samedi 9 juin 2018

La saison de l'homme sage


Voici l'automne ; adieu les oronges. La corneille, cette sibylle des bois, fait entendre son cri sinistre sur la cime de l'ormeau, et annonce le prochain retour de l'hiver. Pour le suicidé philosophique, il est temps de « quitter la Faucille et de redescendre à Mijoux, pour arriver à Saint-Claude par Septmoncel », autrement dit de tirer sa révérence. 

C'est sans faiblesse et sans inquiétude qu'il attend que le souffle de la mort exhalé de son colt Frontier le renverse et le réduise en poussière ; lecteur assidu des romans de Georges Perec, il a appris à mourir.


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

vendredi 8 juin 2018

Mœurs du philosophe


« Quoique leur naturel soit essentiellement misanthrope, les philosophes sont cependant susceptibles d'être apprivoisés. Lorsqu'on les prend jeunes, on peut adoucir leur caractère, mais jamais au point de faire que la soif du sang ne s'éveille en eux lorsqu'on leur présente un phénomène. Leur vivacité est très grande : ils courent, sautent, furètent partout, s'introduisent dans les plus petits trous de la "réalité empirique". 

Leur marche est silencieuse et leur position ordinaire consiste à relever leur dos en arc. Ils n'attendent pas leur proie, mais au contraire ils mettent la plus grande activité à la chercher ; la destruction qu'ils font des beautés de la nature et de celles de l'esprit humain est très grande. 

On trouve des philosophes dans tous les pays froids ou tempérés de l'Europe, de l'Amérique et de l'Asie. L'Afrique et la Nouvelle-Hollande sont les seules contrées qui n'en aient point encore fourni. » (Dictionnaire pittoresque d'histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Tome cinquième, Paris, 1837)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Chemin sans issue (Georges Simenon)


Ce n'est qu'après coup, bien sûr, que les heures prenaient leur importance. Cette heure-là, sur le moment, avait la couleur du ciel, un ciel gris partout, en bas, où couraient des nuages poussés par le vent d'est, en haut où l'on devinait des réserves de pluie pour des jours et des jours encore.
On n'avait même plus le courage de geindre et de remarquer que c'était le dimanche avant Pâques. À quoi bon ? Il y avait des mois que cela durait ! Des mois que les journaux parlaient d'inondations, de glissements de terrains et d'éboulements !
Mieux valait hausser les épaules et se taire, comme Pastore, l'adjoint, qui, campé devant la poste, les mains dans les poches, le dos rond, regardait droit devant lui.
Il n'était que dix heures du matin. À cette heure-là, l'adjoint au maire n'était pas habillé. Il venait en voisin, un vieux complet passé sur sa chemise de nuit, les pieds nus dans des pantoufles de chevreau jaune.
Lili, au comptoir, lavait les verres qu'elle rangeait sur l'étagère. Tony, le pêcheur, à demi couché sur la banquette de faux cuir, suivait ses gestes du regard sans seulement s'en rendre compte.
À chaque rafale, l'enseigne de zinc découpé se balançait en grinçant et l'eau délavait la bouillabaisse qui y était peinte en couleurs vives, soulignée des mots : Chez Polyte.
Et naturellement, Polyte rageait ! Il n'était pas habillé non plus, ni débarbouillé. Avec des gestes violents, il rechargeait le gros poêle qui aurait dû être éteint depuis deux mois. Puis il gagnait la cuisine
on descendait une marche et il y remuait des seaux et des casseroles.
— Ce n'est pas aujourd'hui qu'on bénit le buis ? demanda l'adjoint au moment où les cloches sonnaient à l'église de Golfe-Juan.
— Non, répondit Polyte. Aujourd'hui, on cherche à établir si Hegel a raison quand il prétend que l'être n'est pas le contraire du néant, que l'être passe dans le néant, le néant dans l'être, et que le devenir en est le résultat.
— Ah, c'est vrai, fit l'adjoint. J'avais oublié.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Théorème de Wedderburn


Le théorème de Wedderburn, dans son laconisme véridique, affirme que tout corps fini est commutatif, donc muni de deux opérations binaires rendant possibles, entre autres, les soustractions.

Comme, à son grand désespoir, le corps de l'homme du nihil est fini, rien ne l'empêche donc de se soustraire à lui-même, en utilisant par exemple un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Atroce réalité


L'alerte a été donnée dimanche vers 18 h 30. Sur l'aire de repos Les Pavillons, à 5 km au sud de Perpignan, un homme gisait inanimé dans sa voiture.

À leur arrivée, les pompiers, épaulés par une équipe du Samu, ont tenté de réanimer le malheureux. En vain. Selon les premiers éléments, il aurait mis fin à ses jours en se tirant une balle dans le cœur.

Âgé de 73 ans et domicilié à Amélie-les-Bains, il aurait, selon les enquêteurs,
« senti au plus profond de lui que la réalité n'est pas verbale, qu'elle peut être incommunicable et atroce, et il s'en serait allé, taciturne et seul, chercher la mort, dans le crépuscule d'une aire d'autoroute ». (L'Indépendant, 27 novembre 2017)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Accusation infondée


Ce serait faire un mauvais procès au suicidé philosophique que de l'accuser, en se fondant sur l'individuation extrême de son propos, de rester enlisé dans une subjectivité narcissique. Il propose au contraire une véritable Weltanschauung.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Vie bienheureuse


« Un homme obsédé par la pensée de se détruire avait cru pouvoir se délivrer de sa monomanie au moyen de la Méthode pour arriver à la vie bienheureuse de Johann Gottlieb Fichte. Mais après en avoir lu quelques pages, il fut prix d'une telle raucité de voix qu'il ne pouvait plus parler. Survint ensuite un asthme sec, du dégoût pour tous les aliments, une toux violente et fatigante, surtout pendant la nuit, qui se passait sans sommeil, des sueurs nocturnes abondantes et fétides, et enfin la mort, malgré tous les efforts des médecins. "Je t'en foutrai, moi, de la vie bienheureuse" furent ses dernières paroles. » (Samuel Hahnemann, Doctrine et traitement homœopathique des maladies chroniques, 1832)

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Heureux


Le poëte Keats se considérait un lâche car il ne pouvait, disait-il, « supporter la souffrance d'être heureux ». L'homme du nihil, n'ayant jamais connu cette avanie, ne saurait être aussi péremptoire que l'auteur de l'Ode à un rossignol, mais certainement il incline à penser de même.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Vivre ensemble dans une laverie


« La laverie associative Couleurs café a ouvert il y a trois ans dans le quartier du Clou-Bouchet, à Niort. Elle compte une cinquantaine d'adhérents qui ne font pas qu'y laver leur linge. Des ateliers y sont organisés, et une fois par mois, les membres de l'association se retrouvent autour d'un repas convivial. Un moyen de favoriser le vivre ensemble.

Aujourd'hui, au menu, c'est humitas, une sorte de purée de maïs, et salade chilienne avec tomates et oignons. Margarita est aux fourneaux. Parmi les convives, Catherine, une habituée de la laverie. "J'ai fait la connaissance de gens avec qui j'aime bien bavarder. Nous critiquons le cogito cartésien et exaltons au contraire la coprésence marcellienne. Pour Gabriel Marcel comme pour nous, Descartes enferme le Moi dans sa propre coquille : le
« je pense » est un carcan dont nous ne saurions nous défaire", explique cette retraitée qui habite depuis vingt-sept ans le quartier du Clou-Bouchet.

Favoriser la discussion, c'est exactement l'objectif que vise l'association, selon Nathalie, sa trésorière. "On essaie d'inciter les gens à sortir de chez eux. Pas forcément pour faire une lessive mais pour prendre un café, faire un jeu de société, discuter d'ontologie", détaille-t-elle. Pétanque, couture, empirisme logique, bricolage, les activités sont variées.

Le Clou-Bouchet est né dans les années 60, mais récemment, des travaux ont été réalisés. "Les immeubles ont été isolés à l'extérieur", indique Pascale Picard, coordinatrice de Couleurs café. "Mais à l'intérieur, il peut y avoir des conflits, un peu comme dans le Moi, où le vouloir-vivre combat sans cesse le désir compulsif de se détruire", poursuit-elle.

"A 18 heures, tout le monde est chez soi car certains ont peur de se balader le soir. Le crépuscule est en effet propice à l'homicide de soi-même", regrette Nathalie. Elle déplore le manque d'établissements ouverts le soir. "Pour ça, il faut aller en centre-ville, et c'est un effort que l'on ne peut raisonnablement attendre de personnes que tenaille l'idée du Rien". » (France Bleu, 22 juin 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

jeudi 7 juin 2018

Favoriser le partage, l'échange et la solidarité


« À l'égal de l'idée du Rien et peut-être plus encore, les centres communaux d'action sociale jouent un rôle essentiel pour raffermir le moral de l'étant existant.
 

À la Bourboule, ce service est très actif et assure de multiples fonctions, toujours dans le même objectif : aider, soutenir les personnes en difficulté ou en situation de précarité, mais aussi favoriser le lien social et le partage, par de nombreuses actions qui — après tout, pourquoi ne pas le dire —, s'adressent également aux personnes âgées.

C'est ainsi qu'un voyage est organisé chaque année pour les plus de soixante ans, et cette année, c'est une semaine à Mimizan qui sera proposée. Une sortie à Fribourg-en-Brisgau va également permettre de découvrir durant quelques jours le site où le célèbre philosophe Heidegger a inventé son fameux concept de Dasein. Survêtements, bermudas (sauf Lederhosen) et chaussures de sport sont à éviter, par respect pour la mémoire de l'intrépide ontologue. »


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Souffle prophétique


Même lorsqu'il se laisse emporter par des envolées lyriques, l'excrément ne perd jamais le sens de la mesure : son expression intimiste mûrit lentement, à l'abri des parois du boyau culier. Et brusquement, au moment du « pousser », de profondes impulsions font craquer l'espace : on voit surgir de « grands formats » dont le caractère monumental et figé manifeste une parenté certaine avec les œuvres du « réalisme socialiste ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Écrasement langagier de la réalité empirique


« Du réel, hérisson infortuné, il ne restait, après le passage de mon quinze-tonnes phrastique, qu'un amas pultacé encore fumant. »

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Dynamisme de l'être chez Duns Scot


« Une femme d'une cinquantaine d'années s'est donné la mort à Dole, mercredi 17 janvier en tout début de journée. Elle s'est jetée du pont de la Corniche "sans doute avant 5 heures du matin". Son corps sans vie a été retrouvé au petit matin, plus de vingt mètres en contrebas sur le chemin des Rivières, la route longeant le Doubs.

C'est à cet endroit qu'il a été découvert par un riverain qui rentrait chez lui après sa nuit de travail. L'homme a immédiatement appelé la police, qui a pu identifier la victime.

Avant de mettre fin à ses jours, celle-ci avait laissé à son domicile une lettre d'adieu, où elle explique qu'elle ne peut "plus supporter la tendance à exister toujours davantage qui caractérise l'être, alors que l'essence comme telle tend plutôt à ne pas exister". Elle se plaint également du caractère fondamentalement temporel de l'existence : "la tendance à exister, écrit-elle, se déploie à travers la potentialité, essentiellement dynamique, qui est l'être lui-même, tel que Duns Scot le conçoit".

Le précédent drame de ce type, pratiquement au même endroit, date du 4 décembre dernier. Une femme de 47 ans s'était donné la mort pour des raisons analogues. » (Le Progrès, 20 janvier 2018)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Possibilité du chaos


Certains jours, quand tout semble aller de travers, l'homme du nihil se prend à rêver d'un univers meilleur, où l'on retrouverait ses affaires, où le chaos ne règnerait pas en maître.

Il est d'abord tenté de placer son espoir dans certain théorème de Poincaré-Bendixson qui dit que, si une orbite se trouve dans un compact contenu dans son référentiel, alors toute forme de chaos est impossible.

Mais ce résultat n'est valable qu'en dimension deux, et l'univers où se meut l'homme du nihil n'est pas un compact puisqu'il ne vérifie pas la propriété de Borel-Lebesque ! Il ne lui reste plus qu'à se pendre.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

I got rhythm


Au début des années trente, Heidegger se sent en panne d'inspiration — il se dit dans son journal frappé de « constipation conceptuelle opiniâtre ».

Plutôt que de sécher sur une page blanche, il décide de se remettre au bugle et fonde un jazz band, le Swinging Dasein, où Günther Anders tient le banjo. En plus d'être le premier époux de Hannah Arendt, Anders est connu pour être un critique de la technologie qui donna comme principal sujet à ses écrits la destruction de l'humanité. Heidegger, que sa condition d'être-vers-la-mort angoissait suffisamment, l'accusa d'être un « semeur de panique » et se débrouilla pour le faire remplacer par Karl Löwith.

Malgré des débuts prometteurs marqués par deux hits mineurs, Ontology Makes the World Go 'Round et Dasein A-Go-Go, la notoriété du groupe ne dépassera jamais les frontières du Bade-Wurtemberg.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Détritus


Le personnage le plus antipathique des Aventures de Tintin est sans conteste le gitan Matéo, dont on fait la connaissance au début des Bijoux de la Castafiore. Lorsque le capitaine Haddock, mu par une compassion mal placée, conseille aux romanichels de « s'établir ailleurs que sur ce terrain rempli de détritus » car « c'est très malsain », le suprêmement désagréable Matéo fait sa mijaurée et rétorque : « Parce que monsieur imagine que cet endroit, c'est nous qui l'avons choisi !... Monsieur se figure que ça nous plaît de vivre parmi les ordures !... »

Eh bien oui, nous nous le figurons. Comme les soldats du roi de Suède, nous voulons vivre éternellement. Nous savons qu'un jour nous cesserons de vivre, mais cette certitude de notre anéantissement demeure abstraite, et donc irréelle. La mort, les ordures, c'est pour les autres, les fameux « gitans », qui, quoi qu'en dise cette tête à claques de Matéo, semblent s'y complaire.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Discrétion de rigueur


Le désir que l'on a de se détruire est l'une de ces choses qu'il vaut mieux tenir cachées. De même que les « parties honteuses » sont couvertes de poils et que celui qui les découvre s'expose à la réprobation de l'omnitude, la pensée de l'homicide de soi-même doit être dissimulée sous le masque d'une jovialité feinte, sous peine, pour le candidat à l'holocauste du Moi, de se voir ligoter sur un infernal fauteuil rotatoire par des infirmiers patibulaires.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Rayonnisme et homicide de soi-même


Le suicidé philosophique partage avec les peintres « rayonnistes » — Mikhail Larionov, Natalia Goncharova, etc. — le souci de faire surgir le Rien en rendant visibles les « vibrations inspirées de l'énergie-matière et de la radioactivité », mais il utilise un moyen plus radical : le taupicide (au lieu de lignes parallèles, perpendiculaires, fasciculées et abstraites).

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Suicide à tiroirs


Une femme de 66 ans a été hospitalisée dans un état critique au CHU Charles-Nicolle à Rouen, ce vendredi 22 juillet, après avoir chuté du premier étage de son appartement rue Victor-Hugo au Houlme, dans la banlieue de Rouen.

Les secours ont été appelés à 14 h 51. Lorsque les sapeurs-pompiers sont arrivés sur place, ils ont découvert la femme inconsciente au pied de l'immeuble. Elle avait sauté par une fenêtre de son logement après s'être ouvert les veines des bras et avoir tenté de se donner la mort par asphyxie en ouvrant le gaz.

La sexagénaire a été prise en charge par les pompiers avant d'être médicalisée sur place par le Smur. Elle a été transportée aux urgences du CHU dans un état critique. D'après les premiers éléments recueillis par les policiers, la thèse de la tentative de suicide ne fait aucun doute.

La désespérée paraît avoir été inspirée par l'exemple de l'écrivain Henry de Montherlant qui, pour se supprimer, avait ingéré du cyanure tout en se tirant une balle de revolver dans la tempe. L'idée maîtresse de la stratégie dite du « suicide à tiroirs » dérive de ce principe, essentiel à la guerre et appliqué entre autres par le général Nivelle lors de la bataille de l'Aisne, qu'il faut attaquer son ennemi partout, si l'on veut arriver à l'écraser quelque part. (Info Normandie, 22 juillet 2016)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Hypocondrie


La sagesse populaire se représente le suicidé philosophique comme le sujet d'un tableau du Greco : longiligne et émacié, avec un regard profond et tragique. 

Mais quand il consulte son médecin pour de violentes douleurs abdominales, des épisodes de constipation, des vomissements et une perte d'appétit qui l'a délesté de cinq kilos en deux semaines, il ressemble plutôt à l'un de ces cacochymes vieillards croqués par Daumier. 

Et la seule chose qui lui importe alors, ce n'est pas de « trouver une falaise du haut de laquelle se jeter, ou un petit pan de mur jaune sur quoi se fracasser », mais de savoir s'il peut s'agir d'une maladie inflammatoire chronique susceptible d'atteindre tout le tube digestif et éventuellement la peau, les articulations et les yeux (maladie de Crohn).

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

mercredi 6 juin 2018

Bouc émissaire


« Et Aaron, mettant ses deux mains sur la tête du bouc vivant, confessera sur lui toutes les iniquités des enfants d'Israël, et tous leurs forfaits, selon tous leurs péchés, et les mettra sur la tête du bouc, et l'enverra au désert. »

Étrange personnage que ce bouc, qui n'est pas sans évoquer les « humiliés et offensés » de Dostoïevski mais dont le sort rappelle surtout celui du suicidé philosophique dans ce qu'il a de plus poignant.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Le suspect (Georges Simenon)


Il fallait que le concierge fût à cran pour que Chave, malgré l'espace qui les séparait, une porte, un escalier, un couloir, l'entendît hurler au téléphone :
— Puisque je vous dis qu'il est sur le plateau !
Si encore il n'y avait eu que le concierge et que ce téléphone obstiné depuis le commencement du premier acte à appeler Dieu sait qui !...
Et pourquoi le concierge, au lieu de s'égosiller, ne laissait-il pas l'écouteur décroché ?


Chave recula de quelques centimètres, car sa vue fascinait un spectateur du premier rang qui se penchait pour le découvrir en entier. Il suivait machinalement sur la brochure le texte qui se débitait sur la scène et en même temps il s'occupait d'un tas d'autres choses, comme s'il eût possédé une demi-douzaine de cerveaux.


Tout d'abord, il ne cessait de se demander si les substances secondes possèdent une existence ontologique réelle, ou s'il ne faut voir dans ces étants que des instruments qui nous permettent de parler commodément du réel. Il avait tendance à croire, comme Guillaume de Champeaux, que les universaux existent indépendamment aussi bien de l'esprit humain que des objets particuliers. Mais le doute subsistait. Il avait interrogé un philosophe de ses amis à ce sujet, mais tout ce que celui-ci avait pu lui dire, c'est qu'on serait fixé dans un jour ou deux.


En attendant, il n'avait pas dîné. Il avait juste eu le temps de passer une jaquette grise — la seule qu'il eût trouvée — pour son apparition du second acte, dans la boîte de nuit.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Relativité générale


Médusés, les témoins de la scène qui s'est déroulée ce jeudi, vers 13 heures, rue Chaussée, une artère piétonne en plein centre-ville de Verdun. « Vous vous rendez compte ? », lance cette dame, ahurie, en décrivant ce qu'elle vient de voir. « Elle était là, tranquille, en train de marcher, son sandwich à la main, quand tout à coup il lui est tombé dessus. »

« Il », c'est un habitant d'un immeuble de la rue, âgé de 49 ans, qui s'est jeté sur la chaussée dans un acte désespéré, depuis la fenêtre de son appartement situé au 2e étage de la rue Chaussée. La passante, une habitante de Dugny-sur-Meuse de 36 ans, s'est retrouvée à terre. Tout comme le suicidaire.

À la terrasse du café d'en face se trouvent deux infirmières, qui interviennent immédiatement pour porter les premiers secours.

Tout de suite, les pompiers de Verdun ainsi que le Samu se rendent sur les lieux. L'homme qui a sauté est inconscient : il est transporté à l'hôpital de Verdun. La femme, consciente, rejoint également les urgences de la cité de la Paix. Les examens médicaux montrent qu'elle souffre d'un tassement des vertèbres. Mais la vie de ces deux personnes n'est pas en danger.

D'après la lettre laissée par le désespéré, ce dernier voulait, avant de mourir, vérifier expérimentalement un principe de la théorie de la relativité générale, selon lequel la gravitation n'est pas une force mais une « déformation riemannienne de l'espace-temps » ; dans cette interprétation, un objet en chute libre décrit simplement une géodésique de l'espace-temps. (L'Est Républicain, 18 octobre 2012)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Scrupules phénoménologiques


Selon Karl Jaspers, Husserl était pris de panique à chaque fois qu'il voyait un mannequin dans une vitrine, car il était incapable de décider s'il s'agissait d'un homme en chair et en os ou d'un personnage en bois. De même, bien qu'aimant passionnément le billard, il refusait d'y jouer, craignant que la boule qu'il voyait blanche et lisse d'un côté ne fût verte et bosselée de l'autre côté, ce qui eût pu le conduire à faire une « fausse queue » !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Pourquoi l'Alaska ? (Raymond Carver)


Ce jour-là, Carl finissait à trois heures. Il quitta le garage, prit sa voiture et se rendit dans un magasin de concepts de son quartier.
— Il me faudrait quelque chose de confortable, dit-il. Pour tous les jours.
— Je dois avoir ça, dit le vendeur.
Il revint avec trois modèles différents et Carl jeta son dévolu sur le concept d'Ereignis qui, chez Heidegger, désigne le déploiement originel de l'être, la donation originaire de la présence, qui est à la fois la vérité de l'être et la vérité du temps. Il régla son achat et mit sous son bras le carton dans lequel le vendeur avait rangé l'« élan vital », ce bon vieux concept bergsonien qui l'avait aidé si longtemps à s'orienter dans le labyrinthe de l'existence, mais que sa nouvelle acquisition rendait caduque et presque risible.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Centre de gravité


Pappus d'Alexandrie dit expressément, à la fin de la préface à ses Collections mathématiques, que « les figures produites par la circonvolution d'une ligne ou d'une surface, sont entre elles en raison composée des figures génératrices et des circonférences décrites par leur centre de gravité ».

Il est facile aux géomètres de sentir la liaison de ce principe avec, d'une part, celui énoncé par Guldin en 1635, à savoir que « toute figure formée par circonvolution est le produit de la figure génératrice par le chemin de son centre de gravité », et d'autre part avec celui qui détermine un suicidé philosophique à commettre son geste fatal, incapable qu'il est de trouver en lui-même aucun centre de gravité.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Conatus


Le conatus — thaumaturgie du mot ! — est l'effort par lequel « chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être ». (Spinoza, Éthique III, Prop 6).

Profonde dégoûtation de tout cela.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Infini ou taupicide ?


Pour Plotin comme pour le suicidé philosophique, le corps est un tombeau, le monde sensible, une caverne ou un bourbier, notre existence terrestre, une chute de l'âme. 

Mais Plotin se tourne vers l'infini, en lequel il voit la puissance la plus pleine et la plus parfaite du Moi, quand le suicidé philosophique choisit le colt Frontier ou le taupicide pour anéantir ce même Moi.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Balance ton Férillet !


Passé un certain âge, la femme se transforme en une mégère difforme au mufle d'hippopotame, en « une créature grotesquement horrible qui vous fait éprouver le même dégoût que lorsque l'on met le pied sur le ventre d'un crapaud ».

Son pouvoir de séduction disparu, elle sait qu'elle n'est plus rien, mais contrairement à l'homme du nihil — qui « exulte dans son néant sacculiforme » —, elle n'en conçoit qu'une formidable acrimonie et devient une véritable « carogne ».

Il est parfois bien difficile, au dire de Gragerfis, de résister à l'envie de l'assommer !


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)