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mercredi 13 novembre 2019

Baptême de la mer (Tobias Wolff)


Par deux fois la sirène avait retenti, et par deux fois Howard avait fait au revoir d'un geste et crié des choses idiotes aux gens d'en bas ; maintenant il était fatigué et ils n'avaient toujours pas quitté le quai. Mais il salua tout de même, de son mieux, lorsque la sirène retentit pour la troisième fois.
Le bateau amorça la sortie de cale. Nora s'appuya contre Howard, battant l'air d'un long foulard de soie. Sur le quai, leur fille brandissait une pancarte de carton qu'elle avait apportée pour la circonstance : toute conscience est conscience de quelque chose. Comme le bateau prenait de la vitesse, elle lâcha sa pancarte et courut pour rester à la hauteur de la coque en braillant entre ses deux mains qui lui servaient de porte-voix. Howard fut inquiet. Et si Husserl avait raison ? Si le cogito et le cogitatum étaient donnés dans le même acte, que l'on pourrait appeler acte de transcendance, c'est-à-dire ouverture d'un horizon dans lequel la chose apparaît ? Il cessa d'agiter la main et se tourna vers Nora. « Que dit Kant, déjà, au sujet des représentations ? »
Nora leva les yeux vers les nuages. Ils étaient gris acier comme l'eau au-dessous d'eux. « Kant ? demanda-t-elle, effarée.
— Oui, Kant, sacré nom d'une pipe. Il parle bien des représentations, dans sa Critique de la raison pure ?
— Ah, ça... Oui, si je me souviens bien, il dit que les représentions diverses données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations, si toutes ensemble n'appartenaient pas à une conscience de soi.
— C'est bien ce que je pensais, répondit Howard. » Puis il lui jeta le regard. Il suffisait de ce regard, maintenant, il n'avait pas besoin d'y ajouter des paroles. Howard se dirigea vers les marches qui conduisaient à leur cabine. Nora le suivit, priant le ciel que Howard ait oublié l'affirmation de Sartre selon laquelle « la conscience est éclatement vers une chose qui n'est pas elle ».


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

lundi 20 août 2018

Pan sur le bec de l'odieux Sartre


À la fin de la guerre, les autorités alliées ont interdit à Heidegger d'enseigner jusqu'en 1951. Cela n'empêche pas sa pensée d'influencer grandement la vie intellectuelle, notamment via L'Être et le Néant (publié en 1943) du pénible Jean-Paul Sartre, qui se présente comme un « essai d'ontologie phénoménologique » dans la veine de Husserl mais dont l'inspiration est en réalité nettement heideggerienne.

Le principal objectif du hideux Sartre — qui a toujours jalousé les conquêtes féminines d'Albert Camus — est d'acquérir l'image d'un séducteur auprès des personnes du sexe en affirmant que « l'existence précède l'essence ». Accessoirement, sans doute pour dissimuler l'influence qu'exerce sur lui la terrifiante Beauvoir, il prétend démontrer que le libre arbitre existe !

Dès 1946, le maître de Fribourg a pris ses distances avec l'existentialisme sartrien dans sa Lettre sur l'humanisme où il déclare que « l'essence de l'homme n'est rien d'humain » et appelle Sartre un « pignouf » (ein Holzkopf). Il profite aussi de cette Lettre pour préciser son concept de Dasein et « remettre les pendules à l'heure » : « Le Dasein est l'étant que nous sommes et qui est destiné par l'être à séjourner dans l'éclaircie de l'être ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

mercredi 11 juillet 2018

Et ça, qu'est-ce que tu en dis ? (Raymond Carver)


Il ne restait plus trace en lui de l'optimisme qui avait teinté sa fuite de la ville. Il s'était évaporé au soir du premier jour, tandis qu'ils roulaient vers le nord entre deux rangées ténébreuses de séquoias géants. Désormais, les pâturages de l'ouest du Washington, leurs vaches, leurs corps de ferme épars, ne semblaient plus rien promettre, rien en tout cas de ce qu'il désirait vraiment. Et à mesure qu'il avançait, un sentiment de révolte et de désespoir grandissait en lui. Une citation du philosophe Albert Camus lui revint en mémoire : « Dans l'épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le "cogito" dans l'ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l'individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur : Je me révolte donc nous sommes. » Oui, décidément, Camus avait raison : la révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création toute entière. Il eut un haussement d'épaule et il sortit une cigarette. Ensuite il se lécha les lèvres, se tourna vers Emily et se força à sourire.
— Eh bien nous y voilà, dit-il. Chez Camus, l'homme a une nature humaine, et c'est un point de fracture avec l'ontologie de Sartre.
— Tu ne veux pas te taire un peu, dis ?


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 22 juin 2018

Migraine (Tobias Wolff)


C'est au travail que ça avait commencé. Au premier élancement, elle eut le souffle coupé et ses yeux s'écarquillèrent. Puis il y eut un répit, avec seulement une légère pression dans la nuque. Joyce posa les mains de part et d'autre du clavier et attendit. Des box alentour lui parvenait le cliquetis régulier d'autres claviers. Elle savait ce qui était en train de lui arriver : elle allait donner naissance à un concept. Mais comment le baptiser ? Comment échapper à l'embarras terminologique ?

Elle se souvint que quand Sartre, en 1940, avait lancé le concept d'imaginaire, il avait été en butte à la même difficulté : « ces objets spéciaux qui se présentent à chaque instant à la conscience, confiait-il
dans le prière d'insérer de son livre, j'ai choisi de les nommer "imaginaires" pour éviter le vieux nom (souillé) d'image et le terme (ruiné) d'imagination ».

Après quelques instants de réflexion, Joyce décida d'appeler son nouveau concept « force normative ». Et pour le promouvoir, elle résolut d'entreprendre, dès que son mal de tête serait passé, la rédaction d'un article intitulé « La force normative du pouvoir étatique dans la philosophie de Michel Foucault ». Derrida n'avait qu'à bien se tenir !


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)