée au Moi fini de rejoindre son Moi idéal dans un effort asymptotique et toujours recommencé ! Tu vois le truc ?
— Oui, mais je crois que Schelling, lui, avec son génie divinatoire, a parfaitement saisi la Tathandlung du Moi et la possibilité d'engendrer la philosophie à partir de l'acte de la liberté inconditionnée, même s'il n'en a pas perçu toute la portée. Il suffit de lire le passage sur l'expérience « saisissante » du Moi pour s'en convaincre ; elle rappelle, sur le mode triomphal, le saisissement de Jean Paul Richter enfant, un soir d'automne, près du tas de bûches.
— Oh, bon Dieu Duane ! dit-elle. Qu'est-ce que nous allons devenir ? J'ai mon compte. Je n'en peux plus.
Elle appuie sa main sur sa joue et ferme les yeux. Sa tête se balance de droite à gauche et sa bouche émet comme un bourdonnement.
Ça me tue de la voir comme ça. Salop de Fichte !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)