dimanche 22 décembre 2019

À la manière de Charles Millon


« Pas d'accord secret, pas d'accord discret » avec la réalité empirique !

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

jeudi 19 décembre 2019

Dialogue platonicien


M. Bouboule : D'après Héraclite, la vie est dans le mouvement.
L'homme du nihil : Je l'emmerde.
M. Bouboule : Qui ça ? Héraclite ou le mouvement ?
L'homme du nihil : Les deux.
M. Bouboule : Je ne m'en mêle plus.


(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

mardi 17 décembre 2019

Un peu de bienveillance


L'homme du nihil conseille de faire preuve de bienveillance en toute chose et de ne pas juger l'humanité à partir des disciples de Derrida.

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 15 décembre 2019

Amour


Dans le « magazine féminin » que l'homme du nihil parcourt d'un œil distrait chez le coiffeur, cette révélation : pour être aimé, il est nécessaire de s'aimer d'abord soi-même. — « Oh, bon Dieu ! soupire-t-il. Me voilà bien ! »

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

vendredi 13 décembre 2019

Femme


« La femme est la désolation du juste », a dit Proudhon. Et elle l'est, en effet !

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

lundi 9 décembre 2019

Du beau


Comparée à celles de Kant, de Hegel et de Schopenhauer, l'esthétique de l'homme du nihil possède au moins le mérite de la concision : « Est beau, affirme-t-il, ce qui nous rappelle une (belle) femme nue. » — Tout n'est-il pas dit, et en peu de mots ?

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

jeudi 5 décembre 2019

Mots


Selon Gragerfis, l'intérêt passionné que l'homme du nihil portait au logos entraînait une recrudescence spectaculaire de ses troubles, à tel point qu'il lui suffisait d'entendre le vocable reginglette pour tomber en proie à un « chaos de paralysies, de trémulations et de spasmes ».

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

dimanche 1 décembre 2019

Objectification du Moi chez l'homme du nihil


L'autodétermination de la subjectivité coupée du monde, le solipsisme cartésien, nous les retrouvons chez l'homme du nihil. Son Rien ne fait que perpétuer l'objectification d'un Moi qui se représente lui-même comme une chose et, par suite, ce Rien lui-même participe en quelque sorte de cette chose. — Verstanden ?

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

vendredi 29 novembre 2019

L'amour de son néant


« Mon centre est le néant, c'est un vrai lieu de paix, l'imposture et l'erreur ne s'y trouvent jamais. » (François Malaval, Poésies spirituelles) Et encore : « Qui sort de son néant sort de son origine, il se croit quelque chose et penche à sa ruine. » — Comme cela est beau et nous émeut au suprême !

(Lucien Pellepan, Énantioses profectives)

lundi 25 novembre 2019

Ordures (Stephen Dixon)


Deux types entrent et s'assoient au bar. « Messieurs, bonjour, dis-je, qu'est-ce que je vous sers ?
— Deux bières. Ce que vous avez.
— J'ai à la pression et en bouteille. Bière du pays ou bière étrangère.
— Deux pression de ce que vous voulez. On n'est pas pressés.
— C'est parti. »
Je tire les bières, je les sers, je tape la note et la dépose entre les deux verres sur le comptoir.
« Shaney, c'est vous ? me demande le petit trapu.
— Tout juste.
— C'est vous le patron ?
— Patron et barman, les deux.
— Eh bien, Shaney, ça c'est une bière bien servie. Avec une belle mousse. Les bières avec une belle mousse comme ça, on n'en trouve plus si souvent dans les bars, et vous, vous arrivez à en faire une de toute beauté. C'est drôlement bien.
— Pour la mousse, tout dépend de la manière dont on tire la bière. Je peux pratiquement faire une mousse de la taille que je veux. À propos, comment ça se fait que vous connaissiez mon nom ?
— Oh, c'est un de nos potes qui est déjà venu, il nous a dit que c'était un endroit sympa pour manger un morceau, écluser une mousse et créer des concepts. Il a dit aussi que vous vous appeliez Shaney, c'est tout.
— Et lui, comment il s'appelle ?
— Bergson, hein, c'est ça ? demande-t-il au petit maigrichon.
— Bergson. Mais je connais pas son prénom.
— Bergson ? Je ne crois pas connaître de Bergson, du moins pas au point de mettre un visage sur ce nom. Il est dans quelle branche ?
— Je ne sais pas trop ce qu'il bricole, il dit qu'il crée des concepts.
— Bergson, Bergson... Ah oui, ça me revient maintenant. Il est passé l'autre soir et il soutenait que la continuité et l'indivisibilité étaient constitutives du temps. D'après lui, la continuité est la forme spécifique de la vie consciente, la nature véritable de la conscience de soi. Vous imaginez un peu ? J'ai cru que j'allais être obligé de le mettre dehors.
— Oui, parfois il déconne grave, dit le petit trapu. Quand il est en train, il raconte que la durée est une donnée immédiate de la conscience. Et quand on lui demande ce qu'il entend par durée, il répond que c'est la pénétration mutuelle d'états de conscience hétérogènes, ainsi que leurs apparitions continues sans ordre ni interruption.
— Ouais, bon... Enfin, les clients bizarres, j'ai l'habitude... Allez, à la vôtre, les gars. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

dimanche 24 novembre 2019

Le sauveteur (Stephen Dixon)


Il entend des gens hurler, les regarde, regarde la direction dans laquelle eux-mêmes regardent et pointent le doigt, et voit un enfant debout sur une chaise près de la balustrade d'un balcon situé environ au dixième étage. L'enfant essaie de quitter la chaise pour grimper sur la balustrade. Il avance un pied, le ramène. Il tient la balustrade d'une main et avance l'autre pied, puis le ramène. Les gens hurlent : « Rentre. Petite fille... Bébé... Petit garçon... Descends de la chaise. Va voir ta maman. Va voir ton papa. Rentre. Retourne dans ton appartement. »
L'enfant descend de la chaise, la pousse contre la balustrade, remonte dessus, se met debout, et pose ses mains sur la balustrade. Il lève une jambe. Henry a envie de lui hurler de descendre de la chaise et de rentrer dans l'appartement, mais il semble que tous les gens dans la rue soient déjà en train de hurler. Il s'écrie : « Silence, tout le monde. Laissez-moi parler. Je suis celui qui possède la voix la plus forte. Petit ! Écoute-moi, petit ! Gabriel Marcel voit dans le suicide la "radiation de soi" ! Tu m'entends ? » Mais l'enfant ne répond pas et commence à se pencher par-dessus la balustrade. Henry reprend : « Halbwachs définit le suicide "tout cas de mort qui résulte d'un acte accompli par la victime elle-même, avec l'intention ou en vue de se tuer, et qui n'est pas un sacrifice". Le Dr Blondel, dans son opuscule Le Suicide, pp. 6-26, approuve cette définition. Ne fais pas l'andouille ! »
À ce moment, le bébé bascule et plonge tout droit, de côté, puis les pieds les premiers. Henry essaie de rester au-dessous de lui, mais l'enfant vient s'écraser sur le sol à un mètre ou deux sur sa droite.
Il ne le regarde pas. Il met ses mains sur ses oreilles pour empêcher qu'elles s'imprègnent du bruit qu'il a entendu. Il tombe à genoux et se met à pleurer, les mains couvrant toujours ses oreilles. Il s'allonge sur le trottoir, face contre terre, et se met à labourer le sol avec ses ongles. Il replie ses jambes sous lui et se couvre la tête avec ses bras. On lui tapote le dos. Il entend une sirène. Quelqu'un lui frotte la tête. Il entend une autre sirène, différente de la première, puis le moteur d'une voiture de pompiers qui se gare tout près. Quelqu'un retire son bras d'une de ses oreilles et dit :
— Vous devriez vous lever, monsieur. Ça m'ennuie de vous dire cela, mais vous bloquez le passage.
Ses yeux sont complètement fermés. Il dit :
— Laissez-moi rester encore un peu ici. L'enfant ?
— L'enfant est mort, évidemment.
Henry gémit :
— Juste au moment où j'allais lui dire que, selon Karl Jaspers, il faut rejeter le terme Freitod et adopter Selbstmord, seul mot, d'après lui, capable d'exprimer la gravité du problème que pose l'anéantissement de soi-même !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 23 novembre 2019

Le dernier recours (Stephen Dixon)


Je la quitte. Je ne pouvais plus rester avec elle. Elle est méchante. Elle me traite mal, elle est injuste. Elle me témoigne plus d'irrespect que de respect, et j'ai tout bonnement le sentiment que je ne mérite pas ça.
Puis elle me manque. Je reviens vers elle. Elle m'accueille chaleureusement, me dit des gentillesses, nous prépare à dîner, me verse elle-même à boire et dit :
— Veux-tu dormir seul dans le salon cette nuit, ou avec moi dans la chambre ?
— Je vais te répondre, mais d'abord, je voudrais signaler le rôle décisif que jouent dans l'œuvre de Levinas les notions de temporalité et de temporalisation. Avec toi si tu veux.
— Te l'aurais-je demandé si je ne voulais pas?
— Tu ne me l'as pas vraiment demandé. Tu m'as donné le choix. Eh bien, je veux dormir avec toi dans la chambre — voilà mon choix. Mais j'aimerais que tu commences par reconnaître ce fait selon moi indéniable que la philosophie de Levinas est une philosophie du sujet.
— Tu n'écoutes pas. Je te l'ai demandé. Ou peut-être n'entends-tu pas ? Tes facultés auditives se sont-elles détériorées pendant cette semaine d'absence ? Quoi qu'il en soit, cesse de dire que je mens.
— Bien entendu, le sujet dont parle Levinas n'est ni un pôle d'intentionnalité, ni un ego transcendantal ; il n'est même pas un individu dans le sens logique du terme, puisqu'il n'est pas l'individuation d'un concept d'espèce.
— N'essaie pas de me faire croire que je deviens folle.
— Mais non. Je le jure. C'est juste que, selon Levinas, l'unicité du sujet ne consiste pas en une combinaison unique de qualités physiques, psychiques ou caractérielles. « Le moi n'est pas unique comme la Tour Eiffel », remarque-t-il sur un ton ironique. « Il est unique parce qu'il se tient dans une dimension d'intériorité. »
— Tu as prononcé le nom de Levinas une fois de trop. Je pense qu'il vaut mieux que tu t'en ailles.
— Très bien. Je vois que, comme Husserl, tu mets l'accent sur l'immanence, tandis que Levinas et moi le mettons sur la transcendance de l'esprit. Buh-bye.
Je mets dans une valise les quelques affaires que j'ai rapportées et je retourne à l'hôtel où j'ai passé la semaine précédente.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune femme cherchant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Changer (Stephen Dixon)


Bon, il faut que je change. Elle a dit qu'il fallait que je change. « Assez de ton cynisme, de ton mépris, et de ton manque de sociabilité plein d'arrogance. » Alors je vais changer. J'ai réfléchi à la façon dont je pourrais m'y prendre. Commencer par me conformer aux principes les plus élémentaires de la communication avec autrui pour en arriver progressivement à intégrer les plus complexes. En premier lieu, plus de regards désapprobateurs ni de commentaires sous cape à l'encontre de gens que je ne connais même pas. Et cesse de marcher les yeux baissés quand tu te trouves dans la rue à côté d'un voisin ou d'une voisine envers qui tu aurais l'occasion de te montrer civil, et avec qui tu pourrais même finir par faire connaissance. La prochaine fois, lève la tête, parle, et quoi que tu dises, abandonne définitivement cet air supérieur. Voilà justement un voisin.
— Bonjour, dis-je.
— Bonjour.
Dis autre chose.
— Et passez une agréable matinée.
— Oui, vous avez raison, c'est une agréable matinée, encore que la radio ait prévu de la pluie.
— D'après Cioran, c'est un crime de transmettre ses tares à une progéniture, et de l'obliger ainsi à passer par les mêmes épreuves que vous. Il dit que les parents sont tous des irresponsables ou des assassins.
— Ah oui ?
— Oui. Dans De l'inconvénient d'être né, je crois.
— Très intéressant.
— Il dit aussi que dans l'échelle des créatures il n'y a que l'homme pour inspirer un dégoût soutenu.
— Je vois.
— Et vous, vous pensez aussi que la grande erreur, c'est la naissance ?
Mais il était déjà parti. Je ne crois pas que je me sois très bien débrouillé. La tête qu'il faisait et ce petit signe irrité qu'il m'a adressé en partant. Quel cinglé, a-t-il dû penser. Mais qu'attendait-il donc que je lui raconte ? Ces banalités abrutissantes qu'il se complaît à entendre ? Non, voilà que reviennent cynisme et arrogance. Montre-toi plus tolérant envers d'autres styles de vie et des valeurs différentes, et même, reconnais leurs mérites. — Oh, et puis merde ! Qu'ils aillent tous se faire foutre !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 22 novembre 2019

La lettre (Stephen Dixon)


Il s'installe dans un coin de la pièce et lit la lettre. « Cher Stanley, ça ne sera plus jamais pareil. D'ailleurs, ça n'a jamais vraiment marché. Autrefois. C'est tout ce que je peux dire. Assez. Au revoir. Louisa. »
    Il plie la lettre en deux, la met dans la poche de sa veste, lève les yeux vers le plafond, brandit dans sa direction un poing menaçant, enfonce ses mains dans ses poches. Ses doigts rencontrent la lettre. Il la tire de sa poche, s'assoit dans le fauteuil, allume le lampadaire et lit la lettre. « Cher Stanley. Je ne sais pas. Qui peut dire pourquoi ? Toi ? Moi ? Certaines choses doivent arriver, c'est tout. Cela nous est arrivé — nous le savons l'un comme l'autre —, c'est pourquoi je suis obligée d'écrire ceci. Mais je n'ai plus la force de continuer. C'est trop pénible. Au revoir. Louisa. »
    Il fait une boule avec la lettre, la lance à l'autre bout de la pièce, se lève, tape du pied par terre, tape encore, va à la fenêtre simplement pour faire autre chose que penser à la lettre. Au passage, son pied heurte la boule de papier. Il la regarde, la ramasse, s'assoit sur le sofa, allume la lampe de chevet, lit la lettre. « Cher Stanley. L'unité de l'analytique existentiale est permise par une saturation sémantique des modes d'être du Dasein, c'est-à-dire qu'en existant toujours en vue de lui-même, celui-ci se trouve pris dans un réseau où les structures du renvoi, de la significativité et de la compréhension le clôturent dans sa sphère d'ipséité. Au revoir. Louisa. » « Ah, tout de même ! » s'exclame-t-il. Puis il place un coin de la lettre entre ses dents et la déchire en deux. Il déchire les deux moitiés en d'autres moitiés. Il ouvre la fenêtre, tend au dehors sa main pleine des morceaux de la lettre, ouvre sa main et regarde virevolter les confettis.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 21 novembre 2019

Ma chérie (Stephen Dixon)


On frappe à la porte.
« Entre. »
C'est Kant. Il entre et me regarde, je suis installé au bureau. Il continue à me regarder, je demande : « Oui ? Tu veux quoi ? »
Il s'assied dans un fauteuil près de moi, croise les mains et regarde vers la gauche, là où se trouve le placard qui me sert de bar.
« C'est un peu tôt, non ? Tu veux boire quelque chose ? »
Il décroise les mains, les regarde, fixe ses souliers, puis le sol. Je regarde à mon tour mais ne vois rien que ses souliers et le tapis sur lequel ils sont posés.
« C'est à quel sujet ? »
Il me regarde droit dans les yeux.
« Le vin des Canaries est agréable, dis-je pour dire quelque chose. Tu en veux un verre ?
— Non, cher ami, répond-il, ce n'est pas le vin des Canaries qui est agréable. Ce qui est agréable, c'est l'expérience que tu en fais. Agréable ne caractérise pas un objet mais une sensation. Or, la sensation est un vécu subjectif. Tu dois donc dire : "Mon expérience du vin des Canaries est agréable."
— Non mais tu me fais chier, mon vieux ! Quand je dis "Le vin des Canaries est agréable", c'est évidemment une manière elliptique de parler. Je veux dire qu'il est agréable pour moi. Tu es bouché à l'émeri ou quoi ? »
Il fixe le sol.
« Ne me parle pas comme ça ou je te synthétise a priori. »
Il se lève, quitte la pièce, claque la porte derrière lui.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

mercredi 20 novembre 2019

Stop (Stephen Dixon)


Une voiture s'est arrêtée. Un homme en est descendu : « Hé, toi ! » a-t-il dit. J'ai laissé tomber mon paquet et je me suis mis à courir. « Hé là, stop ! Où tu vas ? » Il savait. Et il savait que je savais. Une voiture s'arrête, un homme en descend, le moteur continue à tourner, le conducteur attend à l'intérieur, les mains sur le volant, la portière reste ouverte pour que l'homme puisse remonter en vitesse. Et ce regard !
   La voiture m'a rattrapé une centaine de mètres plus loin. Ils sont restés à ma hauteur plusieurs secondes, se moquant de mes talents de coureur, rigolant de leurs propres astuces. Puis ils se sont garés dix mètres devant moi et je me suis arrêté. Ils sont descendus tous les deux. Le moteur était resté en marche, les deux portières ouvertes. « Hé, toi ! » a dit le même homme que tout à l'heure en venant vers moi, l'autre se tenait en retrait. « On voudrait juste te causer de Jankélévitch, alors c'est pas la peine de te tirer.
— De Jankélévitch ? j'ai demandé. Comment ça, de Jankélévitch ? Vladimir ?
— Lui-même. On veut que tu nous dises ce que tu sais de l'apport de Schelling dans son anthropologie éthique. Ça te dit quelque chose, mon petit père ?
— Hé bien... J'ai entendu des bruits, mais je ne peux pas certifier qu'ils sont exacts.
— Dis toujours. Allez, fissa !
— Hé bien... J'ai entendu dire que les anthropomorphismes utilisés par Schelling pour décrire Dieu avaient permis à Jankélévitch de passer dans sa propre philosophie à une conception de l'être humain comme ipséité incarnée et absolu relatif. Mais je n'en sais pas plus, je vous jure ! »
Il m'a attrapé par le colback et s'est mis à me secouer comme un prunier. « Et comment s'articule ce passage d'une signification théologique à une signification anthropologique de l'existant ? Hein ? Saloperie ! » Il m'a mis un bourre-pif et j'ai commencé à voir trente-six chandelles. J'ai juste eu la force de balbutier : « Pourquoi vous ne demandez pas à Bergson ? » et j'ai tourné de l'œil.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 19 novembre 2019

Petit ours (Stephen Dixon)


Susan sort sur la véranda. « Il m'est arrivé un truc incroyable sur la route, dit-elle. Je ramassais des mûres il n'y en a pas encore beaucoup, alors, elles ont presque toutes terminé dans mon estomac , quand un homme en voiture d'environ, oh, disons cinquante ans, s'est arrêté. Il s'est penché par la portière et il m'a demandé : "Scusez-moi, m'dame, vous auriez pas vu quelque chose du genre théorie russellienne des descriptions ?"
— La théorie russellienne des descriptions ?
— Non, il a dit "théorie russellienne des descriptions" pas "la" théorie russellienne des descriptions.
— Je sais, mais tu ne m'avais pas dit qu'il y...
— Moi non plus j'en avais jamais entendu parler dans le coin. D'après ce que je sais, cette théorie, avec le célèbre article Über Sinn und Bedeutung de Frege, marque le début des recherches contemporaines en matière de sémantique. Et le type m'a dit qu'elle s'était fait renverser par une voiture au tournant près de chez les Palette.
— Quel tournant ? Sur la route de la pointe ou sur celle qui va en ville ?
— Les Palette habitent sur le chemin de la pointe. Tu n'as jamais vu leur nom sur la boîte aux lettres quand tu fais ton jogging ?
— Hé, ça fait combien de temps que je suis là ? Cinq jours ! Et je change de parcours tous les deux jours. Je n'ai pas fait attention, ou je transpirais tellement que j'avais de la sueur plein les yeux, ou bien j'ai oublié. Mais cette théorie ? Elle est morte ?
— Non, c'est ça qu'il voulait me dire. Apparemment, elle est très résistante. C'est l'étude parue en 1905 dans la revue Mind qui en contient la première formulation. Et encore en 1957, son auteur la défendait contre les attaques de P. F. Strawson. La voiture lui est rentrée dedans et l'a mise K.O. — enfin, pas sa voiture à lui, mais celle du gardien des Olgrin. Ça t'intéresse, ce que je te raconte ?
— Bien sûr.
— Alors pourquoi tu restes le nez dans ton livre ? Enfin bref, la question sémantique de la dénotation pose le problème de l'articulation de la syntaxe logique du langage et de l'expérience sensible. Tu veux du thé ?
— Non merci. Il fait trop chaud.
— Du thé glacé ?
— Non, vraiment, merci chérie. Je n'ai besoin de rien. Je vais mettre ma chaise longue à l'ombre, c'est tout.
— Bon, eh bien, c'était mon dernier rapport sur l'état de la philosophie empiriste contemporaine. »
Elle me tapote le genou, se lève et rentre dans la salle à manger.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 18 novembre 2019

Le nouveau boulot (Stephen Dixon)


Je pose le journal. Lynn demande : « Il y a quoi, dans le journal ? »
Je lui réponds crise à l'étranger, mauvaise conjoncture économique, risque de krach boursier, Dasein qui se découvre comme étant toujours-déjà-là...
Elle dit : « Ça n'a pas l'air passionnant. » Puis après un instant : « Hein ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Dasein ?
— Attends, je regarde... Ils disent qu'il n'y a pas de pensée possible de la naissance, et que toute question relative au Dasein se pose en deçà de son origine. Le Dasein est toujours-déjà jeté dans l'existence, sans l'avoir choisi. Il se trouve là.
— Intéressant... Et c'est tout ?
— Non, ils disent aussi que ce sentiment fondamental de la situation (Grundbefindlichkeit) situe le Dasein relativement à la totalité de l'étant. Il est à la racine de tous les autres "sentiments" qui sont autant de "positions" relatives à cette totalité. La Befindlichkeit est donc un trait constitutif du Dasein et le situe à tout moment par rapport à tout ce qui est.
— Hmm... Et ils ne disent rien sur la déréliction ?
— Attends une minute, je cherche... Ah oui, en effet. Il est précisé que la déréliction, parce qu'elle constitue le Dasein comme ayant-été, est la racine ontologique de la dimension temporelle du passé. Comment tu as deviné ?
— Tu aimerais bien le savoir, hein? »
Elle veut encore me faire tourner en bourrique. Je me lève, je quitte la pièce, mais je ne sais pas où aller car dans ce petit appartement le choix est réduit, je me retrouve donc dans la cuisine. Que puis-je bien y faire ? Il n'y a rien pour s'asseoir, on peut à peine s'y tenir debout. J'ouvre le réfrigérateur. Rien d'intéressant dedans. De la mortadelle, un morceau de fromage, des œufs, des légumes, du lait et des fruits, tous vieux de quelques jours et pas très frais... Mais il me semble avoir lu quelque part que l'existence est le caractère qui porte le Dasein à être constamment en avant de lui-même. Alors...


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune femme lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

dimanche 17 novembre 2019

Vie nocturne (Larry Brown)


Je suis arrivé à la conclusion, il y a déjà longtemps, qu'entrer en contact avec elles n'est pas chose facile, du moins pour moi. Il y a des mecs qui peuvent aborder une femme tout simplement, se mettre à lui parler, dire n'importe quoi. Moi pas. Il faut que j'attende, que je rassemble mon courage, que je boive d'abord quelques bières. Il faut que je m'assoie un moment à une table ou au bar, que je regarde bien et que je déniche celle qui me semble ne pas devoir rabrouer un homme tel que moi. Ce qui signifie parfois choisir celle qui est assise toute seule, ou qui est un peu plus âgée que la moyenne, ou même celle qui n'est pas très jolie.
   Ce vendredi soir, je me trouve dans un bar juste au delà des limites de la ville. Je commande une autre bière et, du regard, je parcours la foule, l'orchestre, les couples qui se sont trouvés et qui glissent sur la piste comme de la fumée. Quelques tables sont occupées par trois ou quatre femmes, d'autres par des couples, d'autres par des hommes, et il y en a une où se trouve une fille toute seule. Je l'examine.
   Elle porte une robe noire et des bas blancs. Elle a posé sur la table une bouteille dans un sac en papier brun, et elle a entouré son unique verre de ses deux mains. Elle ne semble avoir d'yeux que pour ce verre. Je sirote ma bière un moment, je jette un coup d'œil à l'horloge qui avance si lentement au-dessus des pompes à bière, et je finis par y aller. Elle lève la tête, me vois venir vers elle et détourne son regard.
   « Salut, dis-je en m'arrêtant près de sa chaise. Je m'appelle Étienne-Marcel Dussap. Pourriez-vous me dire quelque chose de plus ou moins philosophique ? Quelque chose à propos de Derrida, peut-être ? »
   Elle me sourit, mais elle ne répond rien. Je vais me faire descendre.
   Je me penche et je crie par-dessus la musique : « Le questionnement derridien sur l'écriture, peut-être ? » Je me sens tout à fait bête à me pencher comme ça vers elle. Elle me donne l'impression de souhaiter juste que je me casse vite et que je la laisse tranquille. Je ne vais pas marquer de points. Elle ne va pas me parler de Derrida. Ma soirée du vendredi s'en va à tire d'aile.
   « Allez, un petit effort ! », je lui crie à l'oreille. Mais je sens ma confiance — pour ce que j'en avais au départ — se réduire à néant. Elles sont toutes comme ça. Elles ne vous parleront pas de Derrida. Pourquoi viennent-elles dans un endroit comme celui-ci si elles ne veulent pas parler de Derrida ? Et je lui dis : « Je ne vais pas vous mordre. »
   Elle ôte une main de son verre et se penche légèrement vers moi. « Bon, très bien, dit-elle. L'histoire de la métaphysique se présente à Derrida comme l'histoire d'une inertie conceptuelle, comme l'histoire du refus de comprendre l'écriture dans son extériorité irréductible à l'élément de la phônè. Le projet de Derrida prend pour visée la reconsidération du concept d'écriture, en proposant de comprendre le mouvement réfractaire de celle-ci à tout traitement phonétique, à toute approche réduisant celle-ci à un succédané de la parole. Et maintenant, s'il vous plaît, laissez-moi tranquille. »
   Je pars. Elle a de la chance, c'est tout. Elle ne sait pas quelle putain de chance elle a. Ce qui me reste de Budweiser étant presque tiède, je lève la boîte de bière et je fais signe à la barmaid, une nana renfrognée, de m'en servir une autre.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 16 novembre 2019

Les bons samaritains (Larry Brown)


Un jour, vers le milieu de l'après-midi, j'étais dans un bar en train de fumer ma dernière cigarette. Je buvais beaucoup, aussi, et cela pour plusieurs raisons. Il faisait chaud, dehors, avec un soleil éclatant, alors que dans le bar tout était sombre et frais — ce qui me poussait à vouloir être ici. Mais la principale raison de ma présence était que ma femme m'avait quitté pour aller vivre avec quelqu'un d'autre.
    Un gosse est entré à l'improviste. Un gosse jeune, très jeune. Et, bien sûr, c'est interdit. On ne peut pas laisser entrer des gamins dans les bars. Les gens ne le toléreraient pas. J'allais juste revenir à mon pick-up pour prendre un autre paquet de clopes quand il est arrivé. Je ne me rappelle plus tous ceux qui étaient là. Quelques vieux mecs, je suppose, et sans doute des soûlots. Je savais qu'on allait dire à ce gamin de partir.
    Mais je crois que personne n'en avait envie. Le gamin n'avait pas l'air bien. Dès qu'il a mis le pied à l'intérieur, j'ai pensé qu'il y avait quelque chose qui clochait. Il y avait de la panique dans ses yeux.
    Harry, le barman, était un gros musclé barbu. Il était en train de laver des verres à bière et, quand il a levé les yeux, il a vu le gosse là, debout. La seule chose que portait cet enfant, c'était un short de sport beaucoup trop grand pour lui. Il donnait l'impression d'avoir longtemps marché au bord d'une route, ou quelque chose comme ça.
    Harry s'est un peu redressé et il a dit : « Qu'est-ce que tu cherches, gamin ? »
    Je ne veux pas noircir le tableau, mais ce gosse me faisait l'impression de n'avoir sans doute pas toujours eu assez à manger. Et il y avait déjà deux ou trois mois qu'il était mûr pour une coupe de cheveux.
    « Je voudrais savoir s'il est vrai que l'horizon du temps constitue l'ouverture ontologique qui fait apparaître le tout de l'étant comme monde », a-t-il dit. J'ai regardé Harry, curieux de sa réponse. Il secouait déjà la tête.
    « Désolé, fiston, mais c'est vrai. Heidegger l'a démontré dans Être et Temps. Il a aussi montré que la structure d'horizon est soumise au primat métaphysique de la représentation et de la volonté. Par contre, ce qu'il nomme "contrée", la dimension temporelle et spatiale de la proximité, c'est-à-dire du "laisser être" qui ouvre le jeu du monde, cette "contrée", donc, est ouverture à l'inanticipable. »
    J'ai cru que le gamin allait lui lancer une insulte. Mais il ne l'a pas fait. Il a dit « Oh » sans bouger. J'ai compris alors qu'il se passait quelque chose. Mais je me suis efforcé de ne pas trop le voir. J'avais assez d'ennuis moi-même.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 15 novembre 2019

Le désamour (Larry Brown)


J'étais avec Sheena Baby, la fille que j'aimais, et nous marchions. C'était le soir, tard. Tous les nuages s'étaient accumulés en gros champignons, en marshmallows, et on n'aurait pas pu souhaiter plus belle soirée sauf que notre voiture était restée à quelques kilomètres derrière nous avec deux pneus crevés et que nous ne savions pas où nous étions ni à qui nous adresser. En plus de ce cas d'urgence majeure, je savais que les choses n'allaient pas. Nous étions sur le point de nous entretuer.
Sheena Baby, c'était l'amour, la déesse féline du sexe. Je l'aimais depuis longtemps, depuis que j'avais lu la Métaphysique de l'amour, où Schopenhauer définit l'amour comme un simple instinct sexuel et dit que le besoin sexuel est le plus violent de nos appétits, le désir de tous nos désirs. Ça m'avait drôlement excité. Seulement voilà, Sheena Baby ne souffrait pas pour moi comme moi pour elle. Je le savais. La seule personne qu'elle semblait aimer, c'était le philosophe Henri Bergson, avec sa « pensée », son « mouvant », et ses « deux sources de la morale et de la religion » (l'enfoiré !)
J'avais pensé à la flinguer d'abord et à me flinguer ensuite, mais ça ne nous aurait rien fait de bien. Ça n'aurait donné qu'un petit article dans un journal, un article que des inconnus liraient en secouant la tête avant de passer au sport.
Si on avait eu des pneus gonflés, j'aurais pu emmener Sheena Baby quelque part dans les bois, lui lire un peu de Bergson et lui expliquer comment on pouvait arranger les choses. J'aurais pu lui dire non seulement d'être ma petite mais d'être mon unique petite. Plus tard, dans l'obscurité, nous aurions pu opérer un vrai rapprochement fondé sur l'intuition, la durée, et la multiplicité des états de conscience. Mais elle ne m'aimait pas, et finalement j'ai pu m'en rendre compte. Alors j'ai décidé d'être très dur avec elle.
J'ai dit : « Tu veux jamais écouter personne, sauf ton bon Dieu de Bergson. »
Elle a dit : « J'en ai assez, de ta grande gueule.
— Ferme la tienne, j'ai dit.
— Lèche-moi le cul.
— Si tu baisses ta culotte. », j'ai dit, en espérant qu'elle le ferait. Mais elle ne l'a pas fait et nous sommes partis dans des directions opposées.
Je me demandais pourquoi un truc qui avait commencé par tant de bonnes sensations devait se terminer par tant de mauvaises. En tout cas, Schopenhauer avait raison : la femme est un animal à cheveux longs et à idées courtes. Et surtout : le seul bonheur est de ne pas naître.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune femme lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

jeudi 14 novembre 2019

Wingfield (Tobias Wolff)


À notre arrivée au camp, ils nous sortirent des cars et nous firent exécuter des pompes sur l'aire de stationnement. L'asphalte était chaud et le goudron nous collait au nez. Ils se moquèrent de nos vêtements et nous les retirèrent. Ils nous rasèrent la tête jusqu'à ce qu'apparaissent de petites cicatrices blanches puis nous chargèrent les bras de godillots, ceinturons et casques qu'ils poinçonnèrent avec des aiguilles. Nous pensions avoir passé le plus dur, mais ensuite ils nous forcèrent à lire des passages d'Être et Temps, de La Logique comme question en quête de la pleine essence du langage, et de l'Approche de Hölderlin.
Au milieu de la nuit, ils vinrent dans nos baraquements et arpentèrent l'allée entre nos lits, au pied desquels nous nous trouvions debout. Ils nous regardaient. Si nous les regardions, ils nous posaient des questions comme : « Quel est le mode d'être des choses intra-mondaines qui ne sont pas des Dasein et qui se contentent de se trouver là ? » et si nous ne donnions pas la bonne réponse (« la Vorhandheit »), ils nous faisaient faire des pompes.
Ils nous répartirent en compagnies, sections et escouades. Dans mon escouade se trouvait le philosophe Henri Bergson. Avant d'être pris en charge par les militaires, il était maintenu en vie quelque part en Caroline du Nord. Quand il était en état de parler, sa voix s'échappait, épaisse, lente et douce. Il disait des choses comme : « L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu » ; ou encore : « La forme n'est qu'un instantané pris sur une transition. »
Il s'endormait souvent en cirant ses bottes et, un jour, il s'endormit en se rasant. Ils lui donnèrent l'ordre de peindre les plinthes et il se pelotonna dans un coin, abandonnant les plinthes à leur sort et murmurant que « l'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. » Ils le retrouvèrent la tête reposant sur son bras tendu, et la bouche ouverte ; un filet de peinture avait séché entre le pinceau et le sol. Pauvre Bergson ! Si quelqu'un n'était pas fait pour la vie militaire, c'était bien lui.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)