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jeudi 31 octobre 2024

Négativité de la porte simenonienne

 

Chez Simenon, la porte est toujours contre. C'est un peu fatigant, à la longue.
 
(Lucien Ganne, Syllogismes de la mer Rouge)

jeudi 10 novembre 2022

Courants d'air

 

Ce Simenon est horripilant, il laisse toujours la porte contre.

(Louis Ribémont, Mémoires d'un gluon)

dimanche 5 juin 2022

Biffures

 

De la culture belge, on peut biffer Delvaux, on peut biffer Michel de Ghelderode, on peut biffer Maurice Maeterlinck, on peut biffer Simenon, on peut biffer Alechinsky, on peut biffer Jean-Claude Pirotte, on peut même biffer Michaux, mais on ne doit en aucun cas et sous aucun prétexte biffer Magritte.

(Fernand Delaunay, Glomérules)

vendredi 3 août 2018

Le bourgmestre de Furnes (Georges Simenon)


Cinq heures moins deux. Joris Terlinck, qui avait levé la tête pour regarder l'heure à son chronomètre qu'il posait toujours sur le bureau, avait juste le temps devant lui.

Le temps d'abord de souligner au crayon rouge un dernier chiffre et de refermer un dossier dont le papier bulle portait la mention: « Projet de devis pour l'installation de l'eau et en général pour tous les travaux de plomberie du nouvel hôpital Saint-Éloi. »


Le temps ensuite de repousser un peu son fauteuil, de prendre un cigare dans sa poche, de le faire craquer et d'en couper le bout à l'aide d'un joli appareil nickelé qu'il tira de son gilet.


La nuit était tombée, puisqu'on était à la fin novembre. Au-dessus de la tête de Joris Terlinck, dans le cabinet du maire de Furnes, tout un cercle de bougies étaient allumées, mais c'étaient des bougies électriques, plaquées de fausses larmes jaunes.


Le cigare tirait bien. Tous les cigares de Terlinck tiraient bien, puisque c'était lui le fabricant et qu'il se réservait une qualité spéciale. Le tabac allumé, le bout humecté et soigneusement arrondi, il restait à sortir le fume-cigare en ambre de son étui qui faisait en se refermant un bruit sec très caractéristique — des gens, à Furnes, reconnaissaient la présence de Terlinck à ce bruit-là !


Et ce n'était pas tout. Les deux minutes n'étaient pas usées. De son fauteuil, en tournant un peu la tête, Terlinck découvrait, entre les rideaux de velours des fenêtres, la grand-place de Furnes, ses maisons à pignon dentelé, l'église Sainte-Walburge et les douze becs de gaz le long des trottoirs. Il en connaissait le nombre, car c'était lui qui les avait fait poser ! Par contre, personne ne pouvait se vanter de connaître le nombre de pavés de la place, des milliers de petits pavés inégaux et ronds qui paraissaient avoir été dessinés consciencieusement, un à un, par un peintre primitif. 


Cela n'avait d'ailleurs pas d'importance. Les connaissances particulières sont certes valables, relativement à un certain point de vue et à certaines méthodes, et dans ces limites relatives elles sont contraignantes pour tout esprit humain. Mais elles ne sont pas, elles ne peuvent pas être la vérité, Terlinck ne se faisait pas d'illusions à ce sujet. La vérité, il la cherchait plutôt dans la philosophie de Karl Jaspers, qu'il voyait comme une tentative d'expliciter ce que nous apprend sur l'être, et sur notre rapport à l'être, l'échec d'une ontologie. Toute science de l'homme, toute anthropologie est impuissante à saisir réellement son objet : l'homme est toujours autre chose que l'objet d'un certain savoir. On ne peut évoquer l'existence qu'en termes de jaillissement, de surgissement originel, se répétait-il. L'existence n'est pas platement accessible à la connaissance subjective. Mais si elle ne peut être connue, elle peut tout au moins être éclairée par la transcendance qui, chez Jaspers est « une lumière projetée (ou reçue) comme latéralement, à la fois vue et non vue, comme les objets de la vision marginale, et dont la clarté, isolée dans une sorte d'intuition solitaire, n'est pas susceptible d'étalement, ni l'intelligibilité d'explication ».


Encore une demi-minute à peine. Le nuage de fumée s'étirait autour de Terlinck. À travers, il voyait, au-dessus de la cheminée monumentale, le fameux portrait de Van de Vliet avec son costume extraordinaire, ses manches à gigot, ses nœuds de rubans et des plumes à son chapeau.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mardi 31 juillet 2018

Les rescapés du Télémaque (Georges Simenon)


Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l'arrivée d'un bateau dans un port est précédée d'un certain nombre d'allées et venues invariables, le bateau fût-il, comme dans le cas présent, un chalutier de Fécamp armé à la pêche au hareng.
Cela ne vaudrait donc pas la peine d'en parler si un détail, cette fois, n'avait été différent.
Bien entendu, on connaissait l'arrivée du Centaure alors qu'il ne paraissait pas à l'horizon. Il ne faisait pas tout à fait jour. Il ne faisait plus nuit non plus. Le bateau, là-bas, dans les houles, promenait à bout de mât son fanal terni par le matin. Et, derrière les volets non ouverts du Café de l'Amiral, les lampes étaient éclairées, les chaises et les tables empilées, un seau noirâtre au beau milieu des dalles.
— Dépêche-toi, que le Centaure sera là dans moins d'une heure ! disait Jules, le patron, à Babette, la servante.
Babette, à genoux, les pieds sortant sans cesse de ses sabots, le tablier mouillé moulant ses hanches étroites, promenait sur le sol un torchon gluant d'eau sale.
— Oh, ces bonnes femmes ! grommela Jules. Décidément, Weininger a raison : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. Elle est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité. Elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Elle reste étrangère à toute considération générale, étant incapable d'y accéder intellectuellement. La femme est imperméable à toute métaphysique, cré bon diousse ! Et en plus, elle est « sous le joug du phallus » !
Babette, apparemment indifférente, continuait à frotter.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 28 juillet 2018

L'évadé (Georges Simenon)


Le tout premier grincement eut lieu le lundi 2 mai, à huit heures du matin.
À huit heures moins cinq, comme d'habitude, la cloche du lycée de garçons avait sonné et les élèves épars dans la cour pavée de briques rouges s'étaient groupés en longues files devant les classes.
Tout à gauche, du côté du château d'eau, s'alignaient les petits de septième et de sixième, rouges encore et ébouriffés d'avoir couru. À mesure que l'on avançait vers la droite, on rencontrait de plus grands garçons et les derniers, en costume d'homme, avaient des voix rauques et une ombre de moustache aux lèvres.
Les rayons du soleil étaient pointus, l'air vif. On devinait, vers les remparts, la rumeur cuivrée d'une musique militaire et les sirènes annonçaient que c'était l'heure de la marée et que les bateaux de pêche, en file indienne, quittaient le port de La Rochelle.
La minute était quasi rituelle. Devant chaque porte, une file de garçons patientait. Et les professeurs, encore groupés l'instant d'avant, se serraient la main, gagnaient la tête d'une colonne.
Chaque professeur a son tempo à lui. Certains arrivent tête baissée, marchent droit à la porte de la classe et s'effacent pour laisser entrer les élèves sans même les voir.
D'autres, qui s'avancent lentement, savourent cette prise de possession quotidienne, observent les enfants un à un, font claquer le pouce et l'index pour mettre la colonne en marche.
Peu à peu, la cour se vide. Les portes se referment les unes après les autres...
Or, ce jour-là, les élèves de quatrième B restèrent seuls dehors, frémissant déjà à l'espoir d'un imprévu. J.P.G., le professeur d'allemand qui devait leur faire la classe du matin, n'était pas arrivé.
La tenue de la colonne s'en ressentit. Le rang fut moins droit, puis plus droit du tout. Des rires succédèrent aux murmures. Le surveillant, qui, de l'autre bout de la cour, avait flairé quelque chose, se mit en marche, sa tête rousse flambant au soleil, mais il n'eut pas le temps d'arriver.
J.P.G. surgissait déjà par l'entrée des professeurs, la serviette sous le bras, l'œil plus farouche que jamais, les moustaches plus sombres. Il marchait à grands pas et il arriva cette chose inouïe qu'il dépassa la colonne, comme s'il eût oublié que, ce jour-là, c'était à la quatrième B qu'il donnait son cours. 
Il venait d'être victime de ce que Heidegger nomme la « résolution devançante », qui se caractérise comme le fait de « se projeter en silence et en s'exposant à l'angoisse sur l'être-en-faute le plus propre » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

jeudi 26 juillet 2018

La maison du canal (Georges Simenon)


Dans le flot de voyageurs qui coulait par saccades vers la sortie, elle était la seule à ne pas se presser. Son sac de voyage à la main, la tête dressée sous le voile de deuil, elle attendit son tour de tendre son billet à l'employé, puis elle fit quelques pas.

Quand elle avait pris le train, à Bruxelles, il était six heures du matin et l'obscurité était lourde de pluie glacée. Le compartiment de troisième classe était mouillé, lui aussi, plancher mouillé sous les pieds boueux, cloisons mouillées par une buée visqueuse, vitres mouillées, dedans et dehors. Des gens aux vêtements mouillés sommeillaient.


À huit heures, juste à l'arrivée à Hasselt, on éteignit les lampes du convoi et celles de la gare. Dans les salles d'attente, les parapluies perdaient des rigoles d'eau fluide qui sentaient la soie détrempée. Autour des poêles, des gens se séchaient et ils étaient presque tous en noir, comme Edmée. Était-ce une coïncidence? « Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au cul, se dit-elle. Ou plutôt, tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication, continua-t-elle in petto, ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute ».

Edmée secoua la tête, honteuse de se livrer à des réflexions « philosophiques » dignes d'un Raphaël Enthoven.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

jeudi 19 juillet 2018

45° à l'ombre (Georges Simenon)


Le steward frappa trois ou quatre petits coups, de son doigt replié, approcha l'oreille de la porte de la cabine et, après quelques instants d'attente, murmura doucement :
— Il est quatre heures et demie.
Dans la cabine du docteur Donadieu, le ventilateur ronronnait, le hublot était ouvert, mais le docteur, couché nu sur les draps, n'en était pas moins moite des pieds à la tête.


Il se leva avec paresse et, sans un coup d'œil au paysage, pénétra dans l'espace à peine plus grand qu'un placard où sa douche était installée.


Il était calme, indifférent. Ses gestes étaient mesurés comme ceux d'un homme qui, chaque jour, aux mêmes heures, accomplit les mêmes rites. La sieste qu'il venait de faire en était un, le plus sacré ; la douche et le gant de crin devaient suivre, puis une série de menus soins qui, invariablement, le conduisaient jusqu'à cinq heures.


Par exemple, il regarda le thermomètre, qui marquait 48 degrés centigrades. D'autres que lui, des officiers du bord, des passagers pourtant habitués à l'équateur, geignaient, protestaient, se mettaient en nage. Donadieu, au contraire, regardait monter la colonne d'alcool rosé avec un détachement olympien. Depuis quelques jours déjà, il avait décidé de suspendre son jugement pour parvenir à l'ataraxie, comme préconisé par Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes. Par ce moyen simple, il espérait atteindre à une quiétude semblable à celle qui, chez les stoïciens, résulte de la connaissance du mouvement de l'univers, animé par un air chaud — le pneuma — dans un mouvement infini et cyclique d'inspiration et d'expiration.


Au moment où il mettait des chaussettes de fil blanc, la sirène vrombit au-dessus de sa tête et les allées et venues, sur le pont, devinrent plus précipitées et plus bruyantes.


L'Aquitaine, qui venait de Bordeaux, en était au point extrême de son voyage, à Matadi, dans l'embouchure du Congo qui roulait des eaux d'un jaune malsain. À la vue du grand fleuve, le scepticisme de Donadieu redoubla d'intensité. « Max Weber a bien raison de dire que seule une partie finie de la multitude infinie des phénomènes possède une signification », bougonna-t-il entre ses dents.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 15 juillet 2018

Les gens d'en face (Georges Simenon)


— Comment ! Vous avez du pain blanc !
Les deux Persans entraient dans le salon, le consul et sa femme, et c'était celle-ci qui s'extasiait devant la table couverte de sandwiches joliment arrangés.
Or, il n'y avait pas une minute qu'on disait à Adil bey :
— Il n'existe que trois consulats à Batum : le vôtre, celui de Perse et le nôtre. Mais les Persans sont infréquentables.
C'était Mme Pendelli qui parlait ainsi, la femme du consul d'Italie, et celui-ci, affalé dans un fauteuil, fumait une mince cigarette à bout rose. Les deux femmes se rejoignirent en souriant au milieu du salon au moment précis où des sons, qui n'avaient été jusque là qu'une rumeur vague dans la ville ensoleillée, s'amplifiaient et soudain, au coin de la rue, éclataient en fanfare.
Alors tout le monde gagna la véranda pour regarder le cortège.


Il n'y avait qu'Adil bey de nouveau, si nouveau qu'il était arrivé à Batum le matin même. Au consulat de Turquie, il avait trouvé un employé venu de Tiflis pour faire l'intérim.
Cet employé, qui repartait le soir, avait amené Adil bey chez les Italiens, afin de le présenter à ses deux collègues.
La musique s'intensifiait toujours. On voyait des instruments de cuivre s'avancer dans le soleil. Ils ne jouaient peut-être pas un air gai, mais c'était quand même un air allègre, qui faisait tout vibrer, l'air, les maisons, la ville.
Adil bey remarqua que le consul de Perse avait rejoint, près de la cheminée, l'employé de Tiflis, et que tous deux s'entretenaient à mi-voix.
Puis il s'occupa du cortège, car il distinguait, derrière la fanfare, un cercueil peint en rouge vif, que six hommes portaient sur les épaules.
— C'est un enterrement ? demanda-t-il naïvement en se tournant vers Mme Pendelli.
Et celle-ci pinça les lèvres pour ne pas rire, tant il était ahuri.
— Eh oui, cher monsieur. Ne savez-vous donc pas que la fin de l'être-au-monde est la mort ? Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant —, ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort.


Adil bey, mal à l'aise, recula vers le salon. Certes, il avait lu dans Sein und Zeit qu'« avec la mort, le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre, indépassable ». Mais tout de même. Tout de même !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 13 juillet 2018

Le passager du Polarlys (Georges Simenon)


Le Polarlys, amarré au quai 17, dans un des bassins les plus lointains et les plus sales de Hambourg, devait appareiller à trois heures de l'après-midi, comme l'annonçait un panneau accroché à la boîte aux lettres de la passerelle.
Il n'était pas deux heures que le capitaine Petersen sentait déjà confusément rôder le mauvais œil.
C'était pourtant un petit homme énergique, trapu, costaud. Depuis neuf heures du matin, il arpentait le pont en surveillant l'embarquement des marchandises.

Un brouillard exceptionnel, jaune et gris, chargé de suie, crachotant une humidité glacée, pesait sur le port et, de la ville, on ne voyait que les lanternes des tramways, les fenêtres éclairées comme en pleine nuit.

On était à la fin de février. À cause du froid, ces nuages, où l'on se débattait, vous laissaient sur le visage et les mains une sorte de verglas.

Toutes les sirènes marchaient à la fois, en une cacophonie qui couvrait le grincement des grues.

Le pont du Polarlys était à peu près désert : quatre hommes au-dessus de la cale avant, pour guider les palans, décrocher les caisses et les barriques.
Est-ce à l'arrivée de Vriens, vers dix heures, que Petersen avait commencé à flairer le mauvais œil ? Ou cela avait-il commencé bien plus tôt, quand il avait lu dans Fichte que le monde n'est que « la manière dont le néant prend figure et apparence pour lui-même en se comprenant comme tel et en s'opposant à l'être en lui-même invisible » ? En tout cas, le capitaine Petersen était persuadé, comme l'idéaliste allemand, que « le monde conserve la trace ineffaçable de son néant ». Les événements n'allaient pas tarder à lui donner raison.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 11 juillet 2018

Les clients d'Avrenos (Georges Simenon)


On n'attendait pas encore de clients, bien qu'un étudiant qui venait pour Sadjidé fût déjà accoudé au bar. Mais ce n'était pas la peine de le servir, car il ne commandait que des bocks et ne les buvait pas.

Seule la grosse Lola, harnachée de soie rose et de grosses perles, était à son poste, à la première table, et regardait devant elle en esquissant le vague sourire qui ne la quitterait pas de la nuit. Ou plutôt si ! Pendant les quelques minutes de son numéro de danse, elle froncerait les sourcils, pincerait les lèvres en épiant ses pieds avec angoisse. Elle ne s'était jamais vantée de savoir danser et, si elle le faisait, comme les autres, c'est parce que le règlement ne tolère dans les cabarets que des « artistes ». C'était même écrit sur son passeport !


Sadjidé n'était pas encore descendue. Elle s'enfermait toujours la dernière dans la soupente servant de loge aux dames de l'établissement et elle n'apparaissait, avec des manières de vedette, qu'après s'être assurée, par un trou de la cloison, qu'il y avait des clients dans la salle.


Alors les hommes lui adressaient un signe amical, ou un sourire, la happaient au passage, lui tapotaient la croupe et, si quelqu'un ne le faisait pas, on pouvait affirmer qu'il était nouveau venu à Ankara.


Le jeune étudiant, au bar, était vraiment amoureux et, pour le moment, plutôt que d'attendre à vide, il questionnait Sonia, la Russe qui ne dansait pas mais qui chantait des romances en français et en allemand.
— Qu'est-ce que vous pouvez me dire de la synthèse quintuple ?
— Pas grand chose. Je crois que c'est un procédé par lequel Fichte prétend égaliser les points de vue de l'être substantiel et du soi fini.
— Et Sadjidé ?
— Elle n'a rien à voir dans tout ça.


Sur l'estrade réservée aux musiciens, le saxophoniste fixait son instrument avec ennui, le portait à ses lèvres, en tirait deux ou trois sons saugrenus puis le regardait à nouveau tandis que le pianiste lisait un journal de Stamboul.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 8 juillet 2018

Cour d'assises (Georges Simenon)


Pour les autres, pour tous ceux qui étaient là, hormis Petit Louis, il n'y avait rien d'exceptionnel au ciel ou sur la terre, rien qu'une heure enluminée comme elles le sont le soir au Lavandou, avec le calme qui tombe soudain du ciel refroidi, figeant les objets et les sons, un souvenir assez pittoresque, en somme, à conserver parmi les cartes postales et les coquillages.

Ce qu'il faisait bon vivre !


Au bas de la rue en pente, devant le port, la place ombragée avait gardé sa décoration du 14 juillet et les palmes, dans le soleil couchant, étaient d'un vert somptueux, les drapeaux pendaient, comme peints sur une toile de fond.


Personne ne se doutait que cette heure-là, avec le rouge qui avait déjà gagné la moitié du ciel, le bleu qui tournait au vert, les reflets qui devenaient de plus en plus larges sur l'eau de la baie, avec les sons qui éclataient soudain et se mouraient encore plus vite, surpris de leur incongruité, personne ne se doutait que cette heure quelconque qui paraissait être à tout le monde, était l'heure de Petit Louis et que le reste, autour de lui, n'était que figuration.


Sur la plage, autour du casino et du plongeoir, des retardataires restaient allongés sur la sable et des mamans s'en revenaient sans se presser, les seins laiteux, les cuisses veinées de bleu, en tiraillant des enfants en maillot rouge ou vert.


Parfois, une auto descendait la rue et c'était un brusque fracas de portière, puis des silhouettes blanches qui allaient rejoindre d'autres silhouettes blanches groupées autour des tables de la Potinière.


Les yeux de Petit Louis riaient, rien que les yeux, comme il arrive aux moments heureux de l'existence, alors qu'on peut tout tenter avec la certitude de réussir. Après bientôt vingt ans d'efforts acharnés, pendant lesquels il avait ingurgité des concepts quasi quotidiennement, Petit Louis venait de dépasser à la fois la métaphysique de la subjectivité et le dernier moment spéculatif hégélien d'identification du réel avec le rationnel. Il était comblé, mais se sentait complètement lessivé.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 4 juillet 2018

Le testament Donadieu (Georges Simenon)


Une ouvreuse traversa le hall, ouvrit à deux battants les portes vitrées, tendit la main pour s'assurer qu'il ne pleuvait plus et rentra en serrant son tricot noir, à boutons, sur sa poitrine. Comme à un signal, la marchande de berlingots, de cacahuètes et de nougats quitta, de son côté, l'abri d'un seuil et s'approcha de son éventaire dressé au bord du trottoir.

Au coin de la rue du Palais, l'agent... Car tout était rites, tout s'enchaînait paisiblement, selon les lois rassurantes. Parce qu'on était à La Rochelle, il suffisait de la bande jaune « Changement de programme » sur les affiches du cinéma pour savoir qu'on était mercredi, alors qu'ailleurs le changement de programme a lieu le vendredi, ou le samedi, ou le lundi.


Un parapluie était ouvert au-dessus de la charrette de la marchande, car il avait plu, et les spectateurs, qui sortaient enfin de la salle, esquissaient tous le geste de l'ouvreuse. Cinquante, cent personnes peut-être, disaient en arrivant au même point du trottoir, qui à sa femme, qui à son mari :
— Tiens ! Il ne pleut plus...
Parfois, le mari ou la femme répliquait :
— C'est possible, mais chez Eugène Fink, le flux ininterrompu de la temporalisation, en tant qu'il assure les toutes premières congruences synthétiques de l'activité intentionnelle, représente le sol phénoménologique le plus profond de la mondanité.


En tout cas, il faisait frais. On n'avait pour ainsi dire pas eu d'été. Le Casino du Mail avait fermé quinze jours plus tôt que d'habitude et à la fin septembre on se serait cru en plein hiver, avec, cette nuit, un ciel trop clair, aux étoiles pâles, sous lequel passaient des nuages vites et bas.


Dix autos, quinze autos ? On entendait tourner les démarreurs. Les phares s'allumaient et toutes les voitures se faufilaient dans la même direction, sans klaxonner, à cause de l'agent, s'emballaient enfin une fois hors de la foule.


Un mercredi comme les autres, un mercredi de fin septembre. Un mercredi où tout « système de l'existence » paraissait impossible, n'en déplaise à Hegel.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

lundi 2 juillet 2018

Touriste de bananes (Georges Simenon)


Il y avait trente-sept jours que le bateau, qui s'appelait l'Île-de-Ré, avait quitté Marseille ; on était parti qu'il gelait et tous les passagers, sauf deux, avaient été malades en sortant de Gibraltar ; après la monotonie des houles de l'Atlantique, on s'était ébroué dans les bals Doudou de la Guadeloupe et le missionnaire des secondes classes lui-même avait revêtu un costume civil pour accompagner la famille Nicou ; à Panama, les dames avaient acheté des parfums qui y sont meilleur marché que partout, et on avait déjeuné sur le pont en traversant le canal, car c'est la tradition ; on approchait des antipodes ; on avait aperçu de loin les Galápagos, photographié des pélicans et des poissons volants ; Muselli, l'administrateur de première classe qui jouait de la guitare hawaïenne, avait acheté une tête d'Indien réduite à la grosseur d'un poing d'enfant ; on était à l'autre bout du monde, à cisailler patiemment, avec un ronron de machine-outil, l'eau trop lisse et trop brillante du Pacifique qui forçait à porter des verres fumés ; le trait qui, sur la carte, dans le salon des premières, s'allongeait chaque jour, toucherait bientôt aux points minuscules des Marquises ; il y avait trente-sept jours qu'on n'était plus en France, ni nulle part. Et pourtant c'était dimanche !

Un vrai dimanche, un dimanche comme tous les dimanches, alors qu'on aurait pu croire que, dans cette sorte d'infini où voguait l'Île-de-Ré, tous les jours se ressemblaient. Certes, à dix heures du matin, un steward annamite avait parcouru le bateau en agitant une petite cloche qui rappelait celle des enfants de chœur ; certes, le missionnaire roux, qui avait passé trente ans aux Nouvelles-Hébrides, avait célébré une messe dans la salle à manger des premières où, à cette occasion seulement, les passagers de seconde avaient accès.


Mais pourquoi, à trois heures de l'après-midi, c'est-à-dire à l'heure de la sieste, cela sentait-il encore le dimanche ? Et d'abord, pourquoi y avait-il en général de l'étant, et non pas plutôt rien ? Cette question, que l'on pourrait qualifier de leibnizienne, Heidegger l'avait commentée de façon singulière dans sa leçon inaugurale de 1929 intitulée Qu'est-ce que la métaphysique. Mais à bord de l'Île-de-Ré, personne ne le savait. Les passagers étaient trop occupés à jouer au bridge, à la belote, aux échecs, au palet, pour se soucier d'ontologie. Les fous !... Les pauvres fous !...


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 29 juin 2018

L'assassin (Georges Simenon)


Le mélange était si intime entre la vie de tous les jours, les faits et gestes conventionnels et l'aventure la plus inouïe que le docteur Kupérus, Hans Kupérus, de Sneek (Frise néerlandaise) en ressentait une excitation quasi voluptueuse qui lui rappelait les effets de la caféine, par exemple.

Il était à Amsterdam, comme tous les premiers mardis du mois. C'était en janvier ; il avait revêtu sa pelisse à col de loutre et, comme il neigeait, il portait des caoutchoucs sur ses chaussures.


Ces détails sont sans importance, mais c'est pour dire que les choses étaient les mêmes que les autres premiers mardis du mois. Jusqu'à ce menu fait encore : en sortant de la belle gare en briques rouges, il était allé boire un verre de genièvre en face, ce qu'il ne disait jamais à personne car il n'est pas convenable, à dix heures du matin, d'entrer seul dans un café vergunning 1 et d'y consommer de l'alcool.


Il avait neigé toute la nuit, il neigeait encore, mais l'atmosphère était très gaie. Les flocons descendaient doucement, fort rares, sans risquer de se rencontrer en l'air, et de temps en temps, le soleil paraissait dans un ciel déjà bleu pâle. Par terre, la neige tenait. Des hommes la balayaient pour en faire des tas. Sur les canaux, près des rives, se formaient des pellicules de glace, et des aiguilles de givre auréolaient la coque des bateaux.


L'aventure commença avec le deuxième verre de Bols, dans lequel Kupérus fit mettre un peu de bitter, pour enlever le goût, qu'il n'aimait pas. Puis il paya, s'essuya la bouche, releva son col et sortit, les mains dans les poches, sa serviette sous le bras.


Normalement, il aurait dû se rendre chez sa belle-sœur, dans le quartier élégant du Jardin Botanique, en prenant le tram. Il aurait déjeuné, puis, à deux heures, il serait allé à pied à trois cents mètres de là, dans un bâtiment neuf, en briques vernissées, où se réunissent, le premier mardi du mois, les médecins de l'Association de Biologie.


Au lieu de ça, il alla se se placer au milieu du boulevard qui longe la gare, il baissa son pantalon et son caleçon, montrant son « fondement de l'historialité du Dasein » aux passants, et se mit à hurler : « Entre la finitude d'un pouvoir limité par la mort et l'infinité du devoir moral, la contradiction paradoxale s'aiguise jusqu'au paroxysme de l'absurde et de l'intenable ! » Le docteur Kupérus était frappé d'une crise aiguë de « jankélévitchisme ».


1. Il existe en Hollande des cafés vergunning qui ont le droit de vendre de l'alcool, et les cafés verlof qui ne servent que des boissons non alcoolisées.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 27 juin 2018

Malempin (Georges Simenon)


Même de sang-froid, je reste persuadé que cette journée a été plus rapide que les autres et le mot vertigineux me vient naturellement à l'esprit. J'ai, quelque part au fond de la mémoire, un vieux souvenir similaire. Je jouais dans la cour du lycée. Non, ce n'est pas possible, puisqu'il va être question d'un tramway. Peu importe ! Dans une rue. Ou sur une place. Plutôt sur une place, car je revois des arbres et je pourrais préciser qu'ils se découpaient sur un mur blanc. Je courais. Je courais à perdre haleine. Pourquoi ? Je l'ai oublié. Je courais comme en rêve, sans rien voir, que le sol qui fuyait sous mes pieds tel le remblai d'un chemin de fer. Et soudain, malgré la vitesse déjà anormale, il y eut accélération, un crescendo finissant par un arrêt brusque qui me laissait vibrant de la tête aux pieds, les tempes battantes, les lèvres humides, les yeux écarquillés sur un tramway qui, à un mètre de moi, tremblait lui aussi de toute sa ferraille.
Je ne cherche pas à prouver. Est-ce que, ce jour-là, je courais plus vite parce que j'avais une intuition, parce que je sentais la catastrophe ?
— Imbécile ! m'a crié le conducteur, aussi pâle que moi.
J'ai dû monter sur le trottoir. Puis, je me suis assis sur un seuil.
La journée dont je veux parler n'a aucun rapport apparent. Peut-être certaine allégresse des très beaux jours de juin ? Je me suis levé à six heures, avant que la bonne fût descendue.
Pendant que je me rasais dans la salle de bains, ma femme, de son lit, m'a rappelé :
— N'oublie pas que chez Husserl, la monade caractérise le rapport intersubjectif. Ce n'est pas du tout comme chez Leibniz ! Le mot monade, chez le fondateur de la phénoménologie, désigne la conscience individuelle, l'individualité en tant qu'elle représente à la fois un point de vue unique, original sur le monde et une totalité close, impénétrable aux autres consciences individuelles ou individualités. Pour Husserl, au moi est donné d'autres moi, non pas directement, mais au travers une série d'actes extérieurs, physiques, que le moi interprète par analogie à soi-même. Ainsi, à travers les actes d'interprétation, se forment des mondes intersubjectifs, régis par des structures qui leur sont propres et qui rendent possible la constitution de personnes supérieures, collectives. On aboutit à une pluralité de monades qui communiquent entre elles, à travers la sphère neutre du monde intersubjectif.
— Je sais, j'ai dit. Me fais pas chier !
La rue de Beaune était vide. J'ai pris un taxi quai d'Orsay et je me suis fait conduire à la gare Saint-Lazare, à travers un Paris doré comme une pêche.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 23 juin 2018

Long cours (Georges Simenon)


Une auto qui venait en sens inverse éclaira un instant la borne kilométrique et Joseph Mittel se pencha juste à temps pour lire : Forges-les-Eaux, 2 km.

Cela ne l'avançait guère, car il ne savait pas à quel endroit de la route Paris-Dieppe se situe cette ville.


Il se rassit sur le tonneau vide et se tint de la main droite à un montant de fer, de sorte que la bâche mouillée touchait sa main et la glaçait. On roulait vite. La camionnette était légère. À l'avant, le chauffeur, un grand garçon au nez cassé, était assis avec Charlotte, mais, de l'intérieur, Mittel ne les voyait pas.


Il ne voyait, lui, qu'en arrière, la route luisante sur laquelle, parfois, on flottait dangereusement. Depuis que la nuit était tombée, le macadam semblait encore plus lisse, jusqu'à donner l'impression d'un canal bordé d'arbres.


On avait traversé Pontoise, puis Gournay, puis enfin Forges-les-Eaux. Mittel voyait les bornes à l'envers, c'est-à-dire celle de leurs faces annonçant la direction de Paris. Ainsi, on franchissait une ville ou un village et c'était quelques kilomètres plus loin seulement qu'il en lisait le nom.


Par une incroyable coïncidence, il avait lu quelque temps auparavant le remarquable article publié par M. G. Noël dans la Revue de métaphysique et de morale sur le Mouvement et les arguments de Zénon d'Elée (1893, p. 107-125), où l'auteur faisait justice de certaines interprétations manifestement erronées du fameux paradoxe, surtout de certaines réfutations véritablement enfantines, et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles passaient à côté de la difficulté sans la voir.


Mittel était convaincu que si Zénon nie le mouvement, c'est parce qu'il nie la pluralité, et qu'il nie la pluralité parce qu'il nie le non-être. Mais en établissant un lien logique entre ces différentes thèses, il se gardait bien de les confondre ou de vouloir les absorber en une seule. Cette prudence dialectique n'empêchait pas le courant d'air, dans la camionnette, de le figer. Et la pose inconfortable ! Quand il remuait un pied ou un bras, il risquait de faire dégringoler des paquets qui contenaient peut-être des objets fragiles. « C'est bien le mouvement en lui-même que nie Zénon, le mouvement sous toutes ses formes, le mouvement des phénomènes élémentaires aussi bien que le mouvement de l'univers pris dans son ensemble » marmonna-t-il pour se donner du courage.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 20 juin 2018

Les suicidés (Georges Simenon)


Juliette traversa la rue à pas précipités, comme elle le faisait chaque soir en quittant Bachelin, et déjà, avec des gestes que la peur rendait maladroits, elle fouillait son sac à main, atteignait le seuil, faisait cliqueter la clef contre la serrure.
La porte, en s'ouvrant, dessina un rectangle lumineux qui rétrécit ensuite jusqu'à disparaître, en même temps que la jeune fille.
La porte était verte. Un écriteau maintenu par des punaises annonçait : rez-de-chaussée à louer. Il tombait une pluie froide. Bachelin ruisselait et ses mains étaient mouillées dans ses poches.
La maison était la dernière de la rue Creuse. Ses deux fenêtres éclairées, au premier étage, mettaient, avec un bec de gaz, les seules lumières dans la perspective obscure où l'eau dévalait.
Juliette montait l'escalier, Bachelin le savait, mouillée elle aussi, les lèvres meurtries par ses baisers, son carton à musique à la main, et lui attendait, pour s'en aller, de la voir passer derrière l'écran jaune du store.
Mais la porte venait seulement de se refermer. Juliette n'en était qu'à la quatrième, à la cinquième marche. Et voilà que le store s'écartait, qu'une maigre silhouette d'homme se profilait qui, lentement, montrait un fusil de chasse.
L'ombre ne faisait pas mine de viser, ne gesticulait pas. Elle montrait l'arme comme un emblème et c'était si inattendu, si incongru aussi dans le cadre paisible de la fenêtre que Bachelin, pris de panique, fonça vers le carrefour éclairé. Quand il s'arrêta, calmé par l'animation d'une rue commerçante, il s'aperçut qu'il avait couru, et les joues brûlantes, les oreilles pourpres, il se remit en marche à grand pas. Il comprenait soudain pourquoi Heidegger voyait dans l'angoisse l'expérience fondatrice permettant au Dasein de mettre au jour les possibilités les plus intimes de son existence, et pourquoi Merleau-Ponty, dans La structure du comportement, considérait l'émotion non pas comme un phénomène psychique simple, mais comme une expérience totale, un comportement qui doit être envisagé dans son ensemble. Il avait eu peur !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 17 juin 2018

Le haut mal (Georges Simenon)


Le gamin poussa la porte et annonça, en regardant la femme de ménage qui, les mains sanglantes, vidait les lapins :
— La vache est morte.
Son vif regard d'écureuil fouillait la cuisine, à la recherche d'un objet ou d'une idée, de quelque chose à faire, à dire ou à manger et il se balançait sur une jambe tandis que sa sœur, ronde et frisée comme une poupée, arrivait à son tour.
— Allez jouer, prononça Mme Pontreau avec impatience.
— La vache est morte.
— Je le sais.
— Vous ne pouvez pas le savoir, puisqu'elle vient de mourir.
Mme Pontreau se leva, bouscula le gamin.
— Écoute, mon petit. L'ontologue allemand Martin Heidegger a écrit que l'animal est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante ». Alors on ne va pas en faire un fromage !
Et elle referma la porte tandis que, dehors, les gosses cherchaient une occupation. Ils avaient préféré ne rien répliquer mais, in petto, ils jugeaient la thèse heideggérienne d'une indigence phénoménologique abyssale. Ils étaient fermement convaincus que, contrairement à ce que soutient Heidegger, les bovins possèdent, comme nombre d'animaux supérieurs, l'intuition vitale, élémentaire bien qu'authentique, de la mort.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mardi 12 juin 2018

Le Coup-de-Vague (Georges Simenon)


Il n'avait pas le moindre pressentiment. Si, au moment où il se levait et regardait par la fenêtre le ciel encore barbouillé de nuit, on lui avait annoncé qu'un événement capital marquerait pour lui cette journée, il n'aurait sans doute pas haussé les épaules, car il était volontiers crédule. Peut-être aurait-il pensé, en fixant le plancher de ses yeux gonflés de sommeil:
— Sûrement un accident de motocyclette !
Il avait une nouvelle machine de huit chevaux, entièrement nickelée, qu'il ne cessait de faire pétarader le long des routes.


Si ce n'était un accident de moto, qu'est-ce qu'il pouvait advenir ? Un incendie au Coup de Vague ? Cela toucherait davantage ses deux tantes que lui et on aurait tôt fait de rebâtir une nouvelle ferme.


Peut-être Jean aurait-il pensé à une chose cependant, qui le tracassait parfois, au moment de s'endormir. Leur meilleur client, pour les moules, était l'Algérie, où ils expédiaient de pleins wagons. Les moules étaient acheminées par Port-Vendres et avaient le temps, depuis La Rochelle, de perdre de leur poids. Alors, on les faisait tremper deux ou trois jours en Méditerranée pour les remplir d'eau.


Recevrait-on de mauvaises nouvelles d'Algérie ? Apprendrait-on que les moules avaient fait des victimes ?


En réalité, Jean ne pensait à rien de tout cela, pour la bonne raison que rien ne l'avertissait d'un événement quelconque. Comme d'habitude, il avait ouvert les yeux cinq minutes avant la sonnerie du réveille-matin et il avait paresseusement enfilé un vieux pantalon, deux tricots de laine, passé les doigts dans ses cheveux et rincé sa bouche avec un peu d'eau.


C'était rituel, y compris le pas furtif de tante Hortense dans l'escalier et le « plouf » du réchaud à gaz qu'elle allumait pour réchauffer un peu de café. Jean ne devait pas encore descendre car sa tante, pour ne pas perdre de temps, gagnait la cuisine en tenue de lit, rentrait chez elle en courant et s'habillait sommairement.


Un événement capital ? Un lot à la Loterie nationale, peut-être ? Ou bien le gros lot par excellence : la mort, avec son terrible cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) ? L'ontologue Martin Heidegger ne soutenait-il pas que la mort, loin d'être un événement banal, constitue « notre ultime possibilité, le noyau même de notre être » ? Toutefois, depuis longtemps, Jean avait remarqué que dans Sein und Zeit, l'apparition du problème de la mort s'expliquait uniquement par la nécessité méthodologique d'élaborer un concept de totalité qui soit adéquat à l'être du Dasein. Même si le concept de totalité surgit de manière explicite justement avec l'introduction du problème de la mort, il traverse en fait toute la construction de l'ontologie fondamentale. Et c'est un moment de cette totalité structurelle et ontologique, l'être-en-avant-de-soi (Sich-vorweg-sein), qui rend délicate la conception d'une autre totalité, existentielle celle-là.


Plus il y pensait, plus Jean en était convaincu : par l'approche du phénomène de la mort, Heidegger avait tenté de résoudre précisément cette contradiction entre la version existentiale du concept de totalité (le souci) et sa version existentielle (être entre naissance et mort). L'ontologue wurtembourgeois était décidément un « féroce lapin » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)