mardi 21 août 2018

Pouvoir du vocable


« Convaincu de la puissance annihilatrice du logos, je traçai d'une main tremblante le vocable "reginglette" sur le mur de mon cagibi, puis je me jetai sur un divan et me bouchai les oreilles, espérant que les pulsations de mon sang m'empêcheraient d'entendre le fracas de l'écroulement du monde. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Antipathes


Dans son rêve, l'homme du nihil se trouvait en présence d'animaux inconnus, épars dans une substance gélatineuse formant l'enveloppe corticale d'un polypier corné, aléatoirement hérissé d'épines, rameux et plus ou moins filiciforme. Avant d'avaler du cyanure, il écrivait une lettre d'adieu à sa famille où il nommait ces animaux des antipathes dichotomes et déclarait qu'il mettait fin à ses jours parce qu'il avait des « doutes sur sa nature perverse ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Bonheur de soldat (Tobias Wolff)


Le vendredi, Hooper fut désigné chauffeur de garde pour la troisième fois de la semaine. Il avait récemment été à nouveau dégradé, cette fois de caporal à première classe, et le sergent-chef avait décidé d'occuper ses nuits afin qu'il n'ait pas le loisir de ruminer. C'est ce qu'il lui avait dit quand Hooper était venu se plaindre à la salle de rapport.
« C'est pour ton bien, dit le sergent-chef. Mais je ne m'attendais pas à ce que tu me remercies. » Il se carra dans son fauteuil. « Hooper, j'ai développé une théorie de la connaissance, dit-il. Ça t'intéresse ?
— Vas-y, je t'écoute, Top », dit Hooper.
Le sergent-chef posa ses bottes sur le bureau et son regard alla se perdre par la fenêtre qui était sur sa gauche.
« Selon moi, toute connaissance est une reconnaissance fondée sur une comparaison entre des représentations intuitives ou des représentations conceptuelles. Ma théorie a ainsi pour objectif d'expliquer le maximum de phénomènes avec le minimum de principes : elle détermine la coordination univoque entre le système des jugements et le système des faits que constitue la réalité et qu'étudie la physique. Qu'est-ce que tu en dis ?

— Ma foi, fit Hooper, il me semble que ta théorie rassemble et confronte plusieurs héritages : celui, bien connu et revendiqué par le Cercle de Vienne, d'un empirisme vérificationniste qui irait de Hume à Mach et Russell, voire Wittgenstein, et celui, moins connu mais aussi important, d'un kantisme qui irait de Kant à, par exemple, Helmholtz, Husserl, Cassirer et, surtout, Einstein.
— Petit salopiot ! aboya le sergent-chef. Qu'est-ce que tu me parles de Kant ? Tu ne vois pas que je refuse le synthétisme a priori ?
— Désolé, fit Hooper. J'ai sûrement été victime d'un horrible malentendu. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Nez coloré du mélancolique


« Ce n'est pas sans raison que l'on a reconnu et admis un tempérament mélancolique ; ce tempérament existe en effet. La taille du mélancolique est moyenne, plutôt petite qu'élevée ; il a le corps généralement maigre et grêle, les cheveux noirs ou bruns, la peau huileuse, de couleur bise, munie de poils abondants ; le teint jaunâtre, le nez coloré, les yeux d'un brun fauve, ou généralement de couleur foncée. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Acère


Est dit acère tout ce qui est privé de cornes, de tentacules, d'antennes. « L'acère spiritualisme de Leibniz m'a rendu malade comme un chien ; j'ai appelé Raoul toute la nuit. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

Soubresauts


La vie de l'homme du nihil est un continuum de l'irréalité, troué d'enthousiasmes sporadiques — quand par exemple il découvre un nouveau moyen de se détruire — et d'horreurs soudaines — ainsi lorsqu'on prononce près de lui le vocable reginglette, ou que le « monstre bipède » pointe son groin au vasistas de son « cagibi rienesque ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Un grotesque « génie du Mal »


Roberto Rastapopoulos apparaît beaucoup trop bouffon pour être ce « génie du Mal » dont il s'attribue le titre, mais il est en revanche un incontestable « roi de l'élégance ». Quand il apparaît, dans Le Lotus bleu, avec son costume havane à pantalon twist, ses guêtres et son monocle, il nous rappelle le dandy Alfred d'Orsay tel qu'immortalisé par Sir George Hayter (moins les côtelettes).

Sa vanité, sa suffisance, sont sans limites. Il aime à se faire appeler « grand maître » par ses sbires — « Voici l'homme, grand maître !... », lui dit le Japonais Mitsuhirato en lui présentant Tintin garotté. Aussi son amour propre est-il profondément blessé par Milou quand ce dernier ose lui répondre. Après que le « génie du Mal » a déclaré : « Vous regretterez un jour de vous être mis en travers de mon chemin : sachez que mon nom est Rastapopoulos ! », le sympathique fox-terrier à poil dur lui rétorque : « C'est ça qui nous est égal ! » Instantanément, sa superbe s'évanouit, et il est rappelé à la véritable condition de l'étant existant : celle de succédané du Rien.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Réaction


On reconnaît les calcaires à l'effervescence qu'ils produisent au contact d'un acide, et les suicidés philosophiques à celle, essentiellement phrastique, qu'ils produisent au contact du Rien.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Solitude effrayante de Maritain


La solitude qu'éprouve le suicidé philosophique face à son colt Frontier, à sa gazinière ou à son flacon de taupicide ne peut se comparer qu'à celle de l'« ami de la sagesse » Jacques Maritain à l'automne de sa vie quand, abandonné de tous, il vit la mort « marcher vers lui à grandes enjambées, tel un prophète hébreu ». Cette solitude de Maritain, pour Henri Massis, était la marque de l'infécondité intellectuelle de l'entreprise maritainienne placée sous le signe du thomisme !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune femme lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Conférences


Malgré l'interdiction qui lui a été signifiée, Heidegger se lance dans une série de conférences. Après Pourquoi des poètes de 1946, suivent quatre causeries intitulées Regard dans ce qui est : La chose, Le dispositif, Le danger, et Le tournant, qu'il prononce à Brême en 1949.

Heidegger justifie cette activité effrénée en disant que « le repos n'est que mouvement se retenant en soi, souvent plus inquiétant que le mouvement même ».

Lui qui fondait de grands espoirs sur ce contact direct avec son public n'est que médiocrement satisfait du résultat. Il ne voit dans son auditoire que des « intellectuels mal dégrossis ». Selon lui, « les paysans sont beaucoup plus agréables et même plus intéressants ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Regret tardif


Lorsque, au terme d'une existence où, juché sur une selle persane des plus inconfortables, il a été cahoté sur des chemins parsemés de rocs retors, de ronces et de piquants, l'étant existant tombe fatigué et endolori, il n'a qu'un sujet de méditation : l'incroyable folie de ne s'être pas muni d'une selle anglaise.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)