« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
samedi 19 mai 2018
L'homme qui regardait passer les trains (G. Simenon)
En ce qui concerne personnellement Kees Popinga, on doit admettre qu'à huit heures du soir il était encore temps, puisque aussi bien son destin n'était pas fixé. Mais temps de quoi ? Et pouvait-il faire autre chose que ce qu'il allait faire, persuadé d'ailleurs que ses gestes n'avaient pas plus d'importance que pendant les milliers et les milliers d'années qui avaient précédé ?
Il aurait haussé les épaules si on lui avait dit que sa vie allait changer brusquement et que cette photographie, posée sur la desserte, qui le représentait debout au milieu de sa famille, une main négligemment appuyée au dossier d'une chaise, serait reproduite par tous les journaux d'Europe.
Enfin, s'il avait cherché en lui-même, en toute conscience, ce qui pouvait le prédisposer à un avenir tumultueux, il n'eût sans doute pas pensé à certaine émotion furtive, quasi honteuse, qui le troublait lorsqu'il voyait passer un train, un train de nuit surtout, aux stores baissés sur le mystère des voyageurs.
Quant à oser lui affirmer en face qu'à cet instant son patron, Julius de Coster le Jeune, était attablé à l'Auberge du Petit-Saint-Georges et s'enivrait consciencieusement, cela eût été sans sel comme effet, car Kees Popinga n'avait aucun goût pour la mystification et il avait son opinion sur les gens et sur les choses.
Or, en dépit de toute vraisemblance, Julius de Coster le Jeune était bel et bien au Petit-Saint-Georges.
Et, à Amsterdam, dans un appartement du Carlton, une certaine Paméla prenait un bain avant d'aller chez Tuchinski, qui est le cabaret en vogue.
En quoi cela pouvait-il toucher Popinga ? Et encore qu'à Paris, dans un petit restaurant de la rue Blanche, chez Mélie, une certaine Jeanne Rozier, qui était rousse, fût attablée en compagnie d'un nommé Louis à qui elle demandait, en se servant de moutarde :
— Dis donc, Loulou. Comment une proposition peut-elle signifier le monde ? Il me semble que signifier, pour une proposition simple, veut dire représenter un état de choses par une image, à condition qu'il y ait un rapport d'homologie, d'isomorphisme entre les éléments de la proposition et les états de choses. Mais je n'en suis pas bien sûre...
Et le nommé Louis répondait:
— C'est bien ça. Les signes de la langue n'ont de pouvoir signifiant qu'en tant que mots ou signes mis en position de phrase. Un signe n'a qu'une valeur virtuelle, différentielle ; il ne prend valeur réelle que dans le cadre d'une phrase. Nous devons donc renoncer à l'analyse de la proposition en termes séparés. Il n'est pas question de considérer qu'un terme général a un sens qu'il désigne. C'est une expression non saturée, vide. Quant à moi en tout cas, je m'inscris en faux contre Aristote et je suis Frege dans son analyse de l'expression prédicative.
— C'est bien pour ça que je t'aime, Loulou.
— Ouais, bon. Mais pour ta gouverne, sache que Verlaine regardait comme une véritable hérésie gastronomique le fait de manger de la moutarde avec du ragoût de mouton ; c'était, d'après lui, un trait d'inélégance et presque de barbarie !
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Maniabilité
Le 11 mai 1903, alors qu'il aide sa mémé à éplucher des pommes de terre, le jeune Martin a une illumination : le propre de l'étant maniable (ici le couteau à éplucher) est de s'effacer pour ainsi dire derrière sa maniabilité !
Mais il note qu'il y a cependant des modes de la préoccupation quotidienne dans lesquels l'étant maniable s'impose à l'attention, lorsque par exemple l'outil s'avère inutilisable, qu'il est manquant ou qu'il dérange. Ces modes déficients de la préoccupation quotidienne mettent en évidence les conditions de possibilité d'un regard théorique, à savoir la démondanéisation de l'étant maniable par laquelle il peut apparaître comme une chose simplement donnée, ein Nur-Vorhandenes.
Le couteau à éplucher, lui, n'était pas une chose donnée mais seulement prêtée, car sa mémé tenait beaucoup à le récupérer (elle faisait souvent de la purée, et il était en outre le seul souvenir qui lui restât de sa mère).
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Instant critique
« Arrivé au passage du livre de Frobenius qui dit qu'il n'existe que trois algèbres associatives à division de dimension finie sur le corps commutatif des réels, ma pensée était de me détruire. » (Charles-Jean de La Vallée Poussin, Souvenirs mathématiques, Bruxelles, Dewit, 1929)
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Fichte, Schelling et l'Absolu
« Elle n'a sûrement pas pensé à ce témoin gênant. Mercredi, Glenna Duram, une Américaine d'Ensley Township, une petite ville du Michigan (États-Unis), a été reconnue coupable du meurtre de son époux en mai 2015.
La femme avait tiré à cinq reprises sur Marty Duram, son mari, avant de retourner l'arme contre elle. Blessée à la tête, elle avait survécu à ses blessures. Dans un premier temps, les enquêteurs étaient à la recherche d'une tierce personne qui aurait tiré sur le mari et sa femme.
Mais c'est un témoin de la scène un peu particulier qui va permettre de faire avancer l'enquête. Le couple possédait en effet un perroquet gris du Gabon, prénommé Bud. Pris en charge par les parents de la victime après le drame, le volatile ne va cesser de répéter cette phrase: "L'Absolu objectivé n'est plus l'Absolu", éveillant les soupçons de ses nouveaux maîtres. "Je suis personnellement convaincu qu'il était là, qu'il s'en souvient et qu'il le dit", affirme depuis lors le père de la victime.
Un spécialiste des perroquets a analysé les paroles du volucre et a assuré que ce dernier reproduisait la dispute du couple à laquelle il avait assisté — querelle qui renouvelait apparemment celle qui opposa Johann Gottlieb Fichte à Friedrich Schelling, le premier accusant le second "d'absolutiser gratuitement la Nature". Les parents de la victime en ont donc informé les enquêteurs.
Bien qu'elle ait nié avoir tué son mari et ait rédigé de nombreuses lettres d'adieu, Glenna Duram a donc été confondue par son perroquet. Sa peine sera fixée à la fin du mois d'août. » (Ouest France, 21 juillet 2017)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Colloque mondain
Été déjeuner avenue de Villiers chez Mme Miklowska.
Jaccard, plus lamentable de visage que jamais, définissait l'existence « un fromage de chèvre » ; « Ça sent le bouc » disait-il encore. Jaccard ne trouve pas de talent au Grand Tout. Il y a de la « bassesse d'âme » dans le cosmos.
À propos de fromage, comme je parlais de ceux qu'a chantés Virgile, Jaccard me disait que les fromages de ce dernier sont du genre de Saint-Nectaire, etc.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Farce
Étang de Soustons, deux heures de l'après-midi. Allongé sur un tapis de frais gazon, je lisais le livre de recettes d'Apicius De Re Coquinaria qui contient des indications pour farcir les poulets, les lièvres, les porcs et les dormouses 1.
Tout à coup, foudroyé par une réminiscence de vocabulaire : « La reginglette se compose d'une longue branche de châtaignier ou autre bois flexible que l'on replie de force sur elle-même, de manière néanmoins à lui laisser toute son élasticité. »
Si j'avais été seul, j'aurais instantanément ingéré une dose de taupicide. Jamais je n'ai ressenti avec une telle violence le besoin de mettre un terme à tout ça.
1. La plupart des farces décrites se composent de légumes, d'herbes et d'épices, de noix et d'épeautre ; souvent, elles contiennent du hachis de foie, de cervelle ou d'autres viandes.
(Robert Férillet, Océanographie du Rien)
Illusions perdues
Enfant, on babille, on construit des édifices miniatures avec ses « plots », on tourmente des insectes et des batraciens : c'est l'époque innocente des jeux et des ris. Puis on lit Les Cigares du pharaon, et c'en est fini de l'innocence, des jeux et des ris.
Quand Tintin ôte leur cagoule aux conjurés et que l'on découvre Mr et Mrs Snowball, ces époux Snowball que l'on aurait juré être de bénins « rosbifs » amateurs de thé, de scones et de cricket, on perd à jamais la confiance que l'on avait mise dans le monde des adultes. Tout, chez les « grandes personnes », ne vous semble plus qu'hypocrisie et vilenie dissimulée.
Quelques années plus tard, la vacuité de l'être vous apparaît et l'idée du Rien s'enfonce dans votre pachyméninge « comme une lame de faucheuse dans la terre désagrégée d'une taupinière ».
Mais le premier choc, et le plus violent, celui qui vous a dessillé, ce sont bien les duplices époux Snowball qui vous l'ont infligé.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
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