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samedi 13 septembre 2025

Biffure interdite

 

De la culture belge, on peut biffer Delvaux, on peut biffer Michel de Ghelderode, on peut biffer Maurice Maeterlinck, on peut biffer Simenon, on peut biffer Alechinsky, on peut biffer Jean-Claude Pirotte, on peut même biffer Michaux, mais on ne doit en aucun cas et sous aucun prétexte biffer Magritte.
 
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

jeudi 31 octobre 2024

Négativité de la porte simenonienne

 

Chez Simenon, la porte est toujours contre. C'est un peu fatigant, à la longue.
 
(Lucien Ganne, Syllogismes de la mer Rouge)

jeudi 10 novembre 2022

Courants d'air

 

Ce Simenon est horripilant, il laisse toujours la porte contre.

(Louis Ribémont, Mémoires d'un gluon)

mardi 31 juillet 2018

Les rescapés du Télémaque (Georges Simenon)


Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l'arrivée d'un bateau dans un port est précédée d'un certain nombre d'allées et venues invariables, le bateau fût-il, comme dans le cas présent, un chalutier de Fécamp armé à la pêche au hareng.
Cela ne vaudrait donc pas la peine d'en parler si un détail, cette fois, n'avait été différent.
Bien entendu, on connaissait l'arrivée du Centaure alors qu'il ne paraissait pas à l'horizon. Il ne faisait pas tout à fait jour. Il ne faisait plus nuit non plus. Le bateau, là-bas, dans les houles, promenait à bout de mât son fanal terni par le matin. Et, derrière les volets non ouverts du Café de l'Amiral, les lampes étaient éclairées, les chaises et les tables empilées, un seau noirâtre au beau milieu des dalles.
— Dépêche-toi, que le Centaure sera là dans moins d'une heure ! disait Jules, le patron, à Babette, la servante.
Babette, à genoux, les pieds sortant sans cesse de ses sabots, le tablier mouillé moulant ses hanches étroites, promenait sur le sol un torchon gluant d'eau sale.
— Oh, ces bonnes femmes ! grommela Jules. Décidément, Weininger a raison : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. Elle est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité. Elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Elle reste étrangère à toute considération générale, étant incapable d'y accéder intellectuellement. La femme est imperméable à toute métaphysique, cré bon diousse ! Et en plus, elle est « sous le joug du phallus » !
Babette, apparemment indifférente, continuait à frotter.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 28 juillet 2018

L'évadé (Georges Simenon)


Le tout premier grincement eut lieu le lundi 2 mai, à huit heures du matin.
À huit heures moins cinq, comme d'habitude, la cloche du lycée de garçons avait sonné et les élèves épars dans la cour pavée de briques rouges s'étaient groupés en longues files devant les classes.
Tout à gauche, du côté du château d'eau, s'alignaient les petits de septième et de sixième, rouges encore et ébouriffés d'avoir couru. À mesure que l'on avançait vers la droite, on rencontrait de plus grands garçons et les derniers, en costume d'homme, avaient des voix rauques et une ombre de moustache aux lèvres.
Les rayons du soleil étaient pointus, l'air vif. On devinait, vers les remparts, la rumeur cuivrée d'une musique militaire et les sirènes annonçaient que c'était l'heure de la marée et que les bateaux de pêche, en file indienne, quittaient le port de La Rochelle.
La minute était quasi rituelle. Devant chaque porte, une file de garçons patientait. Et les professeurs, encore groupés l'instant d'avant, se serraient la main, gagnaient la tête d'une colonne.
Chaque professeur a son tempo à lui. Certains arrivent tête baissée, marchent droit à la porte de la classe et s'effacent pour laisser entrer les élèves sans même les voir.
D'autres, qui s'avancent lentement, savourent cette prise de possession quotidienne, observent les enfants un à un, font claquer le pouce et l'index pour mettre la colonne en marche.
Peu à peu, la cour se vide. Les portes se referment les unes après les autres...
Or, ce jour-là, les élèves de quatrième B restèrent seuls dehors, frémissant déjà à l'espoir d'un imprévu. J.P.G., le professeur d'allemand qui devait leur faire la classe du matin, n'était pas arrivé.
La tenue de la colonne s'en ressentit. Le rang fut moins droit, puis plus droit du tout. Des rires succédèrent aux murmures. Le surveillant, qui, de l'autre bout de la cour, avait flairé quelque chose, se mit en marche, sa tête rousse flambant au soleil, mais il n'eut pas le temps d'arriver.
J.P.G. surgissait déjà par l'entrée des professeurs, la serviette sous le bras, l'œil plus farouche que jamais, les moustaches plus sombres. Il marchait à grands pas et il arriva cette chose inouïe qu'il dépassa la colonne, comme s'il eût oublié que, ce jour-là, c'était à la quatrième B qu'il donnait son cours. 
Il venait d'être victime de ce que Heidegger nomme la « résolution devançante », qui se caractérise comme le fait de « se projeter en silence et en s'exposant à l'angoisse sur l'être-en-faute le plus propre » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 15 juillet 2018

Les gens d'en face (Georges Simenon)


— Comment ! Vous avez du pain blanc !
Les deux Persans entraient dans le salon, le consul et sa femme, et c'était celle-ci qui s'extasiait devant la table couverte de sandwiches joliment arrangés.
Or, il n'y avait pas une minute qu'on disait à Adil bey :
— Il n'existe que trois consulats à Batum : le vôtre, celui de Perse et le nôtre. Mais les Persans sont infréquentables.
C'était Mme Pendelli qui parlait ainsi, la femme du consul d'Italie, et celui-ci, affalé dans un fauteuil, fumait une mince cigarette à bout rose. Les deux femmes se rejoignirent en souriant au milieu du salon au moment précis où des sons, qui n'avaient été jusque là qu'une rumeur vague dans la ville ensoleillée, s'amplifiaient et soudain, au coin de la rue, éclataient en fanfare.
Alors tout le monde gagna la véranda pour regarder le cortège.


Il n'y avait qu'Adil bey de nouveau, si nouveau qu'il était arrivé à Batum le matin même. Au consulat de Turquie, il avait trouvé un employé venu de Tiflis pour faire l'intérim.
Cet employé, qui repartait le soir, avait amené Adil bey chez les Italiens, afin de le présenter à ses deux collègues.
La musique s'intensifiait toujours. On voyait des instruments de cuivre s'avancer dans le soleil. Ils ne jouaient peut-être pas un air gai, mais c'était quand même un air allègre, qui faisait tout vibrer, l'air, les maisons, la ville.
Adil bey remarqua que le consul de Perse avait rejoint, près de la cheminée, l'employé de Tiflis, et que tous deux s'entretenaient à mi-voix.
Puis il s'occupa du cortège, car il distinguait, derrière la fanfare, un cercueil peint en rouge vif, que six hommes portaient sur les épaules.
— C'est un enterrement ? demanda-t-il naïvement en se tournant vers Mme Pendelli.
Et celle-ci pinça les lèvres pour ne pas rire, tant il était ahuri.
— Eh oui, cher monsieur. Ne savez-vous donc pas que la fin de l'être-au-monde est la mort ? Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant —, ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort.


Adil bey, mal à l'aise, recula vers le salon. Certes, il avait lu dans Sein und Zeit qu'« avec la mort, le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre, indépassable ». Mais tout de même. Tout de même !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 13 juillet 2018

Le passager du Polarlys (Georges Simenon)


Le Polarlys, amarré au quai 17, dans un des bassins les plus lointains et les plus sales de Hambourg, devait appareiller à trois heures de l'après-midi, comme l'annonçait un panneau accroché à la boîte aux lettres de la passerelle.
Il n'était pas deux heures que le capitaine Petersen sentait déjà confusément rôder le mauvais œil.
C'était pourtant un petit homme énergique, trapu, costaud. Depuis neuf heures du matin, il arpentait le pont en surveillant l'embarquement des marchandises.

Un brouillard exceptionnel, jaune et gris, chargé de suie, crachotant une humidité glacée, pesait sur le port et, de la ville, on ne voyait que les lanternes des tramways, les fenêtres éclairées comme en pleine nuit.

On était à la fin de février. À cause du froid, ces nuages, où l'on se débattait, vous laissaient sur le visage et les mains une sorte de verglas.

Toutes les sirènes marchaient à la fois, en une cacophonie qui couvrait le grincement des grues.

Le pont du Polarlys était à peu près désert : quatre hommes au-dessus de la cale avant, pour guider les palans, décrocher les caisses et les barriques.
Est-ce à l'arrivée de Vriens, vers dix heures, que Petersen avait commencé à flairer le mauvais œil ? Ou cela avait-il commencé bien plus tôt, quand il avait lu dans Fichte que le monde n'est que « la manière dont le néant prend figure et apparence pour lui-même en se comprenant comme tel et en s'opposant à l'être en lui-même invisible » ? En tout cas, le capitaine Petersen était persuadé, comme l'idéaliste allemand, que « le monde conserve la trace ineffaçable de son néant ». Les événements n'allaient pas tarder à lui donner raison.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 11 juillet 2018

Les clients d'Avrenos (Georges Simenon)


On n'attendait pas encore de clients, bien qu'un étudiant qui venait pour Sadjidé fût déjà accoudé au bar. Mais ce n'était pas la peine de le servir, car il ne commandait que des bocks et ne les buvait pas.

Seule la grosse Lola, harnachée de soie rose et de grosses perles, était à son poste, à la première table, et regardait devant elle en esquissant le vague sourire qui ne la quitterait pas de la nuit. Ou plutôt si ! Pendant les quelques minutes de son numéro de danse, elle froncerait les sourcils, pincerait les lèvres en épiant ses pieds avec angoisse. Elle ne s'était jamais vantée de savoir danser et, si elle le faisait, comme les autres, c'est parce que le règlement ne tolère dans les cabarets que des « artistes ». C'était même écrit sur son passeport !


Sadjidé n'était pas encore descendue. Elle s'enfermait toujours la dernière dans la soupente servant de loge aux dames de l'établissement et elle n'apparaissait, avec des manières de vedette, qu'après s'être assurée, par un trou de la cloison, qu'il y avait des clients dans la salle.


Alors les hommes lui adressaient un signe amical, ou un sourire, la happaient au passage, lui tapotaient la croupe et, si quelqu'un ne le faisait pas, on pouvait affirmer qu'il était nouveau venu à Ankara.


Le jeune étudiant, au bar, était vraiment amoureux et, pour le moment, plutôt que d'attendre à vide, il questionnait Sonia, la Russe qui ne dansait pas mais qui chantait des romances en français et en allemand.
— Qu'est-ce que vous pouvez me dire de la synthèse quintuple ?
— Pas grand chose. Je crois que c'est un procédé par lequel Fichte prétend égaliser les points de vue de l'être substantiel et du soi fini.
— Et Sadjidé ?
— Elle n'a rien à voir dans tout ça.


Sur l'estrade réservée aux musiciens, le saxophoniste fixait son instrument avec ennui, le portait à ses lèvres, en tirait deux ou trois sons saugrenus puis le regardait à nouveau tandis que le pianiste lisait un journal de Stamboul.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 29 juin 2018

L'assassin (Georges Simenon)


Le mélange était si intime entre la vie de tous les jours, les faits et gestes conventionnels et l'aventure la plus inouïe que le docteur Kupérus, Hans Kupérus, de Sneek (Frise néerlandaise) en ressentait une excitation quasi voluptueuse qui lui rappelait les effets de la caféine, par exemple.

Il était à Amsterdam, comme tous les premiers mardis du mois. C'était en janvier ; il avait revêtu sa pelisse à col de loutre et, comme il neigeait, il portait des caoutchoucs sur ses chaussures.


Ces détails sont sans importance, mais c'est pour dire que les choses étaient les mêmes que les autres premiers mardis du mois. Jusqu'à ce menu fait encore : en sortant de la belle gare en briques rouges, il était allé boire un verre de genièvre en face, ce qu'il ne disait jamais à personne car il n'est pas convenable, à dix heures du matin, d'entrer seul dans un café vergunning 1 et d'y consommer de l'alcool.


Il avait neigé toute la nuit, il neigeait encore, mais l'atmosphère était très gaie. Les flocons descendaient doucement, fort rares, sans risquer de se rencontrer en l'air, et de temps en temps, le soleil paraissait dans un ciel déjà bleu pâle. Par terre, la neige tenait. Des hommes la balayaient pour en faire des tas. Sur les canaux, près des rives, se formaient des pellicules de glace, et des aiguilles de givre auréolaient la coque des bateaux.


L'aventure commença avec le deuxième verre de Bols, dans lequel Kupérus fit mettre un peu de bitter, pour enlever le goût, qu'il n'aimait pas. Puis il paya, s'essuya la bouche, releva son col et sortit, les mains dans les poches, sa serviette sous le bras.


Normalement, il aurait dû se rendre chez sa belle-sœur, dans le quartier élégant du Jardin Botanique, en prenant le tram. Il aurait déjeuné, puis, à deux heures, il serait allé à pied à trois cents mètres de là, dans un bâtiment neuf, en briques vernissées, où se réunissent, le premier mardi du mois, les médecins de l'Association de Biologie.


Au lieu de ça, il alla se se placer au milieu du boulevard qui longe la gare, il baissa son pantalon et son caleçon, montrant son « fondement de l'historialité du Dasein » aux passants, et se mit à hurler : « Entre la finitude d'un pouvoir limité par la mort et l'infinité du devoir moral, la contradiction paradoxale s'aiguise jusqu'au paroxysme de l'absurde et de l'intenable ! » Le docteur Kupérus était frappé d'une crise aiguë de « jankélévitchisme ».


1. Il existe en Hollande des cafés vergunning qui ont le droit de vendre de l'alcool, et les cafés verlof qui ne servent que des boissons non alcoolisées.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 23 juin 2018

Long cours (Georges Simenon)


Une auto qui venait en sens inverse éclaira un instant la borne kilométrique et Joseph Mittel se pencha juste à temps pour lire : Forges-les-Eaux, 2 km.

Cela ne l'avançait guère, car il ne savait pas à quel endroit de la route Paris-Dieppe se situe cette ville.


Il se rassit sur le tonneau vide et se tint de la main droite à un montant de fer, de sorte que la bâche mouillée touchait sa main et la glaçait. On roulait vite. La camionnette était légère. À l'avant, le chauffeur, un grand garçon au nez cassé, était assis avec Charlotte, mais, de l'intérieur, Mittel ne les voyait pas.


Il ne voyait, lui, qu'en arrière, la route luisante sur laquelle, parfois, on flottait dangereusement. Depuis que la nuit était tombée, le macadam semblait encore plus lisse, jusqu'à donner l'impression d'un canal bordé d'arbres.


On avait traversé Pontoise, puis Gournay, puis enfin Forges-les-Eaux. Mittel voyait les bornes à l'envers, c'est-à-dire celle de leurs faces annonçant la direction de Paris. Ainsi, on franchissait une ville ou un village et c'était quelques kilomètres plus loin seulement qu'il en lisait le nom.


Par une incroyable coïncidence, il avait lu quelque temps auparavant le remarquable article publié par M. G. Noël dans la Revue de métaphysique et de morale sur le Mouvement et les arguments de Zénon d'Elée (1893, p. 107-125), où l'auteur faisait justice de certaines interprétations manifestement erronées du fameux paradoxe, surtout de certaines réfutations véritablement enfantines, et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles passaient à côté de la difficulté sans la voir.


Mittel était convaincu que si Zénon nie le mouvement, c'est parce qu'il nie la pluralité, et qu'il nie la pluralité parce qu'il nie le non-être. Mais en établissant un lien logique entre ces différentes thèses, il se gardait bien de les confondre ou de vouloir les absorber en une seule. Cette prudence dialectique n'empêchait pas le courant d'air, dans la camionnette, de le figer. Et la pose inconfortable ! Quand il remuait un pied ou un bras, il risquait de faire dégringoler des paquets qui contenaient peut-être des objets fragiles. « C'est bien le mouvement en lui-même que nie Zénon, le mouvement sous toutes ses formes, le mouvement des phénomènes élémentaires aussi bien que le mouvement de l'univers pris dans son ensemble » marmonna-t-il pour se donner du courage.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 20 juin 2018

Les suicidés (Georges Simenon)


Juliette traversa la rue à pas précipités, comme elle le faisait chaque soir en quittant Bachelin, et déjà, avec des gestes que la peur rendait maladroits, elle fouillait son sac à main, atteignait le seuil, faisait cliqueter la clef contre la serrure.
La porte, en s'ouvrant, dessina un rectangle lumineux qui rétrécit ensuite jusqu'à disparaître, en même temps que la jeune fille.
La porte était verte. Un écriteau maintenu par des punaises annonçait : rez-de-chaussée à louer. Il tombait une pluie froide. Bachelin ruisselait et ses mains étaient mouillées dans ses poches.
La maison était la dernière de la rue Creuse. Ses deux fenêtres éclairées, au premier étage, mettaient, avec un bec de gaz, les seules lumières dans la perspective obscure où l'eau dévalait.
Juliette montait l'escalier, Bachelin le savait, mouillée elle aussi, les lèvres meurtries par ses baisers, son carton à musique à la main, et lui attendait, pour s'en aller, de la voir passer derrière l'écran jaune du store.
Mais la porte venait seulement de se refermer. Juliette n'en était qu'à la quatrième, à la cinquième marche. Et voilà que le store s'écartait, qu'une maigre silhouette d'homme se profilait qui, lentement, montrait un fusil de chasse.
L'ombre ne faisait pas mine de viser, ne gesticulait pas. Elle montrait l'arme comme un emblème et c'était si inattendu, si incongru aussi dans le cadre paisible de la fenêtre que Bachelin, pris de panique, fonça vers le carrefour éclairé. Quand il s'arrêta, calmé par l'animation d'une rue commerçante, il s'aperçut qu'il avait couru, et les joues brûlantes, les oreilles pourpres, il se remit en marche à grand pas. Il comprenait soudain pourquoi Heidegger voyait dans l'angoisse l'expérience fondatrice permettant au Dasein de mettre au jour les possibilités les plus intimes de son existence, et pourquoi Merleau-Ponty, dans La structure du comportement, considérait l'émotion non pas comme un phénomène psychique simple, mais comme une expérience totale, un comportement qui doit être envisagé dans son ensemble. Il avait eu peur !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 17 juin 2018

Le haut mal (Georges Simenon)


Le gamin poussa la porte et annonça, en regardant la femme de ménage qui, les mains sanglantes, vidait les lapins :
— La vache est morte.
Son vif regard d'écureuil fouillait la cuisine, à la recherche d'un objet ou d'une idée, de quelque chose à faire, à dire ou à manger et il se balançait sur une jambe tandis que sa sœur, ronde et frisée comme une poupée, arrivait à son tour.
— Allez jouer, prononça Mme Pontreau avec impatience.
— La vache est morte.
— Je le sais.
— Vous ne pouvez pas le savoir, puisqu'elle vient de mourir.
Mme Pontreau se leva, bouscula le gamin.
— Écoute, mon petit. L'ontologue allemand Martin Heidegger a écrit que l'animal est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante ». Alors on ne va pas en faire un fromage !
Et elle referma la porte tandis que, dehors, les gosses cherchaient une occupation. Ils avaient préféré ne rien répliquer mais, in petto, ils jugeaient la thèse heideggérienne d'une indigence phénoménologique abyssale. Ils étaient fermement convaincus que, contrairement à ce que soutient Heidegger, les bovins possèdent, comme nombre d'animaux supérieurs, l'intuition vitale, élémentaire bien qu'authentique, de la mort.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 6 juin 2018

Le suspect (Georges Simenon)


Il fallait que le concierge fût à cran pour que Chave, malgré l'espace qui les séparait, une porte, un escalier, un couloir, l'entendît hurler au téléphone :
— Puisque je vous dis qu'il est sur le plateau !
Si encore il n'y avait eu que le concierge et que ce téléphone obstiné depuis le commencement du premier acte à appeler Dieu sait qui !...
Et pourquoi le concierge, au lieu de s'égosiller, ne laissait-il pas l'écouteur décroché ?


Chave recula de quelques centimètres, car sa vue fascinait un spectateur du premier rang qui se penchait pour le découvrir en entier. Il suivait machinalement sur la brochure le texte qui se débitait sur la scène et en même temps il s'occupait d'un tas d'autres choses, comme s'il eût possédé une demi-douzaine de cerveaux.


Tout d'abord, il ne cessait de se demander si les substances secondes possèdent une existence ontologique réelle, ou s'il ne faut voir dans ces étants que des instruments qui nous permettent de parler commodément du réel. Il avait tendance à croire, comme Guillaume de Champeaux, que les universaux existent indépendamment aussi bien de l'esprit humain que des objets particuliers. Mais le doute subsistait. Il avait interrogé un philosophe de ses amis à ce sujet, mais tout ce que celui-ci avait pu lui dire, c'est qu'on serait fixé dans un jour ou deux.


En attendant, il n'avait pas dîné. Il avait juste eu le temps de passer une jaquette grise — la seule qu'il eût trouvée — pour son apparition du second acte, dans la boîte de nuit.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

lundi 4 juin 2018

Le Relais d'Alsace (Georges Simenon)


Gredel et Lena, les deux servantes si pareilles avec leurs cheveux ébouriffés et leur visage de poupée, dressaient les couverts sur six tables, les plus proches du comptoir, posaient sur la nappe à petits carreaux rouges les verres de couleur, à long pied, destinés au vin d'Alsace.
Accoudée à la caisse, Mme Keller chuchotait et son mari l'écoutait, debout, en se balançant un peu sur sa béquille. Ils employaient entre eux le patois alsacien.
— Crois-tu vraiment, comme Henri Bergson, que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou
mieux dit une simple contre-possibilité de l'être affirmé ? disait Mme Keller, qui tenait par habitude un crayon à la main.
Derrière elle, un judas permettait de passer les plats de la cuisine à la salle. Le chef y montra sa tête.
— Vous n'avez pas d'allumettes ?
Elle en chercha dans le tiroir plein de pièces de monnaie. Son mari, pesant sur la béquille, fouilla ses poches, tendit une boîte.
— Alors ? insista-t-elle.
— Ma foi, je n'en sais trop rien, répondit M. Keller. Mais j'incline à le penser, oui. Il y a quand même pas mal d'indices concordants.
— Lesquels, par exemple ?
— Oh, je ne sais pas, moi... La choucroute ? Ou peut-être le kouglof ? Tu ne vas quand même pas me dire que c'est du néant ?
Dégoûtée, Mme Keller lui tourna le dos et s'éloigna, gagna le fond de la salle, s'assit près du phonographe qu'elle commença à remonter.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mardi 29 mai 2018

Les fiançailles de Monsieur Hire (Georges Simenon)


La concierge toussota avant de frapper, articula en regardant le catalogue de La Belle Jardinière qu'elle tenait à la main :
— C'est une lettre pour vous, monsieur Hire.
Et elle serra son châle sur sa poitrine. On bougea derrière la porte brune. C'était tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt des pas, tantôt un froissement mou de tissu ou un heurt de faïences, et les yeux gris de la concierge semblaient, à travers le panneau, suivre à la piste le bruit invisible. Celui-ci se rapprocha enfin. La clef tourna. Un rectangle de lumière apparut, une tapisserie à fleurs jaunes, le marbre d'un lavabo. Un homme tendit la main, mais la concierge ne le vit pas, ou le vit mal, en tout cas, n'y prit garde parce que son regard fureteur s'était accroché à un autre objet : une serviette imbibée de sang dont le rouge sombre tranchait sur le froid du marbre.
Le battant de la porte la refoulait doucement. La clef tourna encore et la concierge descendit les quatre étages en s'arrêtant de temps en temps pour réfléchir. Ce qu'elle avait vu ne se concevait pas phénoménalement ni comme le corrélat d'une intuition. Cela n'avait aucun caractère spécifique d'immanence à la conscience mais constituait plutôt une forme d'en soi. Or, comme Moritz Schlick, elle était convaincue que l'ordre des contenus de conscience dans l'espace et dans le temps est le moyen par lequel nous apprenons à déterminer l'ordre transcendant des choses qui se trouvent au-delà de la conscience.
Elle hésitait, cependant. Ce caractère non-intuitif de la réalité empirique, était-ce une raison suffisante pour appeler la police? 


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 25 mai 2018

Les sœurs Lacroix (Georges Simenon)


— ... pleine de grâce, le Seigneur est avec vous... pleine de grâce, le Seigneur est avec vous...
Les mots n'avaient plus de sens, n'étaient plus des mots. Est-ce que Geneviève remuait les lèvres ? Est-ce que sa voix allait rejoindre le sourd murmure qui s'élevait des coins les plus obscurs de l'église ?
Des syllabes semblaient revenir plus souvent que les autres, lourdes de signification cachée.
— pleine de grâce... pleine de grâce...
Puis la fin triste des ave :
— ... pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort, ainsi soit-il.
Quand elle était petite et qu'on disait le chapelet à voix haute, ces mots, qui renaissaient sans cesse, ne tardaient pas à l'envoûter et il lui arrivait d'éclater en sanglots.
— ... maintenant et à l'heure... à l'heure...
Alors elle s'écriait en regardant la Vierge à travers ses larmes :
— Faites que je meure la première !... Ou que nous mourions tous ensemble, mère, père et Jacques...
Quelque part dans l'obscurité, pas loin, du côté de la statue de saint Antoine, résonnait une voix grave comme un bourdon. C'était celle de Maritain qui expliquait que toute forme universelle et nécessaire d'être, même comprise de façon très obscure, constitue une matière à laquelle l'esprit peut appliquer les principes de la pensée scientifique, c'est-à-dire des procédés explicatifs et causaux. Mais il prenait aussitôt soin de préciser que les idées et les principes causaux, lorsqu'ils sont appliqués dans les sciences empiriologiques, doivent être reconsidérés et remaniés. Le concept de cause efficiente, par exemple, est à l'origine un concept ontologique, c'est-à-dire un concept défini par référence à l'être : dans cet état originel il n'est pas directement applicable en dehors de l'ordre ontologique. Quand nous descendons au niveau empiriologique, l'être n'apparaît pas comme le centre lumineux dans la chose considérée mais seulement comme un principe caché d'ordre qui garantit la stabilité des phénomènes.
Geneviève tressaillit, jeta un regard autour d'elle et murmura, toute sa volonté tendue, comme si ç'eût été une question de volonté :
— Sainte Vierge jolie... Il faut que vous fassiez quelque chose pour que cela change à la maison... Il faut que tante Poldine et maman appliquent les principes de la pensée scientifique, comme l'a suggéré Maritain, et cessent de détester papa et de se détester entre elles... Il faut que mon frère Jacques et papa arrivent à s'entendre... Sainte Vierge jolie et douce, il faut que chacun, chez nous, cesse de se haïr...


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 19 mai 2018

L'homme qui regardait passer les trains (G. Simenon)


En ce qui concerne personnellement Kees Popinga, on doit admettre qu'à huit heures du soir il était encore temps, puisque aussi bien son destin n'était pas fixé. Mais temps de quoi ? Et pouvait-il faire autre chose que ce qu'il allait faire, persuadé d'ailleurs que ses gestes n'avaient pas plus d'importance que pendant les milliers et les milliers d'années qui avaient précédé ?
Il aurait haussé les épaules si on lui avait dit que sa vie allait changer brusquement et que cette photographie, posée sur la desserte, qui le représentait debout au milieu de sa famille, une main négligemment appuyée au dossier d'une chaise, serait reproduite par tous les journaux d'Europe.

Enfin, s'il avait cherché en lui-même, en toute conscience, ce qui pouvait le prédisposer à un avenir tumultueux, il n'eût sans doute pas pensé à certaine émotion furtive, quasi honteuse, qui le troublait lorsqu'il voyait passer un train, un train de nuit surtout, aux stores baissés sur le mystère des voyageurs.
Quant à oser lui affirmer en face qu'à cet instant son patron, Julius de Coster le Jeune, était attablé à l'Auberge du Petit-Saint-Georges et s'enivrait consciencieusement, cela eût été sans sel comme effet, car Kees Popinga n'avait aucun goût pour la mystification et il avait son opinion sur les gens et sur les choses.
Or, en dépit de toute vraisemblance, Julius de Coster le Jeune était bel et bien au Petit-Saint-Georges.
Et, à Amsterdam, dans un appartement du Carlton, une certaine Paméla prenait un bain avant d'aller chez Tuchinski, qui est le cabaret en vogue.
En quoi cela pouvait-il toucher Popinga ? Et encore qu'à Paris, dans un petit restaurant de la rue Blanche, chez Mélie, une certaine Jeanne Rozier, qui était rousse, fût attablée en compagnie d'un nommé Louis à qui elle demandait, en se servant de moutarde :
— Dis donc, Loulou. Comment une proposition peut-elle signifier le monde ? Il me semble que signifier, pour une proposition simple, veut dire représenter un état de choses par une image, à condition qu'il y ait un rapport d'homologie, d'isomorphisme entre les éléments de la proposition et les états de choses. Mais je n'en suis pas bien sûre...
Et le nommé Louis répondait:
— C'est bien ça. Les signes de la langue n'ont de pouvoir signifiant qu'en tant que mots ou signes mis en position de phrase. Un signe n'a qu'une valeur virtuelle, différentielle ; il ne prend valeur réelle que dans le cadre d'une phrase. Nous devons donc renoncer à l'analyse de la proposition en termes séparés. Il n'est pas question de considérer qu'un terme général a un sens qu'il désigne. C'est une expression non saturée, vide. Quant à moi en tout cas, je m'inscris en faux contre Aristote et je suis Frege dans son analyse de l'expression prédicative.
— C'est bien pour ça que je t'aime, Loulou.
— Ouais, bon. Mais pour ta gouverne, sache que Verlaine regardait comme une véritable hérésie gastronomique le fait de manger de la moutarde avec du ragoût de mouton ; c'était, d'après lui, un trait d'inélégance et presque de barbarie !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 18 mai 2018

Quartier nègre (Georges Simenon)


— Je ne vois que des nègres, avait murmuré Germaine, alors que le navire manœuvrait encore et que, du haut du pont promenade, elle voyait se rapprocher lentement un quai où attendaient deux rangs de dockers noirs.
Et son mari avait murmuré sans conviction :
— Évidemment !
Pourquoi évidemment, puisqu'ils étaient à l'entrée du canal de Panama, c'est-à-dire en Amérique centrale ? N'auraient-ils pas dû apercevoir des Indiens ?
Il y avait deux heures de cela et ils avaient eu d'autres occasions d'étonnement. Ils étaient vêtus de toile blanche, tous les deux coiffés d'un casque colonial. Dupuche qui parlait l'anglais mieux que sa femme avait discuté avec un nègre qui, en échange de ses bagages, lui avait remis un bout de carton avec un numéro en grommelant :
Washington Hotel ?
Yes ! avait-il répliqué, stupéfait, car c'était là qu'il comptait descendre.
Ceux des passagers du Ville de Verdun qui continuaient le voyage jusqu'à Tahiti descendaient à terre en se bousculant, car le bateau n'escalait que trois heures avant de pénétrer dans le canal. On apostrophait les Dupuche.
— Vous restez longtemps à Cristobal ?
— Notre bateau arrive dans deux jours...
— Bonne chance !...
Le soleil aidait à vous dépayser, et aussi l'uniforme des douaniers, des agents, des soldats américains qui gardaient le port et les rues voisines. Des nègres vous happaient au passage, pour vous entraîner dans leur auto, mais Germaine préféra une voiture attelée d'un cheval et surmontée d'un petit taud blanc d'où pendaient des glands de rideau.
— Nous allons apporter à ces nègres la morale et l'esthétique, dit Dupuche. Le poète Jules Lemaître n'a-t-il pas écrit : « Chers primitifs, ô Bamboulas, benjamins de la terre antique, grands innocents qui n'avez pas de morale ni d'esthétique » ?
— Si, confirma Germaine. Mais comment allons-nous procéder ?
— Hum... Et si on organisait une lecture publique d'Art et scolastique de Maritain ? Le thomisme me paraît être un bon point de départ...
— Excellente idée, dit Germaine. Mais ces nègres pourront-ils comprendre que, chez Maritain, le fondement de la doctrine de l'être est le principe d'identité qui justifie en droit une « raison d'être » intelligible ?
— Ma foi, nous verrons bien.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 16 mai 2018

Les inconnus dans la maison (Georges Simenon)


— Allô ! Rogissart ?
Le procureur de la République était debout, en chemise, près du lit d'où émergeait le regard étonné de sa femme. Il avait froid, surtout aux pieds, car il s'était levé si soudainement qu'il n'avait pas trouvé ses pantoufles.
— Qui est à l'appareil ?
Il fronça les sourcils, répéta à l'intention de sa femme :
— Loursat ? C'est vous, Hector ?
Et sa femme, intriguée, repoussait la couverture, tendait un long bras trop blanc vers le second écouteur.
— Qu'est-ce que vous dites ?
La voix de l'avocat Loursat, lequel était cousin germain de la femme du procureur, énonçait calmement :
— Écoutez, hein. Je suis le philosophe Henri Bergson. Il me paraît vraisemblable que la conscience, originellement immanente à tout ce qui vit, s'endort là où il n'y a plus de mouvement spontané, et s'exalte quand la vie appuie vers l'activité libre. Chacun de nous a d'ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire. Alors attention, hein !
— Mais... Mais... De quoi s'agit-il ?
Écoutez, ne faites pas l'imbécile. Dans l'apprentissage d'un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu'il vient de nous, parce qu'il résulte d'une décision et implique un choix, puis, à mesure que ces mouvements s'enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Alors ? Qu'est-ce que vous dites de ça ?
Quand le procureur raccrocha, Laurence Rogissart qui détestait son cousin laissa tomber :
— Il est encore ivre !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

lundi 14 mai 2018

Le Blanc à lunettes (Georges Simenon)


— Tu entends, Georges?
Le mari sursautait, son verre de bière à la main.
— Quoi ?
— Ferdinand dit que le seul moyen de parvenir à l'ataraxie, c'est de suspendre son jugement. C'est ce que les sceptiques grecs appellent l'épochè...
— Je sais !
— Alors, pourquoi bois-tu de la bière ?
— Parce que je n'aime pas suspendre mon jugement !
— C'est ta quatrième bouteille aujourd'hui...
— Est-ce que je te demande combien de cigarettes tu as fumées ?
  Ferdinand Graux détournait un peu la tête, essayait de ne pas sourire, rencontrait le regard amusé du vieil Anglais de Nairobi et apprenait ainsi que celui-ci comprenait le français.
  Où se situait donc la scène de l'épochè ? Il fallait déjà faire un effort. Quand on n'y réfléchissait pas, on pouvait croire que cette vie durait depuis de longs jours alors qu'elle avait commencé seulement la veille, à deux heures du matin, il est vrai !
  La scène de l'épochè se localisait à Assouan. Mais, auparavant, il y avait déjà eu celle du « vécu de conscience », au Caire.
— Tu entends, Georges ?
Et le mari, immanquablement, avait l'air de sortir d'un rêve :
— Quoi ?
— Ferdinand dit que toute conscience est conscience de quelque chose, qu'il s'agit de penser le « vécu de conscience » comme une intention, c'est-à-dire la visée d'un objet qui demeure transcendant à la conscience.
  Mais c'était bien avant l'avion que Ferdinand Graux avait remarqué le couple. À Marseille même, une heure avant le départ, il avait vu monter à bord cette petite bonne femme maigre et turbulente suivie d'une mère essoufflée et d'un brave homme de père endimanché.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)