lundi 20 août 2018

Perte de mémoire


En probabilités et statistique, la perte de mémoire est une propriété de la loi exponentielle et de la loi géométrique. On dit que ce sont des lois sans mémoire. Cette propriété est le plus souvent exprimée en termes de « temps d'attente ». Supposons qu'une variable aléatoire X soit définie comme le temps qui s'écoule entre le moment où un suicidé philosophique décide de se détruire (disons neuf heures du matin) et celui où il presse effectivement la queue de détente. On peut voir X comme le temps durant lequel la pachyméninge du suicidé philosophique attend l'arrivée du projectile.

La propriété de perte de mémoire compare la loi de probabilité du temps d'attente de la pachyméninge de neuf heures à l'arrivée du projectile, et celle du temps d'attente à compter d'un délai arbitraire après la conception de l'homicide de soi-même (disons, par exemple, une heure après, soit à partir de dix heures du matin). La propriété de perte de mémoire affirme que ces lois sont les mêmes.

Ainsi, dans notre exemple, ce n'est pas parce que la pachyméninge a déjà attendu en vain, pendant une heure, l'arrivée d'un projectile qu'elle peut espérer que le délai avant qu'arrive effectivement le projectile sera plus faible qu'au moment de la conception de l'homicide de soi-même.

Une conséquence rassurante de ce théorème est qu'une fois prise la décision de s'anéantir, l'anxiété de la fusion prochaine avec le Rien n'augmente pas en fonction du temps, ni le risque de se rater qu'une telle fébrilité pourrait entraîner.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Paléontologie du Rien


Le conscient intérieur de l'homme du nihil n'a rien de particulier. Les molaires disloquées d'éléphants s'y montrent comme ailleurs 1 ; mais on y a retrouvé de plus un grand os de cet animal, une portion du bassin : ceci pourrait-il être considéré comme un indice de la contemporanéité de l'éléphant préhistorique avec l'idée du Rien ?

1. Par exemple à Laugerie-Basse, dans le Périgord.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Coupez (Stephen Dixon)


Ils veulent me couper la jambe. Couper juste sous la hanche. La gangrène a envahi la région de la cheville. S'est étendue au talon, et attaque maintenant la peau. Le sang ne circule pas beaucoup en bas parce que l'aorte est obstruée au niveau du genou et du mollet. Du tissu noir, c'est le nom qu'ils donnent à la matière cancéreuse. Qu'est-ce que tu veux faire d'autre ? m'a dit ma femme. Tout mais pas ça, j'ai dit. La seule autre possibilité, elle a dit, aurait été de tenter un implant, mais ça ne prendrait pas. Une artère artificielle pour franchir les zones bouchées, pour qu'un peu plus de sang afflue jusqu'au pied et que la gangrène batte en retraite. J'ai soixante-quinze ans. Mes vraies artères n'étaient pas assez solides pour s'étirer jusqu'aux tubes implantés, a dit le chirurgien cardio-vasculaire. Ou quelque chose comme ça. C'est ça ou la vie. Ni plus ni moins. Et quand je dis à ma femme que cette idée d'amputation m'angoisse au suprême, elle me répond que selon Heidegger, l'angoisse est l'une des « dispositions » insignes du Dasein, que le « pour-quoi » le Dasein s'angoisse, c'est l'« être-au-monde » lui-même, que le Dasein est confronté à la nudité de son être, et par contrecoup à cela seul qui lui appartient en propre c'est-à-dire à son être « authentique ». Mais cela ne m'aide absolument pas. Si je n'avais les calembours en horreur, je pourrais même dire que cela me fait une belle jambe. Salop de Heidegger ! Je t'en foutrai, moi, du « Dasein » et de l'« être authentique » ! Oh, nom de Dieu de nom de Dieu !

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Sotie


« Cratyle que voici prétend, mon cher Socrate, qu'il y a pour chaque chose un nom qui lui est propre et qui lui appartient par nature ; selon lui, ce n'est pas un nom que la désignation d'un objet par tel ou tel son d'après une convention arbitraire ; il veut qu'il y ait dans les noms une certaine propriété naturelle qui se retrouve la même et chez les Grecs et chez les Barbares.
— Quant à moi, mon cher Hermogène, je prétends que l'effroi engendré par le vocable "reginglette" provient de l'invincible horreur que doit causer à tout homme le vide pneumatique de la "chose en soi".
— Je ne m'en mêle plus. »


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Fortifiant


Quand la pensée du suicide enfle démesurément, il suffit parfois d'un peu de vin mousseux et d'une tarte aux fruits pour affronter la vie et la mort d'un regard égal.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Planche à clous


Le fakir Cipaçalouvishni ne supporte pas de s'asseoir sur un coussin, car, nous dit-il, « il a la peau tellement sensible ». La planche à clous est son siège préféré, et c'est aussi celui de l'homme du nihil, à la fois par désir de macération, et parce que, comme les épicuriens, il fuit les sources de plaisir qui ne sont « ni naturelles ni nécessaires » (d'où également sa prédilection pour les fromages au lait cru comme le reblochon de Savoie).

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Extemporanéité


Sont dits extemporanés ou magistraux, les médicaments qui ne doivent être préparés qu'au moment où ils sont prescrits, par exemple les loochs, les potions, et la cartouche Vetterli du suicidé philosophique.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Phantasme


Celui qu'exaspèrent les mauvaises manières du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas — en vient à rêver de lui infliger les supplices en vigueur aux Pays-Bas à l'époque de la domination espagnole. Voici ce que nous en dit Charles-Victor de Bavay dans son ouvrage intitulé Troubles des Pays-Bas — Justice criminelle du duc d'Albe, paru à Bruxelles en 1855 : « Le juge pouvait, comme on le sait, infliger à sa guise des peines arbitraires, et Van Leeuwen nous en donne un exemple effrayant au sujet de Balthasar Gérard, qui eût d'abord la main droite brûlée d'un fer rouge, et les chairs des bras, des pieds et d'autres parties du corps, également brûlées, et six fois arrachées par des tenailles ardentes ; après quoi, dit Van Leeuwen, il fut coupé vif en quatre parties, que l'on attacha à des poteaux, en mettant sa tête au bout d'une pique. Ces cruautés étaient même d'un usage si habituel, que le drossard de Brabant nous en donne le tarif dans ses comptes, où il porte en dépense "naer d'oude costuyme", 10 sols pour une mise à la torture, 24 sols pour l'amputation d'un membre, 2 florins pour une exécution par le glaive, 4 florins au bourreau et 2 florins de paille ou de fagots pour une exécution par le feu, en ajoutant chaque fois 20 sols pour le confesseur qui avait assisté le patient. Il semble toutefois qu'on ne suivait pas généralement les rigueurs posthumes de la cour de Hollande, puisque le drossard de Brabant, chargé de faire écarteler un cadavre l'année suivante, ne connaissait pas même le prix d'une semblable exécution. »

Des tenailles ardentes ! Et le cadavre écartelé ! Entends-tu, monstre bipède ?


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Vers la lumière


Dans le pachynihil, il fait clair, alors que le conscient intérieur de l'étant existant, lui, est peuplé d'ombres, de reptiles répugnants, de monstres absurdes. Élevons-nous donc vers la lumière du Rien !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune femme lisant et annotant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Pan sur le bec de l'odieux Sartre


À la fin de la guerre, les autorités alliées ont interdit à Heidegger d'enseigner jusqu'en 1951. Cela n'empêche pas sa pensée d'influencer grandement la vie intellectuelle, notamment via L'Être et le Néant (publié en 1943) du pénible Jean-Paul Sartre, qui se présente comme un « essai d'ontologie phénoménologique » dans la veine de Husserl mais dont l'inspiration est en réalité nettement heideggerienne.

Le principal objectif du hideux Sartre — qui a toujours jalousé les conquêtes féminines d'Albert Camus — est d'acquérir l'image d'un séducteur auprès des personnes du sexe en affirmant que « l'existence précède l'essence ». Accessoirement, sans doute pour dissimuler l'influence qu'exerce sur lui la terrifiante Beauvoir, il prétend démontrer que le libre arbitre existe !

Dès 1946, le maître de Fribourg a pris ses distances avec l'existentialisme sartrien dans sa Lettre sur l'humanisme où il déclare que « l'essence de l'homme n'est rien d'humain » et appelle Sartre un « pignouf » (ein Holzkopf). Il profite aussi de cette Lettre pour préciser son concept de Dasein et « remettre les pendules à l'heure » : « Le Dasein est l'étant que nous sommes et qui est destiné par l'être à séjourner dans l'éclaircie de l'être ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Un carrousel infernal


On trouve dans les Souvenirs entomologiques de Fabre ce poignant témoignage : « Pour expurger la terre des souillures de la mort et faire rentrer dans les trésors de la vie la matière animale défunte, il y a des légions d'entrepreneurs charcutiers, parmi lesquels sont dans nos régions, la Mouche bleue de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et la Mouche grise (Sarcophaga carnaria Lin.) »

Le célèbre naturaliste a-t-il, comme le sculpteur Giacometti, connu de première main ce si terrible tragique ? À lire ses œuvres, qui toutes se caractérisent par un intense grouillement insectoïde et vermineux, on le jurerait.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)