vendredi 11 mai 2018

En attendant ces dames (Larry Brown)


Ma femme est rentrée en pleurant de l'endroit où on dépose les ordures parce que, a-t-elle dit, il y avait là-bas un pervers qui avait baissé son pantalon et lui avait montré son article. Je lui ai demandé de quelle taille était ce goupillon-là (étant en train de boire de la bière tout en lisant le Mystère de l'être de Gabriel Marcel, je ne prenais pas l'affaire très au sérieux), et elle a répondu qu'il ressemblait assez à un escargot à moitié sorti ou à une limace, mais avec quelques poils. « C'était écœurant », a-t-elle ajouté, parcourue d'un petit frisson, agitant les épaules de cette manière qui lui est si particulière.

D'après elle, le type, qui se présentait comme « phénoménologue », lui avait dit qu'il allait lui montrer une boule rouge et lisse d'un côté, verte et bosselée de l'autre, pour lui faire comprendre le concept d'« intentionnalité anticipatrice » chez Husserl. Mais ce qu'il avait sorti, c'était son braquemard.


Alors une colère soudaine s'est emparée de moi. J'ai tapé sur la table avec ma boîte de bière. Je me suis écrié que j'allais m'occuper de ce salopard. J'ai dit: « Si les femmes et les enfants  ne peuvent pas se promener dans les rues à cause de pervers qui salissent la phénoménologie, qu'est-ce qui va se passer, à ton avis, quand on n'aura plus aucun respect pour le bergsonisme ou le mouniérisme, quand la déviance philosophique sera banalisée, quand les aristotéliciens pourront tranquillement exhiber leur organon devant les gens, et, pourquoi pas, devant un petit gamin la prochaine fois ? »


Je ne pensais pas avoir besoin d'un fusil ou d'une autre arme, mais j'ai pris mon Histoire de la philosophie d'Ėmile Bréhier. Sept gros volumes, il y avait de quoi assommer un bœuf. Je me suis dit que puisqu'il avait baissé son calcif, il avait dû disparaître dans la nature, et je pensais que je pouvais rouler dans mon pick-up en écoutant un peu de musique country, des chansons où les gens boivent, sont infidèles, perdent l'amour et le retrouvent, puisque apparemment je n'allais pas pouvoir tout de suite continuer ma lecture de Gabriel Marcel.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Ondes conceptuelles


Si l'on dispose à peu de distance l'un de l'autre deux philosophes isolés, l'un sceptique, l'autre dogmatique, armés de tiges munies de sphères, et si l'on établit entre ces deux philosophes une différence de potentiel syllogistique graduellement croissante, il arrive un moment où le condensateur formé par les deux « amis de la sagesse » se décharge sur lui-même. On en est averti par la production d'un concept qui éclate entre les deux sphères de métal.

Férillet, qui a imaginé le dispositif précédent, a montré qu'il suffit, pour entretenir d'une manière continue le condensateur dans l'état de décharge oscillante — et engendrer ainsi une grande quantité de concepts —, de relier les deux philosophes qui le constituent aux deux pôles d'une bobine de Ruhmkorff en activité.


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Preuve du pudding


« Car comment pourrait-on, fût-ce même en qualité de rien, se donner en toute conscience au rien, et non seulement à un rien vide, mais à un rien bouillonnant dont la nullité consiste uniquement en ce qu'il est incompréhensible ? » — Et pourtant on le peut, cher ami. On le peut, grâce, par exemple, à un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe, ou à une simple corde de violoncelle. Mais oui !

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Extensions infinies


La théorie d'Iwasawa cherche à étendre les résultats arithmétiques classiques sur les corps de nombres à des extensions infinies du corps des rationnels, par des procédés de passage à la limite.

Atteindre la limite et la dépasser, c'est aussi ce que tente de faire le suicidé philosophique, par des moyens plus simples (il utilise par exemple le taupicide au lieu des extensions galoisiennes du groupe profini Zpp est un nombre premier fixé).


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Conseils à un hypocondriaque


Vous êtes jeune, en relativement bonne santé, mais l'ennui vous dévore, votre intelligence s'affaiblit, vous ne digérez plus, vous ne dormez plus, et la vie est pour vous un supplice. Vous voulez, dites-vous, quitter la ville, vous soupirez après la campagne, mais vos habitudes paresseuses vous retiennent dans votre « cagibi rienesque ». 

Pour dissiper cet état d'inertie, vous appelez en vain à votre secours le café, l'alcool, les romans de Georges Perec. Ces excitants vous réveillent un moment, puis vous jettent dans une stupeur léthargique. 


Pitoyable mollusque ! Protiste tératogène ! c'est votre vie entière qu'il faut réformer. Certes, ce n'est ni sur les quais de la Seine, ni au jardin du Luxembourg que vous trouverez un remède à vos maux. Mais ce n'est pas non plus dans l'air raréfié des montagnes, ni dans la riante campagne où le vent fait plier les moissons, où les jolis chemins sont bordés de pommiers, et où les petits liserons montrent leur corolle d'un rose si doux. Non, aux doubles-vécés tout cela ! C'est dans l'homicide de soi-même, cher ami, que vous trouverez enfin le repos 1.


1. Dix grammes de taupicide, en une seule prise.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Il faut arrêter cet auteur...


Un avis de Roland Jaccard sur Jean-Guy Floutier

Wou-Wei


Un retraité de 72 ans s'est suicidé par arme à feu, tôt dimanche matin, dans le hall d'accès du commissariat central de Sète (Hérault). Peu après 6 h 30, cet habitant du quartier pénètre dans le hall vitré du commissariat, libre d'accès, avant de sonner à un interphone devant une seconde porte des locaux de la police, fermés à cette heure. Il prétend être le philosophe Jean Grenier.

Un fonctionnaire lui répond et l'homme annonce qu'il va monter. Les policiers à l'intérieur entendent peu après une détonation et découvrent le corps inanimé dans le sas. L'homme s'est tiré une balle de fusil de chasse. C'est alors que les policiers réalisent que l'individu n'est sûrement pas le philosophe Jean Grenier puisque celui-ci — d'ailleurs décédé depuis plus de quarante-deux ans — s'est toujours déclaré adepte d'une contemplation proche du Wou-Wei (non-agir), l'un des préceptes du Tao.

« Il n'avait jamais eu affaire à la police et n'était pas un ancien policier. La raison pour laquelle il a choisi de se rendre au commissariat pour se donner la mort nous échappe, si ce n'est qu'il habite tout près », a indiqué une source judiciaire. (Le Parisien, 28 avril 2013)

(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Le barbecue (Stephen Dixon)


Je me trouve dans un appartement avec des gens. Nous sommes là pour un barbecue qui devait avoir lieu à neuf heures, mais la soirée a été reportée à une autre date et les hôtes n'ont pas pu prévenir tout le monde par téléphone. À un moment, quelqu'un dit : « il faut que je vous raconte une histoire. Écoutez-moi ça, c'est l'histoire la plus délirante que je connaisse, et elle est vraie de bout en bout.
— C'est ton histoire avec Heidegger, celle que tu m'as racontée hier en rentrant ? demande une femme.
— Oui, c'est celle-là.
— Raconte, ça va leur plaire », dit-elle.
Elle est assise au milieu des invités, nous sommes installés sur des chaises et sur un divan, et nous buvons le vin ou la bière que nous avons apportés pour accompagner le barbecue.
« Bon, d'accord. Ou plutôt, Dee, pourquoi tu ne la racontes pas, toi ? Tu racontes toujours les histoires bien mieux que moi.
— Non, pas sur commande, c'est pas possible. Allez, c'est toi qui l'as entendue en premier et qui voulais la raconter, vas-y, Ron.
— Allez, Ron, dit quelqu'un, racontez-la nous, vous ou votre femme, mais on veut l'entendre. Qu'est-ce qui s'est passé de si délirant avec Heidegger ?
— Bon, alors écoutez-ça. En 1922, dans la troisième partie du cours qu'il donne à l'Université de Fribourg, Heidegger associe vie facticielle et mobilité : "En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité". Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : "La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité."
— Et ? demande quelqu'un.
— C'est tout », dit Ron.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Limites du positivisme


Le professeur Fan Se-Yeng, que l'on croise dans Le Lotus bleu, est un neurologue chinois connu pour ses ouvrages sur l'aliénisme, de retour à Shanghai après un long voyage aux États-Unis. Tintin décide d'aller lui demander son aide pour guérir Didi, le fils de Wang, empoisonné par le radjaïdjah.

Dans le large spectre d'écoles philosophiques que l'on rencontre au fil des aventures de Tintin, le professeur Fan Se-Yeng représente le positivisme, qui prétend libérer le sujet pensant de l'idée du Rien à l'aide de procédés purement chimiques — ou mécaniques 1, ce qui revient au même. Comme on le sait, le positivisme rejette l'introspection, l'intuition et toute approche métaphysique pour expliquer les phénomènes, et prône le seul recours à l'analyse et à l'expérience scientifique. Mais cette démarche est loin d'être toujours couronnée de succès, car certains « phénomènes » ne se laissent pas si facilement disséquer. L'un des « phénomènes » les plus connus parmi ceux qui mirent en échec la méthode d'Auguste Comte est le fantaisiste français Joseph Pujol (1857-1945), dit « le pétomane », qui pouvait jouer O sole mio en soufflant dans un ocarina par l'intermédiaire d'un tuyau relié à son fondement.

En ce qui concerne le professeur Fan Se-Yeng, il finira tout de même par découvrir un antidote au radjaïdjah, mais sans qu'on puisse en tirer la moindre conclusion générale quant à la validité de la doctrine positiviste — car les coups de chance se produisent aussi !

1. Cas notamment du fauteuil rotatoire.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Une course pour tisser des liens intergénérationnels


« Les visages sont rougis par l'effort. On reprend son souffle autour d'une collation ou en faisant quelques étirements du Dasein. Quarante-six grands-parents et petits-enfants, en jogging et baskets, ont participé ce samedi matin à la deuxième édition de la Course des grands-mères à Beauvais. Cette année, les papys étaient aussi les bienvenus. "Le but est de créer des liens intergénérationnels, à travers des moments de partage entre grands-parents et petits-enfants", résume Claudette Kempka-Isaac, présidente de l'association "Bien dans son assiette, à l'aise dans ses baskets", organisatrice de la manifestation. 

En se rendant au plan d'eau du Canada, Jacques et Nicole Marek, 66 et 65 ans, n'avaient pas prévu de faire la course avec leurs petits-enfants Benoît et Julie, 12 et 10 ans. "Nous étions venus là pour nous noyer, ne pouvant plus supporter la discordance entre les points de vue de l'être substantiel et du soi fini, et quand nous avons vu les stands, nous sommes allés nous changer pour la course. C'est super pour garder la forme et pour avoir l'air d'un couillon", explique Jacques. 

Les vingt-trois binômes avaient le choix entre la course, l'ingestion de taupicide ou la marche rapide sur une distance de trois kilomètres (personne n'a choisi le taupicide). Avec un départ différé, grands-parents et petits-enfants se sont retrouvés au deuxième kilomètre pour terminer ensemble le parcours, très souvent main dans la main : "Benoît m'a encouragé car je n'en pouvais plus, poursuit Jacques à l'issue de la course. À un moment donné, j'ai même été tenté d'en finir, comme Gérard de Nerval lors de son arrivée sur la place de la Concorde". 

L'association avait aussi installé des stands de tricot et de lecture pour insister sur l'idée de partage et de transmission de savoirs. "C'est important, le partage et la transmission de savoirs, sacré bon diousse !" tonne Claudette Kempka-Isaac. » (Le Parisien, 28 mai 2016)

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)