dimanche 17 juin 2018

Conseil au désespéré


Le suicidé philosophique, s'il ne veut pas passer pour un gâcheur, devra accorder une grande attention au décor et il accomplira de préférence son Grand Œuvre dans un cadre riant, par exemple une prairie en fleur. Il évitera de commettre son geste fatal à la tombée de la nuit pour éviter que son cadavre livide ne laisse sourdre une dominante de tons verdâtres renforcée par l'ambiance crépusculaire de l'horizon. Autrement dit, il préférera les « fonds d'or des primitifs » à la « nuit obscure des mystiques ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

On tue le cochon


Pendant l'hiver 1898, le jeune Martin, qui relève d'une pleurésie, passe sa convalescence à la ferme de ses grands-parents maternels dans l'Aveyron. C'est l'époque où l'on tue le cochon, et il assiste à la scène.

Un banc spécialement conçu est placé contre un mur puis, poussé et tiré par deux hommes, l'animal est amené pour le sacrifice. Dès que le « saigneur » lui a enfoncé le couteau dans la gorge, une femme de la maison récupère le sang dans une bassine pour faire le boudin et les « sanquettes ».

Il faut beaucoup d'eau pour ébouillanter l'animal, et pour cela on a recours au « fournet », un genre de chauffe-eau. On enlève les soies et on nettoie le verrat. Le saigneur l'ouvre et le découpe. Dès que l'on sort le « ventre », les femmes de la maison s'en emparent pour le « découdre » et le nettoyer afin de confectionner le boudin, la saucisse et les saucissons. Ensuite, vient le travail des hommes : découper la viande en petits morceaux pour faire les charcuteries.


D'aucuns voient en cette cérémonie un moment de tradition où l'ouvrage en commun perpétue le bon temps d'autrefois, mais le jeune Heidegger envisage le spectacle sanglant d'un autre œil. « C'est en assistant à l'agonie du cochon, dira-t-il plus tard à son ami Karl Jaspers, que j'ai compris que l'étant existant est en fait un "être-vers-la-mort" ».

Il n'empêche que le lendemain, il s'empiffrera de fritons « à s'en faire sauter le couvercle », comme il le note dans son journal.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Satiristes


Comme Horace, le suicidé philosophique proclame tout au long de son œuvre son indépendance vis-à-vis des écoles philosophiques. Mais ces deux satiristes différent grandement par le style : Horace est fin, badin, plein d'esprit et accommodant, tandis que le suicidé philosophique est véhément et lance des éclairs terrifiants quand il manie son colt Frontier au canon de dix centimètres.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Débranchés (Raymond Carver)


En pleine nuit, sur le coup de trois heures du matin, le téléphone se met à sonner et ça nous fiche une trouille bleue.
— Va répondre ! Va répondre ! me crie ma femme. Oh, mon Dieu, qui ça peut bien être ? Mais va répondre !
Je n'arrive pas à trouver l'interrupteur, et je passe à tâtons dans la pièce voisine, où se trouve le téléphone. Je décroche à la quatrième sonnerie.
— Est-ce que Bud est là ? fait une voix de femme.
Elle est très saoule. Je lui dis :
— Il n'y a personne de ce nom ici, et je lui raccroche au nez.
J'allume la lumière et je me dirige vers la salle de bains. Je n'y suis pas plus tôt entré que la sonnerie reprend.
— Mais va répondre ! me hurle ma femme depuis la chambre à coucher. Mon Dieu, Jack, mais qu'est-ce qu'ils nous veulent ? C'est intolérable à la fin !
Je me rue hors de la salle de bains et je décroche.
— Bud ? dit la femme. Qu'est-ce que tu fais, Bud ?
Je lui dis:
— Écoutez, hein. Je suis Emmanuel Levinas, métaphysicien d'autrui. Selon moi, la philosophie occidentale n'a jamais su penser l'Autre qu'à partir du Même (donc du Moi) et témoigne dans toutes ses œuvres de l'insurmontable allergie qu'inspire l'Autre. Alors ne refaites plus jamais ce numéro.
Je raccroche, j'attends que la sonnerie reprenne, puis je soulève le combiné et je le pose sur le guéridon, à côté de son socle.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

        Femme lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Ataraxie des Dupond-Dupont


Loin d'être les benêts que certains imaginent, les détectives Dupond et Dupont sont de véritables philosophes sceptiques.

On s'en aperçoit en particulier dans cette scène du Crabe aux pinces d'or où les deux policiers, auxquels Tintin a confié ses soupçons sur Omar Ben Salaad, l'interrogent en ces termes : « — Un de nos amis, un jeune homme nommé Tintin, vous soupçonne de vous livrer au trafic de stupéfiants. — Est-ce exact Monsieur Salade ? ».

Ce dernier explose : « Par la barbe du prophète !... Oser soupçonner Omar Ben Salaad ! Hors d'ici, chiens d'infidèles ! Ou je vous fait écorcher tout vifs ! »

Les deux détectives, au lieu de perdre leur sang-froid devant cette éruption de l'irascible mahométan, prennent pour argent comptant ses dénégations et paraissent atteindre à cette ataraxie qui est, selon Sextus Empiricus, le résultat de l'épochè, la suspension de l'assentiment ou du jugement.

Mais leur quiétude évoque aussi celle qui, chez les stoïciens, résulte de la connaissance du mouvement de l'univers, animé par un air chaud — le pneuma — dans un mouvement infini et cyclique d'inspiration et d'expiration !


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Du néant fichtéen


Selon l'« ami de la sagesse » Johann Gottlieb Fichte (Werke, I, 3, 379), « tout animal est ce qu'il est, seul l'homme originairement n'est rien ». 

« Mais quel est ce néant fichtéen qui sépare fondamentalement l'animal et le Dasein ? », demande l'homme du nihil, ébaubi que l'on convoque le Rien dans cette affaire. Fichte, péniblement suffisant comme à son ordinaire, répond : « le néant est ce par quoi chaque être se réfléchit en soi-même comme totalité ». 

Oh ! — Mais alors, une deuxième question surgit : « lorsque deux "étants existants" se rencontrent, comment leurs néants respectifs peuvent-ils s'unir, s'accorder, former une harmonie (municipale ou autre) ? » Réponse de Fichte : « Demandez à Kant. Quant à moi, je ne m'en mêle plus ».

Et voilà ce qu'on appelle « l'idéalisme allemand », la « dialectique transcendantale », ou « l'ontologie critique » ! Comme on dit vulgairement : « Il faut se pincer ! »


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Le haut mal (Georges Simenon)


Le gamin poussa la porte et annonça, en regardant la femme de ménage qui, les mains sanglantes, vidait les lapins :
— La vache est morte.
Son vif regard d'écureuil fouillait la cuisine, à la recherche d'un objet ou d'une idée, de quelque chose à faire, à dire ou à manger et il se balançait sur une jambe tandis que sa sœur, ronde et frisée comme une poupée, arrivait à son tour.
— Allez jouer, prononça Mme Pontreau avec impatience.
— La vache est morte.
— Je le sais.
— Vous ne pouvez pas le savoir, puisqu'elle vient de mourir.
Mme Pontreau se leva, bouscula le gamin.
— Écoute, mon petit. L'ontologue allemand Martin Heidegger a écrit que l'animal est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante ». Alors on ne va pas en faire un fromage !
Et elle referma la porte tandis que, dehors, les gosses cherchaient une occupation. Ils avaient préféré ne rien répliquer mais, in petto, ils jugeaient la thèse heideggérienne d'une indigence phénoménologique abyssale. Ils étaient fermement convaincus que, contrairement à ce que soutient Heidegger, les bovins possèdent, comme nombre d'animaux supérieurs, l'intuition vitale, élémentaire bien qu'authentique, de la mort.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

Intentionnalité anticipatrice


Jordan était un jeune homme intelligent, très doué, avec plein de projets d'avenir, souriant, aimant sortir avec sa bande d'amis. Mais à la suite de ce traitement contre l'acné, son comportement avait beaucoup changé : il ne dormait plus la nuit, s'enfermait des heures dans sa chambre à lire Edmond Husserl dont il partageait la passion du « retour aux choses mêmes », souffrait de douleurs phénoménologiques très fortes liées à la suppression d'une « intentionnalité anticipatrice » — Husserl donne l'exemple d'une boule rouge et lisse qui s'avère soudainement être verte et bosselée de l'autre côté, démentant ainsi la représentation anticipatrice que l'on en avait —, ainsi que de sécheresse des muqueuses.

Il a caché à tout le monde sa souffrance morale, jusqu'au geste fatal. (L'Est Républicain, 24 octobre 2013)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

samedi 16 juin 2018

Un ambitieux projet


Comme Ribemont-Dessaignes, élaborer une œuvre qui, dans chaque domaine, soit une négation par l'absurde de la réalité du monde.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Principe des tiroirs


Le principe des tiroirs de Dirichlet affirme que si n chaussettes occupent m tiroirs, et si nm, alors au moins un tiroir doit contenir strictement plus d'une chaussette. Une autre formulation serait de dire que m tiroirs ne peuvent contenir strictement plus de m chaussettes si l'on impose une seule chaussette par tiroir ; ajouter une autre chaussette obligera à réutiliser l'un des tiroirs.

Bien que le principe des tiroirs semble être une observation triviale, il peut être employé pour démontrer des résultats inattendus. Par exemple, il est certain qu'au moins deux habitants de Montcuq (Lot) ont exactement le même nombre de raisons de se détruire. Démonstration : il est raisonnable de supposer que personne n'a plus de 1 000 raisons différentes de se détruire. Or Montcuq compte plus de 1 000 habitants (1 263 pour être précis). Si nous associons un tiroir à chaque nombre de motivations à commettre l'homicide de soi-même, et si nous plaçons chaque habitant de Montcuq dans le tiroir correspondant, alors d'après le principe des tiroirs, il y a nécessairement à Montcuq au moins deux personnes ayant exactement le même nombre de raisons de se « faire sauter le caisson ».

Avec un peu de chance, elles trouveront même un colt Frontier caché au fond du tiroir, sous les chaussettes de Dirichlet.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Tombereaux


« Sur le rapport à nous fait à l'Audiance de la Chambre de Police du Châtelet de Paris, par Me Claude Duplessis, Conseiller du Roy, Commissaire en cette Cour, et ancien préposé pour la Police au Quartier des Halles, qui lui a été remis ès Procès verbal fait par le Sieur Marchais, Ecuyer, Commandant la Brigade du Bourg-la-Reyne en date du 7 Septembre dernier, qui contient que pendant ledit jour avec la Brigade près des Voiries du Faubourg St. Germain, il a trouvé plusieurs habitants des Villages de Venvres, Issy et Vaugirard, qui tiroient des fosses publiques, des matières fécales dont ils chargeoient leurs Voitures pour en fumer leurs terres, tant labourables que plantées en légumes et arbrisseaux ; lesquels particuliers il a appris se nommer, sçavoir... Moreau, fermier demeurant à Vaugirard, chargeant un tombereau de matière fécale, qu'il tiroit d'une fosse publique ; Georges le Blanc, fermier à Venvres, venant de charger un tombereau de matière fécale qu'il avoit tirée de ladite fosse ; Claude Vilain, fermier à Issy, venant aussi de charger un tombereau de matière fécale, de la même fosse ; René Goret, fermier à Vaugirard, faisant conduire par son Charretier un tombereau de matière fécale qu'il venoit d'enlever de ladite fosse ; Louis Minard, fermier à Venvres, faisant conduire par son Charretier un tombereau de matière fécale, qu'il venoit aussi d'enlever ; Jean Pierre Doublet, de Venvres, faisant conduire par son Valet un cheval chargé de matière fécale, qu'il venoit pareillement d'enlever ; et le nommé Cultivé, fermier à Venvres, faisant conduire par son Valet un cheval chargé de pareille matière qui venoit d'être enlevée ; et d'autant que c'est une contravention formelle à la Sentence rendue en la Chambre de Police le 13 Décembre 1697, lûe, publiée et affichée par tout où besoin a été, par laquelle il est expressément fait défenses à toutes personnes d'enlever lesdites matières fécales, ni d'en fumer les terres, pour éviter les inconvéniens qui en peuvent arriver, ledit Sieur Marchais a fait dételer un cheval de chaque voiture, qu'il a fait mettre en fourrière chez le nommé le Gras, Gabaretier au Bourg-la-Reyne, jusqu'à ce qu'autrement par nous en eût été ordonné. » (Le Cler du Brillet, De la voirie : de tout ce qui y dépend ou qui y a quelque rapport, 1738)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un ambitieux projet (suite)


Comme Ribemont-Dessaignes, s'accointer avec Marcel Duchamp et Picabia, et à partir de 1919, participer activement à toutes les manifestations dadaïstes.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Férocité slave


Vladimir Soloviev nous apprend qu'en Russie, l'homme du nihil, lorsqu'il veut se livrer à des représailles sur la personne de son Moi, emploie une méthode singulièrement perverse : il se glisse la nuit dans la cave de l'ennemi, verse du pétrole dans les cuves où le Moi conserve la choucroute et les concombres, et ouvre les robinets de ses tonnelets de kvass.

Moins radical que l'homicide de soi-même, mais presque aussi dissuasif, paraît-il...


(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Immolation expiatoire


Sur l'île de Leucade, on pratiquait, à une époque archaïque, l'ordalie du katapontismos. Ce rite est décrit par Strabon en ces termes : « Il avait été d'usage à Leucade, que chaque année, le jour de la fête d'Apollon, on précipitât du haut d'un cap, à titre de victime expiatoire, quelque malheureux poursuivi pour un crime capital. On avait soin de lui empenner tout le corps et de l'attacher à des volatiles vivants ».

Réminiscence classique ou simple coïncidence, toujours est-il que l'écrivain Primo Levi se donne la mort le 11 avril 1987 en sautant dans la cage d'escalier de son immeuble — sans toutefois s'être empenné le corps.

Problème de cohabitation avec une belle-mère envahissante ? Sentiment de culpabilité lié à son statut de rescapé ? Besoin compulsif d'« épater le bourgeois » ? Peut-on jamais savoir avec certitude ce qui pousse un homme à commettre l'homicide de soi-même ?

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Introspection positive


En logique épistémique, l'axiome d'introspection positive dit que si je sais qu'il est possible que je me pende avec mes bretelles, alors je sais que je sais qu'il est possible que je me pende avec mes bretelles. — Mais me pendrai-je effectivement avec mes bretelles ? Il ne le dit pas.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

La baguette suspendue, offerte aux plus modestes


« La baguette. Presque une institution en France, un emblème de notre culture mais aussi une référence en matière de pouvoir d'achat. Quand le prix de la baguette augmente, ce n'est jamais bon signe pour le porte-monnaie.

Une poignée de citoyens sparnaciens investis dans la vie locale ont décidé d'agir pour que, même dans les foyers les plus modestes, le pain soit présent à table. "Nous voulions faire quelque chose d'utile au quotidien, explique Nicolas Schmit, à l'origine du projet. À Épernay, certaines personnes vivent bien grâce au champagne, mais d'autres ont des fins de mois difficiles. Et elles sont de plus en plus nombreuses."

La boulangerie Huon, sise rue de l'Hôpital Auban-Moët, a accepté de participer à l'aventure. Si vous allez y acheter votre pain, libre à vous de laisser sur le comptoir 98 centimes d'euro en plus, soit le prix d'une baguette. Isabelle Huon accrochera alors un ticket sur un tableau. Cette sorte de "bon pour une baguette de pain frais" pourra être retirée par une personne modeste qui juge que "c'est trop fatigant de travailler".

"J'ai la chance d'avoir une boulangerie de quartier, je connais mes clients", précise la boulangère qui, au fil du temps et des confidences,  a identifié ceux qui peuvent y prétendre.

Si, dans les premiers jours de la mise en œuvre de cette action solidaire, quelques comportements inciviques ont été relevés, cette initiative rencontre un réel succès, marqué par de nombreux retours positifs. Depuis son lancement, une centaine de baguettes ont été distribuées. Pour Daniel Castaner, directeur du cinéma Le Palace et soutien actif du projet, la baguette suspendue est "une belle idée qui crée du lien et participe à la vie sociale et solidaire". Cet heideggérien souligne aussi un avantage non négligeable, à savoir que les bénéficiaires peuvent soit manger les baguettes qui leur sont offertes, soit "se les carrer dans le fondement de l'historialité du Dasein". 

Ce premier pas pourrait entraîner d'autres gestes similaires dans le futur, en faisant toujours appel — sans bien sûr pousser à la charité ! — à la générosité de chacun. » (L'Hebdo du Vendredi, 3 décembre 2015)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Angst


L'homme du nihil, on le sait, éprouve en permanence la sensation de vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort. Et voilà qu'un « ami » lui offre pour Noël un exemplaire de la nouvelle de Stefan Zweig La Peur, qu'il emporte avec lui dès le lendemain dans son voyage en train.

Aussitôt, il se trouve plongé dans un épisode angoissant, celui que vit Irène. Cette dernière, une femme de notable atteinte de bovarysme et se sentant perdue, comme l'homme du nihil, dans le « désert de Gobi de l'existence », s'est éprise d'un jeune pianiste un peu bohème. Mais elle rencontre une femme, dont elle ne connait ni le nom ni l'adresse, qui la menace, la fait chanter, la harcèle de toutes les façons.

L'homme du nihil, fasciné, ne peut s'empêcher de reconnaître dans cette bourrelle une image déformée de son Moi, et c'est à grand peine qu'il se retient de sauter du train pour anéantir le « sinistre polichinelle » qui le tourmente sans discontinuer depuis le jour de sa naissance.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Poils


L'effarante pilosité du gorille Ranko de L'Île Noire, et plus encore celle du Yéti — appelé aussi Migou — de Tintin au Tibet, produisent chez le lecteur un sentiment d'inconfort, qui peut même dégénérer en un malaise existentiel à la Kierkegaard chez les individus hantés par le spectre de l'alopécie.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Telos


Le suicidé philosophique est cet homme qui, un beau matin, las de s'agiter dans l'élément pur de la possibilité où il ne trouve qu'angoisse et vertige, décide de provoquer l'irruption de l'éternel en fracassant d'un coup d'espingole tout à la fois son crâne et le temps immanent de son Moi, affirmant ainsi la non-extensivité quantitative du concept exprimé par le verbe exister.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

vendredi 15 juin 2018

Découverte de la spatialité


En 1903, Heidegger a quatorze ans. Chaque dimanche, quand il ne pleut pas, il s'en va faire de longues randonnées vélocipédiques dans la Forêt-Noire en compagnie de son ami Gottfried Schweinhund. C'est à cette occasion qu'il découvre la spatialité de l'étant, en même temps qu'il acquiert des mollets prodigieusement musclés.

Il est d'abord enclin à réduire l'espace au temps, mais réalise vite le caractère « intenable » d'une telle tentative. Chez lui, la découverte de la spatialité s'accompagne d'une certaine amertume :
« L'espace a éclaté en places », s'émeut-il.

Poussant plus loin son analyse, il réalise qu'il y a en fait deux façons de concevoir l'espace : l'une « phénoménologique », qui fait de l'espace un ensemble organisé en contrées ou en régions possédant elles-mêmes une certaine orientation en fonction du Dasein préoccupé (du risque de crevaison notamment) ; l'autre qui est « géométrique » ou scientifique, et qui pense l'espace comme un ensemble parfaitement homogène de positions ne possédant aucun point saillant, aucune orientation — accomplissant du même coup un nivellement total de l'espace « phénoménologique » quotidiennement vécu.

« Ce nivellement de l'espace phénoménologique inspire au voyageur des sentiments mélancoliques, et même de l'horreur », écrit-il à sa cousine Gertrud (Traudel) pour laquelle il éprouve à cette époque un tendre penchant.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Nulle part tranquille


Le suicide est un puits où s'abreuve aussi la canaille.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Enivrement


Les suicidés philosophiques ! Quel enthousiasme a toujours produit la lecture des actes de ces athlètes du Rien ! L'homme du nihil y contemple avec orgueil la dignité de l'homme nouveau à laquelle il participe par son exécration du Moi et de l'haeccéité ; il sent combien le zélateur de la mort volontaire, dans son courage tranquille et invincible, est supérieur à tout ce qu'il y a jamais eu de héros en ce monde, et il est fier de faire partie d'une telle milice.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Mortels (Tobias Wolff)


Le chef de rubrique cria mon nom à travers la salle de rédaction et me fit signe de venir. Quand j'entrai dans son bureau, je le trouvai derrière la table. Un homme et une femme étaient avec lui, l'homme debout, nerveux, la femme dans un fauteuil, le visage osseux et en alerte, les deux mains refermées sur les poignées de son sac. Son tailleur était de la même couleur bleutée que ses cheveux. Il y avait chez elle quelque chose de militaire.
L'homme était de petite taille, empâté, sans contours précis. Les vaisseaux éclatés sur ses joues lui donnaient une expression joviale, qui s'effaça quand il sourit.
— Je n'avais pas l'intention de faire un scandale, dit-il. Nous pensions simplement qu'il fallait que vous sachiez.
Il se tourna vers sa femme.
— Un peu qu'il fallait que je sache ! répondit le chef de rubrique. Je vous présente M. Givens, poursuivit-il en s'adressant à moi. M. Ronald Givens. Le nom vous rappelle quelque chose ?
— Vaguement.
— Je vous donne un indice. Il n'est pas mort.
— D'accord. Je vois.
— Un autre indice.
Et il se mit à lire à voix haute la notice nécrologique du journal de ce matin-là, notice que j'avais rédigée, annonçant la mort de M. Givens. La veille, j'avais écrit une flopée de notices nécrologiques, plus d'une vingtaine, et je ne m'en souvenais guère, mais je me souvenais pourtant d'un détail, le fait qu'il avait travaillé pour le fisc pendant trente ans. J'avais eu des démêlés avec le fisc peu de temps auparavant, c'est pourquoi ça m'était resté.
En écoutant la lecture de sa notice nécrologique, Givens regarda successivement chacun d'entre nous. Il n'était pas aussi petit que je l'avais cru au début. C'était une impression qu'il créait en voûtant les épaules et en tendant le cou en avant comme une tortue. Quand le chef de rubrique eut fini, il éclata de rire :
— Eh bien, tout est exact. Je vous l'accorde.
La femme me regardait fixement :
— Excepté une chose.
— Je vous dois des excuses, dis-je à Givens. Je me suis fait piéger, ça m'en a tout l'air. Je venais de lire Husserl, or celui-ci, quand il parle de la mort, ne l'évoque que comme un « sommeil », allant jusqu'à dire que seul le moi empirique est frappé par la mort alors que le moi transcendantal doit, lui, être considéré comme « immortel ». C'est tout le problème avec Husserl, il est le penseur d'une subjectivité désincarnée qui en arrive à la négation du sens le plus réel de son existence : sa mortalité.
— Très bien, dit Givens, mais chez Heidegger en revanche — et c'est une originalité de sa pensée par laquelle il se distingue des philosophes liés comme lui à la tradition phénoménologique — la pensée de la mort est centrale. Cette centralité se révèle par la place stratégique qu'occupe le problème de l'être-pour-la-mort dans l'économie d'ensemble d'Être et Temps. La totalité du premier chapitre de la section II du traité est consacrée à ce problème. Et par la pensée de la mort, on tire toutes les conséquences de l'analytique du Dasein menée dans la section I et on peut ainsi penser le Dasein à l'aune de la temporalité.
— Vas-y, Ronald, dis-lui ses quatre vérités, lança sa femme.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Reginglette


Le drame s'est déroulé au pied de l'un des plus beaux monuments de Niort (Deux-Sèvres), en plein centre-ville. Une femme de 40 ans a fait une chute mortelle du haut du donjon, ce mercredi après-midi. Malgré les efforts des secours, la malheureuse est décédée vers 16 heures des suites de ses blessures après s'être écrasée d'une hauteur de 30 mètres.

La piste du suicide est privilégiée. Selon La Nouvelle République, la quadragénaire souffrait d'intenses troubles lexicologiques. Ainsi, elle trouvait excessivement pénible d'entendre proférer le vocable « reginglette », et cela la jetait régulièrement dans les transes. D'après les gendarmes, cela pourrait expliquer son geste.


Le 27 août 2015, un habitant de Niort âgé de 40 ans s'était déjà suicidé en se jetant du haut du donjon, pour des raisons similaires (mais dans son cas, il s'agissait du mot « zingibéracé »).


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

Conjecture du coureur solitaire


Considérons k coureurs sur une piste circulaire de longueur 1. Au temps t = 0, tous les coureurs sont à la même position et commencent à courir à des vitesses deux à deux distinctes. Un coureur est dit solitaire au temps t s'il est à une distance d'au moins 1/k de tous les autres coureurs. La conjecture du coureur solitaire affirme que chaque coureur sera solitaire à certains moments.

Il est plus que probable que cette solitude lui fera sentir avec une intensité extrême son isolement, que Heidegger nomme « solipsisme existential » et qui est la forme fondamentale du sentiment de la situation originelle de l'étant existant. Tous les appuis de la quotidienneté se sont évanouis. Le Dasein éprouve un sentiment confus et massif de foncière étrangeté et de totale insécurité dans un monde où il n'est plus « chez soi ». Il sombre dans une morne apathie et se demande ce qu'il est venu faire dans cette folie de vagues et de vent. Puis, quand l'idée de l'homicide de soi-même commence à souffler en bourrasque, il n'a d'autre choix que de se réfugier dans la cabine du bosco et d'y lutter pour conserver son équilibre et un semblant de dignité.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Sens tragique de l'existence


Aux transports capiteux des poètes symbolistes, le constipé oppose sa vision tragique de la réalité, tourmentée jusqu'à l'obsession, tantôt candide comme les motifs sculptés dans la porte d'un édicule (ordinairement un cœur ou un losange), tantôt macabre et hallucinatoire.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Amor fati


« Tout ce qui arrive, arrive justement » a dit Marc Aurèle, qui ne s'était sûrement jamais fait souffler par un malotru la place de parking qu'il convoitait depuis longtemps et qu'il croyait — ô naïveté ! — déjà sienne.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Automne


Nonobstant la désagrégation du Moi à laquelle il se livre continûment, le suicidé philosophique, s'il diffère trop son départ vers le Grand Nulle Part, devient vieux, et quoiqu'il se flatte, comme le poëte Verlaine, de mépriser les rhumatismes, subit de temps en temps leurs avertissements. 

Il fanfaronne encore, compose des « haïkus visuels », brandit toujours l'oriflamme du nihil, mais l'idée du Rien s'est comme pétrifiée dans sa pachyméninge et il regrette in petto l'heureux âge où il passait avec aisance aux genres les plus différents, tantôt emporté de toute son âme dans les gestes épiques et tantôt jouant du flageolet sub tegmine fagi.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)