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vendredi 3 août 2018

Interlude

Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Le bourgmestre de Furnes (Georges Simenon)


Cinq heures moins deux. Joris Terlinck, qui avait levé la tête pour regarder l'heure à son chronomètre qu'il posait toujours sur le bureau, avait juste le temps devant lui.

Le temps d'abord de souligner au crayon rouge un dernier chiffre et de refermer un dossier dont le papier bulle portait la mention: « Projet de devis pour l'installation de l'eau et en général pour tous les travaux de plomberie du nouvel hôpital Saint-Éloi. »


Le temps ensuite de repousser un peu son fauteuil, de prendre un cigare dans sa poche, de le faire craquer et d'en couper le bout à l'aide d'un joli appareil nickelé qu'il tira de son gilet.


La nuit était tombée, puisqu'on était à la fin novembre. Au-dessus de la tête de Joris Terlinck, dans le cabinet du maire de Furnes, tout un cercle de bougies étaient allumées, mais c'étaient des bougies électriques, plaquées de fausses larmes jaunes.


Le cigare tirait bien. Tous les cigares de Terlinck tiraient bien, puisque c'était lui le fabricant et qu'il se réservait une qualité spéciale. Le tabac allumé, le bout humecté et soigneusement arrondi, il restait à sortir le fume-cigare en ambre de son étui qui faisait en se refermant un bruit sec très caractéristique — des gens, à Furnes, reconnaissaient la présence de Terlinck à ce bruit-là !


Et ce n'était pas tout. Les deux minutes n'étaient pas usées. De son fauteuil, en tournant un peu la tête, Terlinck découvrait, entre les rideaux de velours des fenêtres, la grand-place de Furnes, ses maisons à pignon dentelé, l'église Sainte-Walburge et les douze becs de gaz le long des trottoirs. Il en connaissait le nombre, car c'était lui qui les avait fait poser ! Par contre, personne ne pouvait se vanter de connaître le nombre de pavés de la place, des milliers de petits pavés inégaux et ronds qui paraissaient avoir été dessinés consciencieusement, un à un, par un peintre primitif. 


Cela n'avait d'ailleurs pas d'importance. Les connaissances particulières sont certes valables, relativement à un certain point de vue et à certaines méthodes, et dans ces limites relatives elles sont contraignantes pour tout esprit humain. Mais elles ne sont pas, elles ne peuvent pas être la vérité, Terlinck ne se faisait pas d'illusions à ce sujet. La vérité, il la cherchait plutôt dans la philosophie de Karl Jaspers, qu'il voyait comme une tentative d'expliciter ce que nous apprend sur l'être, et sur notre rapport à l'être, l'échec d'une ontologie. Toute science de l'homme, toute anthropologie est impuissante à saisir réellement son objet : l'homme est toujours autre chose que l'objet d'un certain savoir. On ne peut évoquer l'existence qu'en termes de jaillissement, de surgissement originel, se répétait-il. L'existence n'est pas platement accessible à la connaissance subjective. Mais si elle ne peut être connue, elle peut tout au moins être éclairée par la transcendance qui, chez Jaspers est « une lumière projetée (ou reçue) comme latéralement, à la fois vue et non vue, comme les objets de la vision marginale, et dont la clarté, isolée dans une sorte d'intuition solitaire, n'est pas susceptible d'étalement, ni l'intelligibilité d'explication ».


Encore une demi-minute à peine. Le nuage de fumée s'étirait autour de Terlinck. À travers, il voyait, au-dessus de la cheminée monumentale, le fameux portrait de Van de Vliet avec son costume extraordinaire, ses manches à gigot, ses nœuds de rubans et des plumes à son chapeau.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mardi 31 juillet 2018

Les rescapés du Télémaque (Georges Simenon)


Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l'arrivée d'un bateau dans un port est précédée d'un certain nombre d'allées et venues invariables, le bateau fût-il, comme dans le cas présent, un chalutier de Fécamp armé à la pêche au hareng.
Cela ne vaudrait donc pas la peine d'en parler si un détail, cette fois, n'avait été différent.
Bien entendu, on connaissait l'arrivée du Centaure alors qu'il ne paraissait pas à l'horizon. Il ne faisait pas tout à fait jour. Il ne faisait plus nuit non plus. Le bateau, là-bas, dans les houles, promenait à bout de mât son fanal terni par le matin. Et, derrière les volets non ouverts du Café de l'Amiral, les lampes étaient éclairées, les chaises et les tables empilées, un seau noirâtre au beau milieu des dalles.
— Dépêche-toi, que le Centaure sera là dans moins d'une heure ! disait Jules, le patron, à Babette, la servante.
Babette, à genoux, les pieds sortant sans cesse de ses sabots, le tablier mouillé moulant ses hanches étroites, promenait sur le sol un torchon gluant d'eau sale.
— Oh, ces bonnes femmes ! grommela Jules. Décidément, Weininger a raison : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. Elle est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité. Elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Elle reste étrangère à toute considération générale, étant incapable d'y accéder intellectuellement. La femme est imperméable à toute métaphysique, cré bon diousse ! Et en plus, elle est « sous le joug du phallus » !
Babette, apparemment indifférente, continuait à frotter.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 29 juillet 2018

samedi 28 juillet 2018

L'évadé (Georges Simenon)


Le tout premier grincement eut lieu le lundi 2 mai, à huit heures du matin.
À huit heures moins cinq, comme d'habitude, la cloche du lycée de garçons avait sonné et les élèves épars dans la cour pavée de briques rouges s'étaient groupés en longues files devant les classes.
Tout à gauche, du côté du château d'eau, s'alignaient les petits de septième et de sixième, rouges encore et ébouriffés d'avoir couru. À mesure que l'on avançait vers la droite, on rencontrait de plus grands garçons et les derniers, en costume d'homme, avaient des voix rauques et une ombre de moustache aux lèvres.
Les rayons du soleil étaient pointus, l'air vif. On devinait, vers les remparts, la rumeur cuivrée d'une musique militaire et les sirènes annonçaient que c'était l'heure de la marée et que les bateaux de pêche, en file indienne, quittaient le port de La Rochelle.
La minute était quasi rituelle. Devant chaque porte, une file de garçons patientait. Et les professeurs, encore groupés l'instant d'avant, se serraient la main, gagnaient la tête d'une colonne.
Chaque professeur a son tempo à lui. Certains arrivent tête baissée, marchent droit à la porte de la classe et s'effacent pour laisser entrer les élèves sans même les voir.
D'autres, qui s'avancent lentement, savourent cette prise de possession quotidienne, observent les enfants un à un, font claquer le pouce et l'index pour mettre la colonne en marche.
Peu à peu, la cour se vide. Les portes se referment les unes après les autres...
Or, ce jour-là, les élèves de quatrième B restèrent seuls dehors, frémissant déjà à l'espoir d'un imprévu. J.P.G., le professeur d'allemand qui devait leur faire la classe du matin, n'était pas arrivé.
La tenue de la colonne s'en ressentit. Le rang fut moins droit, puis plus droit du tout. Des rires succédèrent aux murmures. Le surveillant, qui, de l'autre bout de la cour, avait flairé quelque chose, se mit en marche, sa tête rousse flambant au soleil, mais il n'eut pas le temps d'arriver.
J.P.G. surgissait déjà par l'entrée des professeurs, la serviette sous le bras, l'œil plus farouche que jamais, les moustaches plus sombres. Il marchait à grands pas et il arriva cette chose inouïe qu'il dépassa la colonne, comme s'il eût oublié que, ce jour-là, c'était à la quatrième B qu'il donnait son cours. 
Il venait d'être victime de ce que Heidegger nomme la « résolution devançante », qui se caractérise comme le fait de « se projeter en silence et en s'exposant à l'angoisse sur l'être-en-faute le plus propre » !

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

jeudi 26 juillet 2018

La maison du canal (Georges Simenon)


Dans le flot de voyageurs qui coulait par saccades vers la sortie, elle était la seule à ne pas se presser. Son sac de voyage à la main, la tête dressée sous le voile de deuil, elle attendit son tour de tendre son billet à l'employé, puis elle fit quelques pas.

Quand elle avait pris le train, à Bruxelles, il était six heures du matin et l'obscurité était lourde de pluie glacée. Le compartiment de troisième classe était mouillé, lui aussi, plancher mouillé sous les pieds boueux, cloisons mouillées par une buée visqueuse, vitres mouillées, dedans et dehors. Des gens aux vêtements mouillés sommeillaient.


À huit heures, juste à l'arrivée à Hasselt, on éteignit les lampes du convoi et celles de la gare. Dans les salles d'attente, les parapluies perdaient des rigoles d'eau fluide qui sentaient la soie détrempée. Autour des poêles, des gens se séchaient et ils étaient presque tous en noir, comme Edmée. Était-ce une coïncidence? « Il n'y a pas plus de coïncidence que de beurre au cul, se dit-elle. Ou plutôt, tout est coïncidence et tout est nécessaire. Aucune explication, continua-t-elle in petto, ne dissipe le sentiment de hasard qui suit, comme son écho, l'intuition que le monde est à la fois étrange et explicable, injustifiable et impérieux, nécessaire, mais sans pourquoi. L'énigmatique absence de mystère est une invitation permanente à nous livrer en aveugles au hasard qui nous entraîne, comme on accorde à la vie le bénéfice du doute ».

Edmée secoua la tête, honteuse de se livrer à des réflexions « philosophiques » dignes d'un Raphaël Enthoven.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 25 juillet 2018

mardi 24 juillet 2018

Le coup de lune (Georges Simenon)


Avait-il une seule raison grave de s'inquiéter ? Non. Il ne s'était rien passé d'anormal. Aucune menace ne pesait sur lui. C'était ridicule de perdre son sang-froid et il le savait si bien qu'ici encore, au milieu de la fête, il essayait de réagir.

D'ailleurs, ce n'était pas de l'inquiétude à proprement parler et il aurait été incapable de dire à quel moment l'avait pris cette angoisse, ce malaise fait d'un déséquilibre imperceptible.


Pas au moment de quitter l'Europe, en tout cas. Au contraire, Joseph Timar était parti bravement, rouge d'enthousiasme.


Lors du débarquement, à Libreville, du premier contact avec le Gabon ? Le navire s'était arrêté en rade, si loin qu'on ne voyait de la terre qu'une ligne blanche, le sable, surmontée de la ligne sombre de la forêt. Il y avait de grandes houles grises qui soulevaient la vedette et l'envoyaient heurter la coque du paquebot. Timar était seul au bas de la coupée, avec l'eau sous ses pieds, guettant le canot qui s'approchait une seconde pour repartir avec la lame. Un bras nu, le bras d'un nègre, l'avait happé. Et ils s'étaient éloignés, le nègre et lui, en bondissant par-dessus les crêtes. Plus tard, peut-être un quart d'heure, peut-être plus, alors que le navire sifflait déjà, on accostait une jetée en cubes de béton jetés pêle-mêle les uns sur les autres.


Là, il n'y avait même pas un nègre. Personne n'attendait personne. Rien que Timar au milieu de ses malles !


Mais ce n'est pas à ce moment que l'inquiétude était née. À bien y réfléchir, elle avait toujours été là. Selon Heidegger, en effet — et Joseph Timar ne pouvait qu'acquiescer —, l'angoisse est l'une des « dispositions » insignes du Dasein. Quant au « pour-quoi » le Dasein s'angoisse, c'est l'« être-au-monde » lui-même : le Dasein est confronté à la nudité de son être, et par contrecoup à cela seul qui lui appartient en propre c'est-à-dire à son être « authentique ». Timar décida de reprendre une coupe de champagne.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 20 juillet 2018

jeudi 19 juillet 2018

45° à l'ombre (Georges Simenon)


Le steward frappa trois ou quatre petits coups, de son doigt replié, approcha l'oreille de la porte de la cabine et, après quelques instants d'attente, murmura doucement :
— Il est quatre heures et demie.
Dans la cabine du docteur Donadieu, le ventilateur ronronnait, le hublot était ouvert, mais le docteur, couché nu sur les draps, n'en était pas moins moite des pieds à la tête.


Il se leva avec paresse et, sans un coup d'œil au paysage, pénétra dans l'espace à peine plus grand qu'un placard où sa douche était installée.


Il était calme, indifférent. Ses gestes étaient mesurés comme ceux d'un homme qui, chaque jour, aux mêmes heures, accomplit les mêmes rites. La sieste qu'il venait de faire en était un, le plus sacré ; la douche et le gant de crin devaient suivre, puis une série de menus soins qui, invariablement, le conduisaient jusqu'à cinq heures.


Par exemple, il regarda le thermomètre, qui marquait 48 degrés centigrades. D'autres que lui, des officiers du bord, des passagers pourtant habitués à l'équateur, geignaient, protestaient, se mettaient en nage. Donadieu, au contraire, regardait monter la colonne d'alcool rosé avec un détachement olympien. Depuis quelques jours déjà, il avait décidé de suspendre son jugement pour parvenir à l'ataraxie, comme préconisé par Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes. Par ce moyen simple, il espérait atteindre à une quiétude semblable à celle qui, chez les stoïciens, résulte de la connaissance du mouvement de l'univers, animé par un air chaud — le pneuma — dans un mouvement infini et cyclique d'inspiration et d'expiration.


Au moment où il mettait des chaussettes de fil blanc, la sirène vrombit au-dessus de sa tête et les allées et venues, sur le pont, devinrent plus précipitées et plus bruyantes.


L'Aquitaine, qui venait de Bordeaux, en était au point extrême de son voyage, à Matadi, dans l'embouchure du Congo qui roulait des eaux d'un jaune malsain. À la vue du grand fleuve, le scepticisme de Donadieu redoubla d'intensité. « Max Weber a bien raison de dire que seule une partie finie de la multitude infinie des phénomènes possède une signification », bougonna-t-il entre ses dents.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 15 juillet 2018

Les gens d'en face (Georges Simenon)


— Comment ! Vous avez du pain blanc !
Les deux Persans entraient dans le salon, le consul et sa femme, et c'était celle-ci qui s'extasiait devant la table couverte de sandwiches joliment arrangés.
Or, il n'y avait pas une minute qu'on disait à Adil bey :
— Il n'existe que trois consulats à Batum : le vôtre, celui de Perse et le nôtre. Mais les Persans sont infréquentables.
C'était Mme Pendelli qui parlait ainsi, la femme du consul d'Italie, et celui-ci, affalé dans un fauteuil, fumait une mince cigarette à bout rose. Les deux femmes se rejoignirent en souriant au milieu du salon au moment précis où des sons, qui n'avaient été jusque là qu'une rumeur vague dans la ville ensoleillée, s'amplifiaient et soudain, au coin de la rue, éclataient en fanfare.
Alors tout le monde gagna la véranda pour regarder le cortège.


Il n'y avait qu'Adil bey de nouveau, si nouveau qu'il était arrivé à Batum le matin même. Au consulat de Turquie, il avait trouvé un employé venu de Tiflis pour faire l'intérim.
Cet employé, qui repartait le soir, avait amené Adil bey chez les Italiens, afin de le présenter à ses deux collègues.
La musique s'intensifiait toujours. On voyait des instruments de cuivre s'avancer dans le soleil. Ils ne jouaient peut-être pas un air gai, mais c'était quand même un air allègre, qui faisait tout vibrer, l'air, les maisons, la ville.
Adil bey remarqua que le consul de Perse avait rejoint, près de la cheminée, l'employé de Tiflis, et que tous deux s'entretenaient à mi-voix.
Puis il s'occupa du cortège, car il distinguait, derrière la fanfare, un cercueil peint en rouge vif, que six hommes portaient sur les épaules.
— C'est un enterrement ? demanda-t-il naïvement en se tournant vers Mme Pendelli.
Et celle-ci pinça les lèvres pour ne pas rire, tant il était ahuri.
— Eh oui, cher monsieur. Ne savez-vous donc pas que la fin de l'être-au-monde est la mort ? Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant —, ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort.


Adil bey, mal à l'aise, recula vers le salon. Certes, il avait lu dans Sein und Zeit qu'« avec la mort, le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre, indépassable ». Mais tout de même. Tout de même !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 14 juillet 2018

vendredi 13 juillet 2018

Le passager du Polarlys (Georges Simenon)


Le Polarlys, amarré au quai 17, dans un des bassins les plus lointains et les plus sales de Hambourg, devait appareiller à trois heures de l'après-midi, comme l'annonçait un panneau accroché à la boîte aux lettres de la passerelle.
Il n'était pas deux heures que le capitaine Petersen sentait déjà confusément rôder le mauvais œil.
C'était pourtant un petit homme énergique, trapu, costaud. Depuis neuf heures du matin, il arpentait le pont en surveillant l'embarquement des marchandises.

Un brouillard exceptionnel, jaune et gris, chargé de suie, crachotant une humidité glacée, pesait sur le port et, de la ville, on ne voyait que les lanternes des tramways, les fenêtres éclairées comme en pleine nuit.

On était à la fin de février. À cause du froid, ces nuages, où l'on se débattait, vous laissaient sur le visage et les mains une sorte de verglas.

Toutes les sirènes marchaient à la fois, en une cacophonie qui couvrait le grincement des grues.

Le pont du Polarlys était à peu près désert : quatre hommes au-dessus de la cale avant, pour guider les palans, décrocher les caisses et les barriques.
Est-ce à l'arrivée de Vriens, vers dix heures, que Petersen avait commencé à flairer le mauvais œil ? Ou cela avait-il commencé bien plus tôt, quand il avait lu dans Fichte que le monde n'est que « la manière dont le néant prend figure et apparence pour lui-même en se comprenant comme tel et en s'opposant à l'être en lui-même invisible » ? En tout cas, le capitaine Petersen était persuadé, comme l'idéaliste allemand, que « le monde conserve la trace ineffaçable de son néant ». Les événements n'allaient pas tarder à lui donner raison.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 11 juillet 2018

Les clients d'Avrenos (Georges Simenon)


On n'attendait pas encore de clients, bien qu'un étudiant qui venait pour Sadjidé fût déjà accoudé au bar. Mais ce n'était pas la peine de le servir, car il ne commandait que des bocks et ne les buvait pas.

Seule la grosse Lola, harnachée de soie rose et de grosses perles, était à son poste, à la première table, et regardait devant elle en esquissant le vague sourire qui ne la quitterait pas de la nuit. Ou plutôt si ! Pendant les quelques minutes de son numéro de danse, elle froncerait les sourcils, pincerait les lèvres en épiant ses pieds avec angoisse. Elle ne s'était jamais vantée de savoir danser et, si elle le faisait, comme les autres, c'est parce que le règlement ne tolère dans les cabarets que des « artistes ». C'était même écrit sur son passeport !


Sadjidé n'était pas encore descendue. Elle s'enfermait toujours la dernière dans la soupente servant de loge aux dames de l'établissement et elle n'apparaissait, avec des manières de vedette, qu'après s'être assurée, par un trou de la cloison, qu'il y avait des clients dans la salle.


Alors les hommes lui adressaient un signe amical, ou un sourire, la happaient au passage, lui tapotaient la croupe et, si quelqu'un ne le faisait pas, on pouvait affirmer qu'il était nouveau venu à Ankara.


Le jeune étudiant, au bar, était vraiment amoureux et, pour le moment, plutôt que d'attendre à vide, il questionnait Sonia, la Russe qui ne dansait pas mais qui chantait des romances en français et en allemand.
— Qu'est-ce que vous pouvez me dire de la synthèse quintuple ?
— Pas grand chose. Je crois que c'est un procédé par lequel Fichte prétend égaliser les points de vue de l'être substantiel et du soi fini.
— Et Sadjidé ?
— Elle n'a rien à voir dans tout ça.


Sur l'estrade réservée aux musiciens, le saxophoniste fixait son instrument avec ennui, le portait à ses lèvres, en tirait deux ou trois sons saugrenus puis le regardait à nouveau tandis que le pianiste lisait un journal de Stamboul.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

dimanche 8 juillet 2018

Interlude

        Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Cour d'assises (Georges Simenon)


Pour les autres, pour tous ceux qui étaient là, hormis Petit Louis, il n'y avait rien d'exceptionnel au ciel ou sur la terre, rien qu'une heure enluminée comme elles le sont le soir au Lavandou, avec le calme qui tombe soudain du ciel refroidi, figeant les objets et les sons, un souvenir assez pittoresque, en somme, à conserver parmi les cartes postales et les coquillages.

Ce qu'il faisait bon vivre !


Au bas de la rue en pente, devant le port, la place ombragée avait gardé sa décoration du 14 juillet et les palmes, dans le soleil couchant, étaient d'un vert somptueux, les drapeaux pendaient, comme peints sur une toile de fond.


Personne ne se doutait que cette heure-là, avec le rouge qui avait déjà gagné la moitié du ciel, le bleu qui tournait au vert, les reflets qui devenaient de plus en plus larges sur l'eau de la baie, avec les sons qui éclataient soudain et se mouraient encore plus vite, surpris de leur incongruité, personne ne se doutait que cette heure quelconque qui paraissait être à tout le monde, était l'heure de Petit Louis et que le reste, autour de lui, n'était que figuration.


Sur la plage, autour du casino et du plongeoir, des retardataires restaient allongés sur la sable et des mamans s'en revenaient sans se presser, les seins laiteux, les cuisses veinées de bleu, en tiraillant des enfants en maillot rouge ou vert.


Parfois, une auto descendait la rue et c'était un brusque fracas de portière, puis des silhouettes blanches qui allaient rejoindre d'autres silhouettes blanches groupées autour des tables de la Potinière.


Les yeux de Petit Louis riaient, rien que les yeux, comme il arrive aux moments heureux de l'existence, alors qu'on peut tout tenter avec la certitude de réussir. Après bientôt vingt ans d'efforts acharnés, pendant lesquels il avait ingurgité des concepts quasi quotidiennement, Petit Louis venait de dépasser à la fois la métaphysique de la subjectivité et le dernier moment spéculatif hégélien d'identification du réel avec le rationnel. Il était comblé, mais se sentait complètement lessivé.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

mercredi 4 juillet 2018

Le testament Donadieu (Georges Simenon)


Une ouvreuse traversa le hall, ouvrit à deux battants les portes vitrées, tendit la main pour s'assurer qu'il ne pleuvait plus et rentra en serrant son tricot noir, à boutons, sur sa poitrine. Comme à un signal, la marchande de berlingots, de cacahuètes et de nougats quitta, de son côté, l'abri d'un seuil et s'approcha de son éventaire dressé au bord du trottoir.

Au coin de la rue du Palais, l'agent... Car tout était rites, tout s'enchaînait paisiblement, selon les lois rassurantes. Parce qu'on était à La Rochelle, il suffisait de la bande jaune « Changement de programme » sur les affiches du cinéma pour savoir qu'on était mercredi, alors qu'ailleurs le changement de programme a lieu le vendredi, ou le samedi, ou le lundi.


Un parapluie était ouvert au-dessus de la charrette de la marchande, car il avait plu, et les spectateurs, qui sortaient enfin de la salle, esquissaient tous le geste de l'ouvreuse. Cinquante, cent personnes peut-être, disaient en arrivant au même point du trottoir, qui à sa femme, qui à son mari :
— Tiens ! Il ne pleut plus...
Parfois, le mari ou la femme répliquait :
— C'est possible, mais chez Eugène Fink, le flux ininterrompu de la temporalisation, en tant qu'il assure les toutes premières congruences synthétiques de l'activité intentionnelle, représente le sol phénoménologique le plus profond de la mondanité.


En tout cas, il faisait frais. On n'avait pour ainsi dire pas eu d'été. Le Casino du Mail avait fermé quinze jours plus tôt que d'habitude et à la fin septembre on se serait cru en plein hiver, avec, cette nuit, un ciel trop clair, aux étoiles pâles, sous lequel passaient des nuages vites et bas.


Dix autos, quinze autos ? On entendait tourner les démarreurs. Les phares s'allumaient et toutes les voitures se faufilaient dans la même direction, sans klaxonner, à cause de l'agent, s'emballaient enfin une fois hors de la foule.


Un mercredi comme les autres, un mercredi de fin septembre. Un mercredi où tout « système de l'existence » paraissait impossible, n'en déplaise à Hegel.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)