Evan Hamilton avait cessé de fumer depuis deux jours, et depuis deux jours, il lui semblait que toutes ses paroles, toutes ses pensées, renvoyaient d'une manière ou d'une autre aux cigarettes. Il leva ses mains pour que le plafonnier de la cuisine les éclaire mieux. Il se renifla les jointures, le bout des doigts.
— Je sens l'odeur, dit-il.
— Oui, je sais, dit Ann Hamilton. On dirait qu'elle vous suinte par tous les pores. Moi, quand j'ai arrêté le merleau-pontisme, j'ai encore cru pendant trois jours que le corps était la structure originaire qui seule rend possible le sens et les significations, qu'il constituait le cadre à partir duquel toute expérience et connaissance du monde sont possibles, autrement dit qu'il était un a priori, au sens de ce qui est simpliciter prius, précédant tout apprentissage et toute genèse. C'était abominable.
Elle était en train de mettre le couvert du dîner.
— J'ai de la peine pour toi, chéri. Je sais ce que tu dois endurer. Mais si ça peut te consoler, sache que Gabriel Marcel était habité par une assurance invincible : fondée sur l'amour, l'espérance doit triompher du désespoir.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
samedi 12 mai 2018
Le philosophe voit !
Certaines observations tendent à établir que les philosophes sont doués du sens de la vue. M. de Candé, capitaine de vaisseau, rapporte le fait suivant :
« J'examinais, dit-il, dans une flaque d'eau, un idéaliste allemand que je m'apprêtais à saisir, lorsque je le vis diriger de suite, dans la direction de ma main, tous ses concepts comme pour se défendre. Surpris de cette manœuvre, je voulus le saisir dans une autre direction ; immédiatement ses concepts se dirigèrent de ce nouveau côté.
Je pensai dès lors que l'idéaliste me voyait et se défendait de mon approche ; mais cependant, pour savoir si ce mouvement du philosophe ne provenait pas de l'agitation de ces eaux à mon approche, je répétai l'expérience avec lenteur et même au-dessus de l'eau avec un bâton. L'ami de la sagesse ayant toujours dirigé ses concepts du côté de l'objet qui s'approchait de lui, soit dans l'eau, soit en dehors, je dus acquérir la certitude que ces êtres y voyaient certainement et que leurs concepts leur servaient de moyens de défense. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Électrisation finale et terminale du Moi
Aujourd'hui, à Aubagne, vers 11 h 30, un homme, quadragénaire selon toute apparence, a tenté de se suicider en se jetant sur la voie ferrée à partir du pont situé avenue Roger-Salengro. Des témoins qui l'ont vu enjamber la balustrade ont tenté d'intervenir, mais l'individu — dont la police ne connaît pas encore l'identité, mais qui semble être le résident habituel d'une « clinique spécialisée » — avait déjà sauté.
Il est alors tombé sur une caténaire et, violemment électrisé par l'idée du Rien autant que par ladite caténaire, a chu sur la voie. Les sapeurs-pompiers l'ont transporté dans le service des grands brûlés de l'hôpital de la Conception à Marseille. Durant l'intervention, le secteur de la gare a été bloqué pendant près d'une heure.
Le nihilique a finalement succombé à ses blessures alors qu'il était hospitalisé. (La Provence, 2 juin 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Chez Krull (Georges Simenon)
De la maison Krull, de la famille Krull, ce que Hans — qui était un Krull aussi, mais un pur, un Krull d'Allemagne — découvrit en premier lieu, avant même d'être descendu de taxi, ce fut une réclame en papier transparent collée sur la porte vitrée de la boutique.
Chose curieuse, alors que tant de détails le sollicitaient, il n'eut d'yeux que pour cette réclame dont il déchiffra à l'envers les deux mots : Amidon Remy.
Le fond était bleu, d'un beau bleu d'outremer et un lion blanc et pacifique occupait le centre de l'image.
Le reste, à cette minute, n'exista qu'en fonction de ce lion à la crinière immaculée comme du linge : une autre réclame, transparente aussi, avec les mots Bleu Reckitt ; mais celle-ci, sans raison précise, ne jouait qu'un rôle de comparse ; un mot peint en jaune, une partie des lettres sur la vitre gauche de la porte, une autre sur la droite : Buvette ; une vitrine encombrée de cordages, de fanaux, de fouets et de parties de harnais ; enfin, quelque part dans le soleil, il y avait un canal, des arbres, des péniches immobiles et, tout le long du quai, un tramway jaune courait en sonnaillant.
— Amidon Remy ! épela Hans en descendant de voiture.
Le mot prenait d'autant plus figure de totem que Hans comprenait mal le français et ignorait ce que cela voulait dire. À la différence de Husserl pour qui signifier, c'est avoir une intention, Hans pensait, comme Wittgenstein, que l'assertion vise à exprimer un fait, mais qu'elle n'y parvient pas. Il distinguait sens (Darstellung) et dénotation (Abbildung). Exception faite du cas de la perception, il rejetait la thèse de Husserl selon laquelle « c'est à travers l'idéalité du sens que la visée intentionnelle se remplit de son objet ». Le phénoménologue, selon lui, confondait le sens et la référence, il était en proie aux métaphores, alors que c'est du rapport qu'il s'agit. Frege, au contraire, était dans le vrai quand il affirmait que résoudre une équation, c'est passer du sens à la référence, c'est trouver les valeurs du référent. Mais quel était le référent, dans le cas de l'amidon Remy ?
Et voilà que Hans découvrait, derrière l'étalage aux articles de marine, dans une pénombre qui semblait lointaine, un front de femme, des cheveux gris, des yeux. Cette apparition confirmait l'intuition décisive de Wittgenstein: « Le monde est tout ce qui a lieu ».
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Marché de dupe
Sur le conseil d'un fallacieux bourrelier de l'endroit, je décidai de troquer ma lypémanie contre une sellette en cuir munie de courroies afin d'y attacher mon paquetage, et une large gourde en peau.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
« Tu peux crever, Denis »
Après un suicide particulièrement réussi — celui, par exemple, de l'écrivain Jacques Rigaut qui, le 6 novembre 1929, se tira une balle en plein cœur —, on aimerait exprimer son admiration au maestro et lui dire, comme le prince Potemkine fit à Denis Fonvizine après la première de sa pièce Le Mineur : « Maintenant tu peux crever, Denis, tu ne feras jamais rien de mieux ! »
Mais il y a un hic...
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Être-jeté
À onze ans, Heidegger fréquente le Kepler-Gymnasium où il est « demi-pancu ». Son naturel taciturne et réservé, et sa façon de scruter la réalité empirique comme s'il voulait la dépecer, font qu'il est peu apprécié de ses condisciples.
Un jour, pendant la récréation, il est pris à partie par un élève d'une classe supérieure à qui sa tête ne revient pas et qui lui donne un « bourre-pif » suivi d'une violente bourrade dans les côtes. Le pauvre Martin chancelle et s'écroule, le nez en sang. Doit-on faire remonter à cet épisode l'origine du concept qu'il baptisera plus tard « être-jeté » (Die Geworfenheit) ?
Toujours est-il qu'il se fera sévèrement sermonner par sa tante Martha chez qui il loge à Fribourg, quand elle trouvera des taches de sang sur son lederhose.
Dans Sein und Zeit, Heidegger reviendra sur cette mésaventure en l'édulcorant quelque peu, et dira à propos du Dasein qu'il est « jeté à lui-même » (ihm selbst geworfen), jeté comme être-projetant, autrement dit, au long de son existence il doit assumer une « capacité projective » qui est toujours déjà bornée par un horizon de possibilités « en deçà duquel le Dasein ne peut jamais remonter ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Pulsion de mort
Le texte dans lequel Sigmund Freud introduit la notion de « pulsion de mort », Au-delà du principe de plaisir (1920), porte l'empreinte de l'expérience traumatisante de l'haeccéité.
Quelques mois plus tôt, en effet, alors qu'il prenait les eaux dans une station thermale du Puy-de-Dôme, l'inventeur de la psychanalyse s'était aperçu tout à coup qu'il était pourvu de caractéristiques, matérielles et immatérielles, qui faisaient de lui une « chose particulière ».
Il en conçut un vif dépit qui engendra cette pulsion de mort dont il se fit ensuite le chantre et qui devait l'entraîner dix-neuf ans plus tard à se détruire (il demandera à son médecin, Max Schur, de lui injecter une dose mortelle de morphine, substance plus sûre selon lui que le taupicide).
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Quelques mois plus tôt, en effet, alors qu'il prenait les eaux dans une station thermale du Puy-de-Dôme, l'inventeur de la psychanalyse s'était aperçu tout à coup qu'il était pourvu de caractéristiques, matérielles et immatérielles, qui faisaient de lui une « chose particulière ».
Il en conçut un vif dépit qui engendra cette pulsion de mort dont il se fit ensuite le chantre et qui devait l'entraîner dix-neuf ans plus tard à se détruire (il demandera à son médecin, Max Schur, de lui injecter une dose mortelle de morphine, substance plus sûre selon lui que le taupicide).
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Facteur de lien social
« Le Kangoo jaune se faufile dans le labyrinthe de ruelles pentues et désertes. Denis Rach sait où faire demi-tour au centimètre près. Saint-Colomban-des-Villards, c'est sa tournée, depuis sept ans. Dans le dernier village de Maurienne (Savoie) avant le col du Glandon, Denis se gare devant la énième maison vide. Puis rendez-vous chez Jacques Tardy, l'ancien épicier du village. À 72 ans, il est l'un des neuf habitants à bénéficier d'une visite du facteur qui vient s'assurer que tout va bien. "Je n'en ai pas encore vraiment besoin mais ça viendra peut-être un jour", feint de s'amuser le retraité qui en réalité est terrifié par le vieillissement — un processus qu'il considère, comme le romancier Romain Gary, "catastrophique", "atroce" et "dégoûtant" — et par la mort, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria).
L'expérience a été lancée l'an dernier. La Poste a passé un contrat Cohesio avec la commune, qu'elle lui facture 5 € par visite. Mais le service est gratuit pour le bénéficiaire. "Je le faisais déjà avant. Sans que ça ait un nom. Si le facteur n'apporte plus de lien social, qui le fera ?" s'inquiète Denis.
Pourtant, celui-ci n'est pas un bavard. Le montagnard grand et sec n'est pas entré à la Poste pour passer des heures avec les clients autour d'un verre. Mais pas question de lui retirer ce qui rend la tournée unique. Ici, l'éleveur de moutons lui apprend que le loup a encore fait des siennes. Là, c'est un artisan en congé qui rentre de la cueillette des morilles. Un peu plus loin, un penseur "nihilique" lui demande s'il estime, comme Bergson, que le néant n'est qu'un pseudo-concept sans essence ou une simple contre-possibilité de l'être affirmé. Les visites chez Jacqueline, Louis ou Christiane sont d'autres occasions de prendre l'air du pays. Le sien.
"Certains n'ont pas envie de discuter. Simplement, voir passer quelqu'un les rassure. Encore plus l'hiver, quand les gens sortent moins de chez eux, voient encore moins de monde, et que la pensée de se détruire souffle en bourrasque dans leur pachyméninge. Comme ils me connaissent, ils se sentent en confiance." Au besoin, il donnerait l'alerte aux pompiers en cas d'urgence.
Pour Jacques Tardy, c'est un peu le retour aux sources. "Mon frère jumeau était facteur. Il passait apporter le pain, des médicaments, parfois du taupicide quand un suicidé philosophique voulait passer à l'acte. Et ça ne coûtait rien à personne. C'est bien que la Poste remette ce service en place, mais est-ce que les communes pourront se le permettre ?" Pour Max Schioser, directeur du centre postal, l'objectif est modeste. "La Poste ne va pas faire exploser son chiffre d'affaires avec Cohesio, mais elle retrouve sa fibre sociale qui se perdait."
En 25 ans de métier, Denis a vu les tournées s'allonger et le volume de courrier baisser. "Les gens n'écrivent plus. Ils envoient beaucoup moins de cartes postales, de cartes de vœux. La philosophie nihilique a fait des ravages. Certains disent des choses comme : « Je déteste la société, parce qu'on n'y croit pas à la bonté morale » et encore : « Je ne vois plus, je n'entends plus, je ne me souviens plus; je suis devenu complètement négatif ». Ils se calfeutrent dans leur « cagibi rienesque » et fuient la société de leurs semblables. Je peux traverser les villages sans presque voir personne." Comme ce matin de mai, où l'on peine à imaginer que le même village sera envahi les 23 et 24 juillet lors du passage du Tour de France. » (Le Dauphiné, 18 mai 2015)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
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