vendredi 18 octobre 2019

Retour au calme (Raymond Carver)


Je me faisais couper les cheveux. J'étais assis dans le fauteuil et trois hommes attendaient, de l'autre côté, le long du mur. Deux d'entre eux m'étaient complètement inconnus, mais le troisième me disait quelque chose bien que je ne parvinsse pas à le situer. Je ne cessai de le regarder tandis que le coiffeur s'occupait de mes cheveux. L'homme mâchonnait un cure-dent, c'était un type corpulent aux cheveux courts et ondulés. Brusquement, je le situai : c'était un existentialiste chrétien.
Quant aux deux autres hommes, ils n'avaient visiblement pas le même âge. L'un, beaucoup plus vieux, avait une toison bouclée où le gris dominait. Il fumait. L'autre, bien que moins âgé, était presque chauve sur le haut du crâne mais sur les côtés, des mèches lui pendaient jusqu'aux oreilles. Les deux portaient des pataugas et des pantalons maculés de cambouis : des empiristes logiques.
Le coiffeur me posa la main sur la tête qu'il tourna pour avoir un meilleur coup d'œil. Puis il dit à l'existentialiste chrétien :
— Alors, Charlie, tu considères toujours que l'être humain forme l'essence de sa vie par ses propres actions ?
J'aimais bien ce coiffeur. Nous ne nous connaissions pas assez pour nous appeler par nos noms, mais quand je venais chez lui, il savait qui j'étais. Il savait, par exemple, que j'avais du goût pour la pêche et nous parlions donc de poissons. Je ne crois pas qu'il était existentialiste, mais il pouvait aborder n'importe quel sujet. Sur ce plan-là, c'était un bon coiffeur.
— Eh bien, Bill, répondit l'existentialiste chrétien, tu vas sans doute me mettre en boîte, mais oui, je le crois toujours. Et sais-tu que Gabriel Marcel a rendu hommage à Karl Jaspers en disant que ce n'était pas un mince mérite de ce dernier que d'avoir reconnu après Kierkegaard que l'existence (et a fortiori la transcendance) ne se laisse reconnaître ou évoquer que par-delà le domaine d'une pensée en général procédant par repères sur les communaux du monde objectif ?
— Ma foi non, répondit le coiffeur, je l'ignorais. Vas-y, ne nous fait pas languir, dis-nous ce qu'est la transcendance selon Karl Jaspers.
— D'accord, dit Charlie. La transcendance est, pour Jaspers, ce qui est par-delà le monde physique. Sa formulation de la transcendance comme absence d'objectivité ultime a mené bien des philosophes à disserter sur le fait qu'au final, Jaspers était un moniste, bien que Jaspers lui-même préférât insister sur la nécessité de la reconnaissance de la validité des concepts de subjectivité et d'objectivité. Pour Jaspers, le terme « existence » désigne l'expérience intime et indéfinissable de la liberté et du choix ; une expérience constituant l'authentique Moi d'individus se confrontant à la souffrance, au conflit, à la culpabilité, au hasard, et à la mort.
— Ça ne m'a pas l'air bien gai tout ça, dit le coiffeur.
— La plupart des énoncés métaphysiques ne sont ni vrais ni faux, lança l'empiriste logique qui tenait son journal. Ils ne sont que non-sens, dans la mesure où il ne s'agit ni d'énoncés analytiques, ni d'énoncés synthétiques empiriques et donc vérifiables par le recours à l'expérience.
Il s'agitait sans cesse, croisait et décroisait les jambes, balançait ses pataugas.
— Si vous ne me croyez pas... ajouta-t-il Puis il se mit à hoqueter et fondit en larmes.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)