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samedi 22 octobre 2022

Hauts et bas du réel

 

Quand Husserl publia ses Logische Untersuchungen, le réel faillit se retrouver « cul nu ». Son falzar ne tenait plus qu'avec des ficelles et des épingles de nourrice. Puis vint Heidegger et la réalité empirique retrouva une certaine superbe. « L'être ». Tu parles !

(Louis Ribémont, Mémoires d'un gluon)

jeudi 20 octobre 2022

Vie facticielle

 

L'existence, parlez d'un voyage. Ce ne sont que jungles épaisses et monts pelés. Décidément, Heidegger a raison : la vie facticielle se caractérise par une négativité spécifique qui n'a rien à voir avec le problème logique de la négation et qui est réfractaire à toute interprétation dialectique. Sans parler des scories mortifères qui vous tombent sans cesse sur le cassis !

(Louis Ribémont, Mémoires d'un gluon)

mercredi 31 août 2022

Solfège existentiel

 

Malgré des efforts quasi surhumains, Heidegger échoua à définir l'être, et il en conçut — d'après Hannah Arendt — un vif dépit. Il n'y avait pourtant là rien de sorcier : l'être est une pièce de clavecin désordonnée dans laquelle l'étant existant est une simple appogiature, quand ce n'est pas une acciaccatura.

(Louis Ribémont, Mémoires d'un gluon)

samedi 18 juin 2022

Eau salée

 

Quand il était frappé de « constipation conceptuelle opiniâtre », le philosophe Heidegger buvait un grand bol d'eau salée car d'après les Anciens, « c'est de l'eau salée que sont émanées toutes choses » (donc aussi les concepts).

(Louis Ribémont, Mémoires d'un gluon)

dimanche 5 juin 2022

Naufragé !

 

La liste des objets que Robinson réussit à sauver du naufrage de son navire donne une idée du dénuement — métaphysique ! — de l'homme du nihil : deux fusils, une hache, trois sabres, une scie, trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée... Nul volume de Heidegger ou de Gabriel Marcel !

(Fernand Delaunay, Glomérules)

Vaine agitation du Dasein

 

La prière orthodoxe qu'on récite aux enterrements est véridique : c'est en vain que s'agite l'étant existant. N'ayant pas lu Heidegger, elle ne dit pas exactement « l'étant existant », mais l'idée est là.

(Fernand Delaunay, Glomérules)

mercredi 12 janvier 2022

Un faux dur

 

Après avoir lu de nombreux écrits d'Émile Cioran, l'homme du nihil en arriva à la conclusion que le penseur des Carpates était ce qu'on appelle un « faux dur » : il se propose sans cesse d'étrangler, d'exterminer, de décapiter, mais au final il ne fait rien. Rien que se lamenter, comme avant lui le prophète Jérémie — ou le philosophe Heidegger quand il fut frappé de « constipation conceptuelle opiniâtre ».

(Fernand Delaunay, Glomérules)

samedi 18 décembre 2021

Négligence de style

 

La vie de l'homme du nihil peut être décrite — c'est lui-même qui l'affirme — comme « une tautologie à point de départ arbitraire ». En cela, elle ressemble assez à la « technique de pensée » de Heidegger.

(Fernand Delaunay, Glomérules)

samedi 6 novembre 2021

I buried Martin Heidegger

 

À la fin de la chanson Strawberry Fields Forever des Beatles, certains ont cru entendre John Lennon murmurer « Le Dasein est constitué par une réceptivité ontologique, c'est-à-dire une assignation au sens dans toutes les modalités de sa structure ». Mais Lennon a toujours affirmé qu'il marmonnait en réalité « cranberry sauce ».

(Fernand Delaunay, Glomérules)

vendredi 16 juillet 2021

Herméneutique du On

 

Quand un pouvoir despotique prétend lui injecter dans le corps une substance qui risque de le transformer, à plus ou moins long terme, en cheval, en crocodile ou en femme à barbe, l'homme du nihil ne peut que ressentir, comme avant lui Heidegger, l'urgence d'une herméneutique de la vie facticielle — à laquelle il appartiendra « de défaire l'explication reçue et dominante, d'en dégager les motifs cachés, les tendances et les voies implicites, et de pénétrer, à la faveur d'un retour déconstructeur, aux sources originelles qui ont servi de motifs à l'explicitation ».

(Fernand Delaunay, Glomérules)

dimanche 11 juillet 2021

Angoisse et authenticité

 

La perspective de la mort, Sénèque dixit, a pour effet de relativiser les liens tissés au cours de l'existence et peut donc avoir, intellectuellement parlant, un côté libérateur. Mais cette réponse ne vaut que sur le plan de l'existence inauthentique (au sens de Heidegger) ! Or s'il est une chose à laquelle tient l'homme du nihil, c'est d'être authentique au sens de Heidegger. Il doit donc se résigner à l'angoisse, puisqu'elle seule, selon Heidegger, est capable de révéler « l'être-vers-la-mort » comme modalité essentielle d'être du Dasein. Mais c'est dur, oh, c'est bien dur !

(Fernand Delaunay, Glomérules)

vendredi 2 juillet 2021

Dépossession existentielle

 

Dans son Journal d'un cénobite mondain, Gragerfis note — en ayant l'air de s'en réjouir — que « l'existentialiste Martin Heidegger, qui a noirci tant de pages sur l'être et le temps, se trouve maintenant dépossédé de l'un et de l'autre, ayant été avalé par le pachynihil ». — Et de fait, depuis le 26 mai 1976, Heidegger est réputé ne plus exister — il est, comme on dit, « décédé ». Quant à savoir ce qu'il faut en conclure...

(Fernand Delaunay, Glomérules)

vendredi 22 novembre 2019

La lettre (Stephen Dixon)


Il s'installe dans un coin de la pièce et lit la lettre. « Cher Stanley, ça ne sera plus jamais pareil. D'ailleurs, ça n'a jamais vraiment marché. Autrefois. C'est tout ce que je peux dire. Assez. Au revoir. Louisa. »
    Il plie la lettre en deux, la met dans la poche de sa veste, lève les yeux vers le plafond, brandit dans sa direction un poing menaçant, enfonce ses mains dans ses poches. Ses doigts rencontrent la lettre. Il la tire de sa poche, s'assoit dans le fauteuil, allume le lampadaire et lit la lettre. « Cher Stanley. Je ne sais pas. Qui peut dire pourquoi ? Toi ? Moi ? Certaines choses doivent arriver, c'est tout. Cela nous est arrivé — nous le savons l'un comme l'autre —, c'est pourquoi je suis obligée d'écrire ceci. Mais je n'ai plus la force de continuer. C'est trop pénible. Au revoir. Louisa. »
    Il fait une boule avec la lettre, la lance à l'autre bout de la pièce, se lève, tape du pied par terre, tape encore, va à la fenêtre simplement pour faire autre chose que penser à la lettre. Au passage, son pied heurte la boule de papier. Il la regarde, la ramasse, s'assoit sur le sofa, allume la lampe de chevet, lit la lettre. « Cher Stanley. L'unité de l'analytique existentiale est permise par une saturation sémantique des modes d'être du Dasein, c'est-à-dire qu'en existant toujours en vue de lui-même, celui-ci se trouve pris dans un réseau où les structures du renvoi, de la significativité et de la compréhension le clôturent dans sa sphère d'ipséité. Au revoir. Louisa. » « Ah, tout de même ! » s'exclame-t-il. Puis il place un coin de la lettre entre ses dents et la déchire en deux. Il déchire les deux moitiés en d'autres moitiés. Il ouvre la fenêtre, tend au dehors sa main pleine des morceaux de la lettre, ouvre sa main et regarde virevolter les confettis.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 18 novembre 2019

Le nouveau boulot (Stephen Dixon)


Je pose le journal. Lynn demande : « Il y a quoi, dans le journal ? »
Je lui réponds crise à l'étranger, mauvaise conjoncture économique, risque de krach boursier, Dasein qui se découvre comme étant toujours-déjà-là...
Elle dit : « Ça n'a pas l'air passionnant. » Puis après un instant : « Hein ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Dasein ?
— Attends, je regarde... Ils disent qu'il n'y a pas de pensée possible de la naissance, et que toute question relative au Dasein se pose en deçà de son origine. Le Dasein est toujours-déjà jeté dans l'existence, sans l'avoir choisi. Il se trouve là.
— Intéressant... Et c'est tout ?
— Non, ils disent aussi que ce sentiment fondamental de la situation (Grundbefindlichkeit) situe le Dasein relativement à la totalité de l'étant. Il est à la racine de tous les autres "sentiments" qui sont autant de "positions" relatives à cette totalité. La Befindlichkeit est donc un trait constitutif du Dasein et le situe à tout moment par rapport à tout ce qui est.
— Hmm... Et ils ne disent rien sur la déréliction ?
— Attends une minute, je cherche... Ah oui, en effet. Il est précisé que la déréliction, parce qu'elle constitue le Dasein comme ayant-été, est la racine ontologique de la dimension temporelle du passé. Comment tu as deviné ?
— Tu aimerais bien le savoir, hein? »
Elle veut encore me faire tourner en bourrique. Je me lève, je quitte la pièce, mais je ne sais pas où aller car dans ce petit appartement le choix est réduit, je me retrouve donc dans la cuisine. Que puis-je bien y faire ? Il n'y a rien pour s'asseoir, on peut à peine s'y tenir debout. J'ouvre le réfrigérateur. Rien d'intéressant dedans. De la mortadelle, un morceau de fromage, des œufs, des légumes, du lait et des fruits, tous vieux de quelques jours et pas très frais... Mais il me semble avoir lu quelque part que l'existence est le caractère qui porte le Dasein à être constamment en avant de lui-même. Alors...


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 16 novembre 2019

Les bons samaritains (Larry Brown)


Un jour, vers le milieu de l'après-midi, j'étais dans un bar en train de fumer ma dernière cigarette. Je buvais beaucoup, aussi, et cela pour plusieurs raisons. Il faisait chaud, dehors, avec un soleil éclatant, alors que dans le bar tout était sombre et frais — ce qui me poussait à vouloir être ici. Mais la principale raison de ma présence était que ma femme m'avait quitté pour aller vivre avec quelqu'un d'autre.
    Un gosse est entré à l'improviste. Un gosse jeune, très jeune. Et, bien sûr, c'est interdit. On ne peut pas laisser entrer des gamins dans les bars. Les gens ne le toléreraient pas. J'allais juste revenir à mon pick-up pour prendre un autre paquet de clopes quand il est arrivé. Je ne me rappelle plus tous ceux qui étaient là. Quelques vieux mecs, je suppose, et sans doute des soûlots. Je savais qu'on allait dire à ce gamin de partir.
    Mais je crois que personne n'en avait envie. Le gamin n'avait pas l'air bien. Dès qu'il a mis le pied à l'intérieur, j'ai pensé qu'il y avait quelque chose qui clochait. Il y avait de la panique dans ses yeux.
    Harry, le barman, était un gros musclé barbu. Il était en train de laver des verres à bière et, quand il a levé les yeux, il a vu le gosse là, debout. La seule chose que portait cet enfant, c'était un short de sport beaucoup trop grand pour lui. Il donnait l'impression d'avoir longtemps marché au bord d'une route, ou quelque chose comme ça.
    Harry s'est un peu redressé et il a dit : « Qu'est-ce que tu cherches, gamin ? »
    Je ne veux pas noircir le tableau, mais ce gosse me faisait l'impression de n'avoir sans doute pas toujours eu assez à manger. Et il y avait déjà deux ou trois mois qu'il était mûr pour une coupe de cheveux.
    « Je voudrais savoir s'il est vrai que l'horizon du temps constitue l'ouverture ontologique qui fait apparaître le tout de l'étant comme monde », a-t-il dit. J'ai regardé Harry, curieux de sa réponse. Il secouait déjà la tête.
    « Désolé, fiston, mais c'est vrai. Heidegger l'a démontré dans Être et Temps. Il a aussi montré que la structure d'horizon est soumise au primat métaphysique de la représentation et de la volonté. Par contre, ce qu'il nomme "contrée", la dimension temporelle et spatiale de la proximité, c'est-à-dire du "laisser être" qui ouvre le jeu du monde, cette "contrée", donc, est ouverture à l'inanticipable. »
    J'ai cru que le gamin allait lui lancer une insulte. Mais il ne l'a pas fait. Il a dit « Oh » sans bouger. J'ai compris alors qu'il se passait quelque chose. Mais je me suis efforcé de ne pas trop le voir. J'avais assez d'ennuis moi-même.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

jeudi 14 novembre 2019

Wingfield (Tobias Wolff)


À notre arrivée au camp, ils nous sortirent des cars et nous firent exécuter des pompes sur l'aire de stationnement. L'asphalte était chaud et le goudron nous collait au nez. Ils se moquèrent de nos vêtements et nous les retirèrent. Ils nous rasèrent la tête jusqu'à ce qu'apparaissent de petites cicatrices blanches puis nous chargèrent les bras de godillots, ceinturons et casques qu'ils poinçonnèrent avec des aiguilles. Nous pensions avoir passé le plus dur, mais ensuite ils nous forcèrent à lire des passages d'Être et Temps, de La Logique comme question en quête de la pleine essence du langage, et de l'Approche de Hölderlin.
Au milieu de la nuit, ils vinrent dans nos baraquements et arpentèrent l'allée entre nos lits, au pied desquels nous nous trouvions debout. Ils nous regardaient. Si nous les regardions, ils nous posaient des questions comme : « Quel est le mode d'être des choses intra-mondaines qui ne sont pas des Dasein et qui se contentent de se trouver là ? » et si nous ne donnions pas la bonne réponse (« la Vorhandheit »), ils nous faisaient faire des pompes.
Ils nous répartirent en compagnies, sections et escouades. Dans mon escouade se trouvait le philosophe Henri Bergson. Avant d'être pris en charge par les militaires, il était maintenu en vie quelque part en Caroline du Nord. Quand il était en état de parler, sa voix s'échappait, épaisse, lente et douce. Il disait des choses comme : « L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu » ; ou encore : « La forme n'est qu'un instantané pris sur une transition. »
Il s'endormait souvent en cirant ses bottes et, un jour, il s'endormit en se rasant. Ils lui donnèrent l'ordre de peindre les plinthes et il se pelotonna dans un coin, abandonnant les plinthes à leur sort et murmurant que « l'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. » Ils le retrouvèrent la tête reposant sur son bras tendu, et la bouche ouverte ; un filet de peinture avait séché entre le pinceau et le sol. Pauvre Bergson ! Si quelqu'un n'était pas fait pour la vie militaire, c'était bien lui.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 5 novembre 2019

Le déclin et la chute (Charles Bukowski)


C'était un mardi après-midi au Hungry Diamond. Il n'y avait que deux personnes à l'intérieur, Mel et le barman. Le mardi après-midi à Los Angeles, c'est le désert — le vendredi soir aussi, c'est le désert, mais le mardi après-midi, c'est le pire. Le barman, qui s'appelait Carl, avait un verre sous le comptoir et se tenait près de Mel, lequel était affalé au-dessus d'une bière verte et éventée.
— Il faut que je vous raconte une histoire, dit Mel.
— Allez-y, fit Carl.
— Alors, voilà. L'autre soir, je reçois un coup de fil d'un type avec qui je travaillais à Akron. Il avait perdu son boulot parce qu'il buvait et il avait épousé une infirmière. Et c'était l'infirmière qui l'entretenait. J'apprécie pas trop ces gens-là — mais vous savez comment c'est, ils s'accrochent à vous.
— Ouais, je sais, fit le barman.
— Bon, en tout cas, le type, Al, me téléphone — servez-moi donc une autre bière, cette bibine est infecte.
— OK, seulement essayez de la boire un peu plus vite, au bout d'une heure, elle commence à perdre du corps.
— Très bien... Al me téléphone, donc, et il me dit qu'il a résolu le problème de l'ipséité du Dasein. À son idée — du moins si j'ai bien compris —, il est absurde de prétendre que je suis toujours cette « chose » que j'appelle « moi-même », dans la mesure même où notre existence n'est structurée qu'en tant qu'il lui est essentiel de pouvoir ne pas être soi-même, et en règle générale de ne pas l'être.
— C'est bien vrai, dit le barman en se versant à boire sous le comptoir.
— Oui, mais attendez. Selon Al, le sol phénoménologique de la révélation à soi-même du Dasein, c'est précisément la découverte de son pouvoir ne pas être soi-même au niveau existentiel.
— Ce ne serait pas ce que Heidegger appelle la « déchéance », par hasard ?
— Ça se peut, je ne pourrais pas dire. En tout cas c'est une drôle d'idée, non ?
— Et après, qu'est-ce qui s'est passé ? demanda le barman.
— Oh, après, Al a dit que d'après lui, l'ipséité du Dasein c'est que celui-ci est l'étant qui dans son être s'est à chaque fois mesuré à une possibilité de lui-même.
— Il a vraiment dit ça ? demanda le barman en se resservant.
— Ouais, répondit Mel. Et quand on entend un truc pareil, on sait pas trop quoi en penser. Et vous, qu'est-ce que vous en auriez pensé ?
— J'aurais pensé qu'il plaisantait, répondit le barman.
— C'est ce que j'ai d'abord cru, moi aussi, mais pas du tout. Il a même ajouté que la mort est l'horizon de ce « concernement » du Soi par lui-même qui caractérise phénoménologiquement l'ipséité du Dasein. Et pourquoi, je vous le demande ?
— Je donne ma langue au chat, dit Carl.
— Parce que la mort révèle le Dasein à lui même comme possibilité en un sens insigne, toujours mise en jeu dans les différentes possibilités qui sont les siennes. Donnez-moi donc une autre bière.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

samedi 2 novembre 2019

Retrouvailles (Charles Bukowski)


J'ai laissé le bus à Rampart, je suis revenu à pied jusqu'à Coronado, j'ai monté la petite colline, puis les escaliers, suivi l'allée et marché jusqu'à ma porte. Je suis resté un moment devant, à sentir le soleil sur mes bras. Ensuite, j'ai cherché la clef, ouvert la porte, et commencé à grimper l'escalier.
« Bonjour ! » a dit la voix de Madge.
Je n'ai pas répondu. Je suis monté sans me presser. J'étais blême et un peu faible.
« Bonjour ! Qui c'est ?
— Ne t'énerve pas, Madge, ce n'est que moi. »
Je me suis arrêté en haut de l'escalier. Madge était assise sur le divan dans une vieille robe de soie verte. Elle tenait un verre de porto à la main, du porto avec des glaçons, comme elle l'aimait.
« Chéri ! »
Elle a bondi vers moi. Elle avait l'air heureuse, elle m'embrassait.
« Oh ! Harry, tu reviens, pour de bon ?
— Peut-être. Si je tiens le coup. Y a quelqu'un dans ton lit ?
— Oui, il y a le philosophe Alain Badiou. Il m'explique la manière dont se pose la question du sens de l'être dans l'œuvre de Paul Ricœur.
— Alors ? Elle se pose comment ?
— C'est un peu compliqué car l'ontologie herméneutique ricœurienne se présente comme fragmentée, disséminée dans des ouvrages épars sans jamais s'ériger dans un système clos et achevé. Mais tout de même, à travers ces fragments d'ontologie, on peut se risquer à dégager deux trames, l'une (l'onto-poétique) qui prend sa source dans La métaphore vive, l'autre (l'onto-anthropologique) qui trouve son point culminant dans Soi-même comme un autre.
— Tiens donc. Et vers quoi convergent ces trames ontologiques ? Si elles convergent, c'est-à-dire...
— Eh bien, tout l'effort de Ricœur consiste à montrer comment l'être de l'homme se détache et se singularise de l'être en général. Un verre ?
— Ça m'est interdit. Il faut que je mange des œufs, des œufs à la coque. Ils m'ont donné une liste.
— Ah ! les salauds ! Assieds-toi. Tu veux prendre un bain ? Quelque chose à manger ?
— Non, je voudrais juste savoir comment Ricœur s'y prend pour montrer ça.
— Oh ! C'est simple. Il se tourne d'abord du côté de la Métaphysique d'Aristote. Ensuite, pour résoudre les difficultés relatives à l'ontologie aristotélicienne, il engage un dialogue à la fois avec Spinoza et Heidegger.
— Finalement, je crois que je vais prendre un verre. Si Ricœur peut engager un dialogue avec Spinoza, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas me taper un porto. Mais sans glaçons, s'il te plaît. Et vire-moi ce Badiou fissa. »


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 1 novembre 2019

Les vingt-cinq clochards (Charles Bukowski)


Vous connaissez les turfistes. On réussit un coup fumant et on croit que c'est arrivé. J'habitais un coin tranquille, j'avais mon propre jardin, et je plantais des tulipes, qui poussaient bien, étonnamment belles. J'avais la main heureuse. L'argent facile. Je ne me souviens plus de ma combine, mais elle turbinait pour moi, ce qui est une agréable façon de vivre. Et il y avait Kathy. Kathy était super. Le vieux du palier en bavait quand il l'apercevait. Il n'arrêtait pas de frapper à la porte :
« Kathy, oooh, Kathy, Kathy ! »
J'allais ouvrir, en caleçon.
« Ooooh, je croyais...
— Qu'est-ce que tu veux, enfoiré ?
— Je croyais que Kathy...
— Kathy est aux chiottes. Je peux transmettre ?
— Je... je voulais juste lui dire que, d'après Heidegger, l'être de l'étant n'est pas lui-même un étant. Il dit aussi que “nous ne pensons l'être tel qu'il est que si nous le pensons dans la différence qui le distingue de l'étant et si nous pensons l'étant dans la différence qui le distingue de l'être”.
— Tu veux tuer mon chien, enculé ?
— Oh ! non.
— Alors remballe tes os de poulet et casse-toi.
— Mais... qui a parlé d'os de poulet ? Je n'ai pas d'os de poulet. Je parlais de la différence ontologique chez Heidegger !
— Fourre-toi tes os de poulet dans le cul et fous-moi le camp d'ici !
— Je croyais juste que Kathy...
— Je te l'ai déjà dit, Kathy est aux chiottes ! »
Je lui ai claqué la porte au nez.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 28 octobre 2019

Du bois pour l'hiver (Raymond Carver)


Quand Myers avait tenté de joindre sa femme au téléphone, elle lui avait raccroché au nez. Non seulement elle refusait de lui parler, mais elle lui interdisait l'accès de la maison. Elle avait pris un avocat et obtenu une injonction du tribunal. Aussi il rassembla quelques affaires, monta à bord d'un autocar et s'en alla vivre sur la côte, dans la maison d'un certain Sol qui avait mis une petite annonce dans le journal pour louer une chambre. Sol vint lui ouvrir, vêtu d'un jean et d'un tee-shirt rouge. Il était dix heures du soir. Myers était arrivé en taxi. À la lueur de la lampe de la véranda, Myers vit que le bras droit de Sol était plus court que l'autre et que sa main droite était atrophiée. Il ne lui tendit ni sa main valide ni sa main atrophiée, et Myers n'en fut pas mécontent. Ses émotions étaient suffisamment à vif comme ça.
    C'est vous qui venez d'appeler ? dit Sol. Vous êtes venu voir la chambre. Mais entrez donc.
    Myers empoigna sa valise et entra.
    Ma femme, Bonnie, dit Sol.
    Bonnie regardait la télé mais elle détacha ses yeux de l'écran pour voir qui était le visiteur. Elle enfonça une touche de l'appareil qu'elle tenait à la main et la télé se tut. Elle en enfonça une autre et l'image s'effaça. Elle s'extirpa de son canapé, se mit debout. Elle était grosse. Elle était grosse de partout et elle avait le souffle court.
    Pardon de vous déranger si tard, dit Myers. Enchanté.
    Vous ne nous dérangez pas, dit Bonnie. Mon mari vous a dit, pour la finitude ?
    Myers fit non de la tête. Il tenait toujours sa valise à la main.
    Eh bien, reprit Bonnie, il s'agit d'expliquer la particularité de ce lieu d'où surgit une compréhension de l'être, et c'est ici que la finitude trouve sa véritable fonction. En effet, il ne suffit pas de dire que c'est dans la raison humaine qu'est tracé le cercle phénoménal dans lequel un rapport à l'étant peut être instauré, mais il faut indiquer la nécessité interne qui lui confère ce privilège. Ce pas est franchi dans la deuxième section d'Être et temps, lorsque Heidegger connecte la finitude de la connaissance humaine et la possibilité de la compréhension de l'être.
    Je viens d'arriver en ville, dit Myers en faisant passer la valise dans son autre main. Je n'ai pas eu le temps de lire Heidegger. J'ai débarqué à la gare routière il y a une heure, j'ai trouvé votre annonce dans le journal et j'ai appelé.
    Vous faites quoi comme travail ? lui demanda Bonnie.
    J'ai fait un peu de tout, dit Myers. Il posa la valise par terre, ouvrit et referma la main, la ramassa.
    Bonnie n'essaya pas d'en savoir plus. Sol non plus. Pourtant, ça l'intriguait, Myers le voyait bien.
    Une photo de Heidegger trônait sur la télé. Le regard de Myers s'arrêta dessus. La signature de l'ontologue s'étalait en travers de la poitrine de sa veste blanche à sequins dorés. Myers fit un pas en avant.
    Le King, dit Bonnie.
    Myers hocha la tête, mais il ne dit rien.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)