samedi 23 juin 2018

Noms (Stephen Dixon)


Je tourne en rond dans la chambre. Je m'allonge sur le lit. J'essaye de lire. J'essaye de dormir. Je regarde dans le réfrigérateur. Je bois. Je sors. Je marche dans les rues. Je regarde à l'intérieur des appartements à travers les vitres. Je vais voir un film. Je m'en vais à la moitié du film. Je vais dans un bar. Je m'assois et commande un verre. Je me lève, pose ma bière, et me dirige vers les toilettes alors que je n'ai rien à y faire. J'y vais parce que j'ai envie de passer au milieu des gens agglutinés au bar. J'ai envie qu'on me dise bonjour. « Tiens, comment ça va, quoi de neuf ? », voilà ce que j'ai envie qu'on me dise. Ou bien quelqu'un qui ne me connaît pas, mais a envie de discuter, par exemple de Maritain.

Selon ce dernier, toute forme universelle et nécessaire d'être, même comprise de façon très obscure, constitue une matière à laquelle l'esprit peut appliquer les principes de la pensée scientifique, c'est-à-dire des procédés explicatifs et causaux. Mais attention ! Dans Les degrés du savoir, Maritain prend soin de préciser que les idées et les principes causaux, lorsqu'ils sont appliqués dans les sciences empiriologiques, doivent être reconsidérés et remaniés. Le concept de cause efficiente, par exemple, est à l'origine un concept ontologique, c'est-à-dire un concept défini par référence à l'être : dans cet état originel il n'est pas directement applicable en dehors de l'ordre ontologique. Quand nous descendons au niveau empiriologique, l'être n'apparaît pas comme le centre lumineux dans la chose considérée mais seulement comme un principe caché d'ordre qui garantit la stabilité des phénomènes.


Mais on ne me dit rien, personne ne s'apprête à me parler de Maritain. Le thomisme, c'est clair, ils n'en ont rien à foutre. 


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Satisfaction guaranteed (or your money back)


Comme le notait déjà Baudelaire en 1855, « l'étant existant est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu'il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel ». 

Avec la « machine à suicide » — le Thanatron — du docteur Kevorkian, un nouveau palier est franchi, et c'est à l'américanisation de l'homicide de soi-même que l'on assiste. Tout ici-bas doit-il donc finir en farce, jusqu'à l'idée si noblement sophistiquée de la mort volontaire ?

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

      Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Long cours (Georges Simenon)


Une auto qui venait en sens inverse éclaira un instant la borne kilométrique et Joseph Mittel se pencha juste à temps pour lire : Forges-les-Eaux, 2 km.

Cela ne l'avançait guère, car il ne savait pas à quel endroit de la route Paris-Dieppe se situe cette ville.


Il se rassit sur le tonneau vide et se tint de la main droite à un montant de fer, de sorte que la bâche mouillée touchait sa main et la glaçait. On roulait vite. La camionnette était légère. À l'avant, le chauffeur, un grand garçon au nez cassé, était assis avec Charlotte, mais, de l'intérieur, Mittel ne les voyait pas.


Il ne voyait, lui, qu'en arrière, la route luisante sur laquelle, parfois, on flottait dangereusement. Depuis que la nuit était tombée, le macadam semblait encore plus lisse, jusqu'à donner l'impression d'un canal bordé d'arbres.


On avait traversé Pontoise, puis Gournay, puis enfin Forges-les-Eaux. Mittel voyait les bornes à l'envers, c'est-à-dire celle de leurs faces annonçant la direction de Paris. Ainsi, on franchissait une ville ou un village et c'était quelques kilomètres plus loin seulement qu'il en lisait le nom.


Par une incroyable coïncidence, il avait lu quelque temps auparavant le remarquable article publié par M. G. Noël dans la Revue de métaphysique et de morale sur le Mouvement et les arguments de Zénon d'Elée (1893, p. 107-125), où l'auteur faisait justice de certaines interprétations manifestement erronées du fameux paradoxe, surtout de certaines réfutations véritablement enfantines, et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles passaient à côté de la difficulté sans la voir.


Mittel était convaincu que si Zénon nie le mouvement, c'est parce qu'il nie la pluralité, et qu'il nie la pluralité parce qu'il nie le non-être. Mais en établissant un lien logique entre ces différentes thèses, il se gardait bien de les confondre ou de vouloir les absorber en une seule. Cette prudence dialectique n'empêchait pas le courant d'air, dans la camionnette, de le figer. Et la pose inconfortable ! Quand il remuait un pied ou un bras, il risquait de faire dégringoler des paquets qui contenaient peut-être des objets fragiles. « C'est bien le mouvement en lui-même que nie Zénon, le mouvement sous toutes ses formes, le mouvement des phénomènes élémentaires aussi bien que le mouvement de l'univers pris dans son ensemble » marmonna-t-il pour se donner du courage.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Antiquité de l'idée du Rien


L'idée du Rien est peut-être antérieure au mammouth et au rhinocéros laineux ; elle aurait été contemporaine de l'ours des cavernes, et aurait survécu à cette espèce, ainsi qu'aux précédentes. En Suisse, on en trouve de nombreux vestiges dans les dépôts sous-lacustres. Au Danemark, elle est commune dans les dépôts coquilliers des kjökkenmöddings.

Aujourd'hui, l'idée du Rien ne subsiste plus que dans la pachyméninge de quelques suicidés philosophiques, où des mesures sévères protègent son existence.


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Vie facticielle et mobilité


En 1919, Heidegger reprend ses cours à l'Université de Fribourg et commence à acquérir une certaine notoriété parmi les amateurs de bizarre. Anticonformiste dans l'âme, il entreprend une critique radicale de la tradition philosophique, notamment dans le Rapport Natorp, un état de ses travaux qu'il adresse en 1922 au professeur Paul Natorp, où il procède à une critique sévère de la métaphysique dite de la « présence » attribuée à Aristote et base de sa Physique.

La métaphysique traditionnelle, on le sait, définit l'être comme l'identité dans la présence. Bien que la phénoménologie husserlienne ait cherché à dépasser ce cadre, elle n'y est jamais vraiment parvenue. Husserl était un être profondément antinihilique, convaincu que l'identité est plus fondamentale que la différence, la proximité plus originaire que la distance et la présence antérieure à toute espèce d'absence et de négativité. Dans la seconde de ses Logische Untersuchungen, il rejette avec brusquerie la définition métaphysique de l'être-en-soi comme ce qui transcende la conscience et est indépendant d'elle, et déclare que toutes les définitions métaphysiques de la réalité (Realität) doivent être écartées.

Le rusé Heidegger s'engouffre dans la brèche et esquisse, dans le Rapport Natorp, une phénoménologie de la temporalité à travers la description de la vie facticielle qui en constitue le thème principal. Dans la troisième partie de son cours de 1921-1922, il associe vie facticielle et mobilité : « En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité ». Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : « La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité. »

Autrement dit, le Dasein « en situation de mobilité 
» est un être perpétuellement inquiet, ce que confirme Madame Edmée de La Rochefoucauld dans son beau livre L'angoisse et les écrivains : « Traverser la rue. Rouler en automobile, appréhension constante. Crainte latente de l'accident, de la mort. Pierre Curie tué par un camion. Émile Verhaeren qui manque une marche dans le train de Rouen et glisse sous le wagon. Jean Follain renversé par un taxi place de la Concorde. À chaque instant dans la ville, sur la route, la mort menace, est à éviter. »

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Moment spéculatif


« Une octogénaire, habitant à  Challain-la-Potherie dans le Maine-et-Loire, est soupçonnée par les enquêteurs d'avoir empoisonné son mari, rapporte ce mercredi le quotidien Ouest-France. Elle lui aurait administré de la mort-aux-rats.

Le vieil homme, âgé de 85 ans, est décédé en décembre dernier après avoir été hospitalisé quelques mois auparavant pour des hémorragies. Toujours selon le quotidien régional, les médecins avaient alors retrouvé des traces du poison dans son sang.

Les soupçons se sont rapidement portés sur son épouse, qui lui rendait visite tous les jours à la maison de retraite de Pouancé où il résidait, soi-disant pour "discuter avec lui du moment spéculatif hégélien, où la pensée s'extirpe du scepticisme en concevant le concret comme totalité des déterminations".

D'après elle, son mari se serait suicidé, se sentant incapable de passer du scepticisme — l'art de dissoudre les opinions dans le néant — à la dialectique — qui désigne le mouvement de dissolution du fini lui-même. » (20 Minutes, 3 mai 2017)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Interlude

        Émouvante beauté lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Plénitude


Le vertige qui accompagne l'acte défécatoire ne naît nullement d'une appréhension du vide : il vient tout au contraire de la présence insistante d'un déjà là. Cette plénitude étouffante qui est celle du « boyau culier » se signale par son caractère à la fois hétérogène et continu.

Le sujet déféquant cherche à se délivrer de cette gêne en tenant compte des apports de la modernité : il rappelle, tout en « faisant » et comme pour se justifier, la définition que donne Hjelmslev du signifiant comme substance, « matière qui n'a pas encore été découpée en unités signifiantes », évoque le « magma analogique brut » qui précède le poème chez Ponge, etc.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)