lundi 7 mai 2018

Régime


À chaque type d'homme son aliment de prédilection : l'idée du Rien chez le suicidé philosophique, la soupe chez le Normand, le lard chez le Lorrain, les fécules chez le Breton, le poisson chez le Provençal, le pain chez le Beauceron, le veau chez le Champenois, le mouton chez le Berrichon, le bœuf dans le pays d'Auch, les fruits chez le Tourangeau, etc. Or ces groupes d'hommes — hormis peut-être celui des suicidés philosophiques — étant identiquement forts, sains et beaux, cela n'amène-t-il pas à conclure que toutes ces substances — à l'exception peut-être de l'idée du Rien — ont en elles-mêmes une égale quantité de molécules vivifiantes ?

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Solitude bourboulienne


La solitude est-elle une détermination ontologique, absolument propre, insurmontable et indépassable, ou seulement une détermination existentielle ? Chez Heidegger, elle semble n'être à première vue qu'une détermination existentielle, mais en fait, comme elle repose sur un « pouvoir-être » ontologiquement défini 1, c'est bien une détermination ontologique.

À La Bourboule, en revanche, la solitude est perçue comme une simple détermination existentielle, ce dont témoigne un article du journal La Montagne daté du 25 novembre 2017 : « Ensemble, ils se motivent à découvrir ou à redécouvrir les bienfaits de la marche dans les environs de la station de La Bourboule. Un petit groupe de marcheurs s'est constitué et se retrouve régulièrement. Les participants ont intégré l'atelier D-marche proposé par le Centre communal d'action sociale. Ils sont tous équipés d'un podomètre qui leur permet d'enregistrer leurs résultats et d'apprécier leurs progrès respectifs. Une belle initiative qui, au-delà d'encourager cette activité physique, permet de rompre la solitude2 et de créer du lien social. »

1. Le fameux être-pour-la mort est un « existential », c'est-à-dire un élément constitutif de la structure ontologique de l'existence.
2. C'est nous, Glapusz, qui soulignons.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Nihilisme fichtéen


« Selon nos sources, à l'issue de la garde à vue, aucune charge n'a été retenue contre le compagnon de la jeune femme décédée en chutant du cinquième étage d'un immeuble situé à Fleury-les-Aubrais (Loiret). 

Dans ses premières déclarations, l'homme de 40 ans a reconnu s'être disputé avec sa compagne. Mais selon lui, elle se serait elle-même défenestrée, en enjambant la rambarde du balcon de leur appartement. La thèse du suicide serait privilégiée par les enquêteurs.

Il semble que la femme âgée de 33 ans souffrait d'addictions et avait eu un parcours ontologique difficile. D'après nos confrères de La République du Centre, "son voisinage la décrit comme une femme taciturne et dépressive". En 2012, prise d'une crise de démence, elle avait jeté depuis le même cinquième étage les œuvres complètes de Johann Gottlieb Fichte. Elle avait alors expliqué qu'elle se sentait contaminée par le nihilisme phénoménologique de Fichte, selon lequel le monde n'est que "la manière dont le néant prend figure et apparence pour lui-même en se comprenant comme tel et en s'opposant à l'être en lui-même invisible". Comme l'idéaliste allemand, elle était persuadée que "le monde conserve la trace ineffaçable de son néant", ce qui lui avait valu quelques séjours en hôpital psychiatrique.


L'enquête se poursuit. Des vérifications sont en cours. Les enquêteurs attendent les résultats des analyses toxicologiques. » (France Info, 16 juillet 2014)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Cours du soir (Raymond Carver)


Mon mariage venait de capoter et j'étais sans travail. J'avais bien une petite amie, mais elle était en voyage. Si bien que j'étais dans un bar, devant un demi de bière. Deux bonnes femmes étaient assises à quelques tabourets du mien, et voilà qu'une des deux s'est mise à me parler.
— Pensez-vous, comme Bergson, que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou — mieux dit — une simple contre-possibilité de l'être affirmé?
— Oui, si ça peut vous faire plaisir, j'ai dit.
En réalité, ce soir-là, j'étais d'humeur plutôt fichtéenne, et pas loin de croire que le néant est « ce par quoi chaque être se réfléchit en soi-même comme totalité ». Mais je me disais qu'en me faisant passer pour bergsonien, elles allaient peut-être me payer le coup. 


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Contre Kierkegaard


« C'est donc une vue superficielle de dire d'un désespéré, comme si c'était son châtiment, qu'il détruit son Moi. Car c'est justement ce dont, à son désespoir, à son supplice, il est incapable, puisque le désespoir a mis le feu à quelque chose de réfractaire, d'indestructible en lui : au Moi. » (Kierkegaard, Traité du désespoir) — Indestructible ? Vraiment ? Et le Smith  & Wesson chambré pour le .44 russe, d'une merveilleuse précision ? Et le Colt Frontier au canon de dix centimètres ? Et le taupicide ?

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Hanns Johst revisité


Quand j'entends le mot « vivre », je sors mon revolver ou du poison.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Existence ironique


« Imagine-toi un homme qui doit aller chercher un ami à la gare et qui ne se contente pas de consulter l'horaire et de partir à une certaine heure pour la gare, mais qui dise : "je ne crois pas que le train va vraiment arriver, je vais pourtant aller à la gare." Il fait tout ce que l'on fait habituellement, mais assortit ce qu'il fait de doute et d'amertume contre soi-même, etc. » (Ludwig Wittgenstein, De la certitude) — Oui, cela, nous nous l'imaginons assez bien. 

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)