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mercredi 27 juin 2018

Malempin (Georges Simenon)


Même de sang-froid, je reste persuadé que cette journée a été plus rapide que les autres et le mot vertigineux me vient naturellement à l'esprit. J'ai, quelque part au fond de la mémoire, un vieux souvenir similaire. Je jouais dans la cour du lycée. Non, ce n'est pas possible, puisqu'il va être question d'un tramway. Peu importe ! Dans une rue. Ou sur une place. Plutôt sur une place, car je revois des arbres et je pourrais préciser qu'ils se découpaient sur un mur blanc. Je courais. Je courais à perdre haleine. Pourquoi ? Je l'ai oublié. Je courais comme en rêve, sans rien voir, que le sol qui fuyait sous mes pieds tel le remblai d'un chemin de fer. Et soudain, malgré la vitesse déjà anormale, il y eut accélération, un crescendo finissant par un arrêt brusque qui me laissait vibrant de la tête aux pieds, les tempes battantes, les lèvres humides, les yeux écarquillés sur un tramway qui, à un mètre de moi, tremblait lui aussi de toute sa ferraille.
Je ne cherche pas à prouver. Est-ce que, ce jour-là, je courais plus vite parce que j'avais une intuition, parce que je sentais la catastrophe ?
— Imbécile ! m'a crié le conducteur, aussi pâle que moi.
J'ai dû monter sur le trottoir. Puis, je me suis assis sur un seuil.
La journée dont je veux parler n'a aucun rapport apparent. Peut-être certaine allégresse des très beaux jours de juin ? Je me suis levé à six heures, avant que la bonne fût descendue.
Pendant que je me rasais dans la salle de bains, ma femme, de son lit, m'a rappelé :
— N'oublie pas que chez Husserl, la monade caractérise le rapport intersubjectif. Ce n'est pas du tout comme chez Leibniz ! Le mot monade, chez le fondateur de la phénoménologie, désigne la conscience individuelle, l'individualité en tant qu'elle représente à la fois un point de vue unique, original sur le monde et une totalité close, impénétrable aux autres consciences individuelles ou individualités. Pour Husserl, au moi est donné d'autres moi, non pas directement, mais au travers une série d'actes extérieurs, physiques, que le moi interprète par analogie à soi-même. Ainsi, à travers les actes d'interprétation, se forment des mondes intersubjectifs, régis par des structures qui leur sont propres et qui rendent possible la constitution de personnes supérieures, collectives. On aboutit à une pluralité de monades qui communiquent entre elles, à travers la sphère neutre du monde intersubjectif.
— Je sais, j'ai dit. Me fais pas chier !
La rue de Beaune était vide. J'ai pris un taxi quai d'Orsay et je me suis fait conduire à la gare Saint-Lazare, à travers un Paris doré comme une pêche.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

lundi 25 juin 2018

Intentionnalité husserlienne


« M. G..., qui depuis plusieurs mois présente les symptômes d'une démence paralytique primitive, sans autre perversion intellectuelle qu'un optimisme général, peu accusé d'ailleurs, entre dans une période plus aiguë de sa maladie.

Il devient d'abord inquiet, mobile, et mange mal ; puis il est dans une terreur constante, se met à genoux en faisant le signe de la croix, repousse les aliments ; les idées hypochondriaques les plus bizarres passent dans son esprit.

Entre autres choses, il nous dit un matin, pendant que nous cherchons à le rassurer, que selon Husserl, toute conscience est conscience de quelque chose, que pour le même Husserl, il s'agit de penser le "vécu de conscience" comme une intention (c'est-à-dire la visée d'un objet qui demeure transcendant à la conscience), qu'on doit distinguer l'intentionnalité transversale, dans laquelle se constitue "l'objet temporel", de l'intentionnalité longitudinale dans laquelle la conscience rétentionnelle est consciente de sa propre durée, mais que tout cela n'empêche pas qu'on va le faire mourir en lui coupant le cou, afin de s'emparer de ses vertèbres qui sont tout d'or. » (Achille Foville, Étude clinique de la folie, avec prédominance du délire des grandeurs, Paris, J.-B. Baillière, 1871)


(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

samedi 23 juin 2018

Vie facticielle et mobilité


En 1919, Heidegger reprend ses cours à l'Université de Fribourg et commence à acquérir une certaine notoriété parmi les amateurs de bizarre. Anticonformiste dans l'âme, il entreprend une critique radicale de la tradition philosophique, notamment dans le Rapport Natorp, un état de ses travaux qu'il adresse en 1922 au professeur Paul Natorp, où il procède à une critique sévère de la métaphysique dite de la « présence » attribuée à Aristote et base de sa Physique.

La métaphysique traditionnelle, on le sait, définit l'être comme l'identité dans la présence. Bien que la phénoménologie husserlienne ait cherché à dépasser ce cadre, elle n'y est jamais vraiment parvenue. Husserl était un être profondément antinihilique, convaincu que l'identité est plus fondamentale que la différence, la proximité plus originaire que la distance et la présence antérieure à toute espèce d'absence et de négativité. Dans la seconde de ses Logische Untersuchungen, il rejette avec brusquerie la définition métaphysique de l'être-en-soi comme ce qui transcende la conscience et est indépendant d'elle, et déclare que toutes les définitions métaphysiques de la réalité (Realität) doivent être écartées.

Le rusé Heidegger s'engouffre dans la brèche et esquisse, dans le Rapport Natorp, une phénoménologie de la temporalité à travers la description de la vie facticielle qui en constitue le thème principal. Dans la troisième partie de son cours de 1921-1922, il associe vie facticielle et mobilité : « En tant que déterminité principielle de l'objet de notre discours (vie facticielle), nous posons en principe la mobilité ». Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Heidegger propose, dans une note du cours, le terme d'inquiétude (Unruhe) en se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : « La mobilité de la vie facticielle peut être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité. »

Autrement dit, le Dasein « en situation de mobilité 
» est un être perpétuellement inquiet, ce que confirme Madame Edmée de La Rochefoucauld dans son beau livre L'angoisse et les écrivains : « Traverser la rue. Rouler en automobile, appréhension constante. Crainte latente de l'accident, de la mort. Pierre Curie tué par un camion. Émile Verhaeren qui manque une marche dans le train de Rouen et glisse sous le wagon. Jean Follain renversé par un taxi place de la Concorde. À chaque instant dans la ville, sur la route, la mort menace, est à éviter. »

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

dimanche 17 juin 2018

Intentionnalité anticipatrice


Jordan était un jeune homme intelligent, très doué, avec plein de projets d'avenir, souriant, aimant sortir avec sa bande d'amis. Mais à la suite de ce traitement contre l'acné, son comportement avait beaucoup changé : il ne dormait plus la nuit, s'enfermait des heures dans sa chambre à lire Edmond Husserl dont il partageait la passion du « retour aux choses mêmes », souffrait de douleurs phénoménologiques très fortes liées à la suppression d'une « intentionnalité anticipatrice » — Husserl donne l'exemple d'une boule rouge et lisse qui s'avère soudainement être verte et bosselée de l'autre côté, démentant ainsi la représentation anticipatrice que l'on en avait —, ainsi que de sécheresse des muqueuses.

Il a caché à tout le monde sa souffrance morale, jusqu'au geste fatal. (L'Est Républicain, 24 octobre 2013)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

vendredi 15 juin 2018

Mortels (Tobias Wolff)


Le chef de rubrique cria mon nom à travers la salle de rédaction et me fit signe de venir. Quand j'entrai dans son bureau, je le trouvai derrière la table. Un homme et une femme étaient avec lui, l'homme debout, nerveux, la femme dans un fauteuil, le visage osseux et en alerte, les deux mains refermées sur les poignées de son sac. Son tailleur était de la même couleur bleutée que ses cheveux. Il y avait chez elle quelque chose de militaire.
L'homme était de petite taille, empâté, sans contours précis. Les vaisseaux éclatés sur ses joues lui donnaient une expression joviale, qui s'effaça quand il sourit.
— Je n'avais pas l'intention de faire un scandale, dit-il. Nous pensions simplement qu'il fallait que vous sachiez.
Il se tourna vers sa femme.
— Un peu qu'il fallait que je sache ! répondit le chef de rubrique. Je vous présente M. Givens, poursuivit-il en s'adressant à moi. M. Ronald Givens. Le nom vous rappelle quelque chose ?
— Vaguement.
— Je vous donne un indice. Il n'est pas mort.
— D'accord. Je vois.
— Un autre indice.
Et il se mit à lire à voix haute la notice nécrologique du journal de ce matin-là, notice que j'avais rédigée, annonçant la mort de M. Givens. La veille, j'avais écrit une flopée de notices nécrologiques, plus d'une vingtaine, et je ne m'en souvenais guère, mais je me souvenais pourtant d'un détail, le fait qu'il avait travaillé pour le fisc pendant trente ans. J'avais eu des démêlés avec le fisc peu de temps auparavant, c'est pourquoi ça m'était resté.
En écoutant la lecture de sa notice nécrologique, Givens regarda successivement chacun d'entre nous. Il n'était pas aussi petit que je l'avais cru au début. C'était une impression qu'il créait en voûtant les épaules et en tendant le cou en avant comme une tortue. Quand le chef de rubrique eut fini, il éclata de rire :
— Eh bien, tout est exact. Je vous l'accorde.
La femme me regardait fixement :
— Excepté une chose.
— Je vous dois des excuses, dis-je à Givens. Je me suis fait piéger, ça m'en a tout l'air. Je venais de lire Husserl, or celui-ci, quand il parle de la mort, ne l'évoque que comme un « sommeil », allant jusqu'à dire que seul le moi empirique est frappé par la mort alors que le moi transcendantal doit, lui, être considéré comme « immortel ». C'est tout le problème avec Husserl, il est le penseur d'une subjectivité désincarnée qui en arrive à la négation du sens le plus réel de son existence : sa mortalité.
— Très bien, dit Givens, mais chez Heidegger en revanche — et c'est une originalité de sa pensée par laquelle il se distingue des philosophes liés comme lui à la tradition phénoménologique — la pensée de la mort est centrale. Cette centralité se révèle par la place stratégique qu'occupe le problème de l'être-pour-la-mort dans l'économie d'ensemble d'Être et Temps. La totalité du premier chapitre de la section II du traité est consacrée à ce problème. Et par la pensée de la mort, on tire toutes les conséquences de l'analytique du Dasein menée dans la section I et on peut ainsi penser le Dasein à l'aune de la temporalité.
— Vas-y, Ronald, dis-lui ses quatre vérités, lança sa femme.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mercredi 13 juin 2018

Un potager pour créer du lien social


« Christophe Cam, animateur socio-éducatif à l'Afpa 1 de Quimper, n'en revient toujours pas. Le potager qu'il a décidé de créer en juin au sein de l'établissement a trouvé un écho positif auprès des 250 stagiaires que l'Afpa accueille chaque année.

"Créer un potager ? Je partais dans l'inconnu. Et ça a cartonné !", s'ébahit Christophe Cam, qui semble oublier que chez Husserl, c'est justement cette pulsion de connaissance que l'on retrouve dans la visée de "remplissement" du sens qu'est l'intentionnalité et la téléologie qui lui est inhérente. Elle manifeste à plein le souci du phénoménologue de faire droit sans équivoque à la primauté de la compréhension sur le non-sens, ou encore de la satisfaction sur la frustration.

"Moi-même, continue Christophe Cam, j'apprends à jardiner avec la trentaine de stagiaires qui se sont investis dans le projet. On a déjà récolté 40 kg de courgettes, des salades, des aromates..."


"Ce qui m'a le plus surpris, ajoute l'animateur socio-éducatif, c'est que je ne voyais jamais certains stagiaires, sans doute excessivement introvertis, lors des activités culturelles ou sportives que j'organise en marge des formations. Et là, grâce au potager, ils sont venus et se sont ouverts aux autres, passant ainsi sans coup férir de la philosophie de Husserl à une vision lévinassienne de l'existence." » (Ouest France, 1er octobre 2013)

1. L'Association française de phénoménologie acrobatique forme majoritairement des chômeurs et des personnes en contrat d'alternance qui s'intéressent à la pensée d'Edmond Husserl.

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

samedi 9 juin 2018

Intentionnalité anticipatrice


« Les faits sont tristement banals. Comme toujours dans un couple, les petits détails domestiques mettent le feu aux poudres. Le 15 novembre 2004 au soir, la dispute éclate pour un four à micro-ondes et une cafetière. Karine Hoffmann, 28 ans, vient de rentrer du travail et d'un rendez-vous chez le gynécologue. Elle a été "engrossée", supposément par Marc Caubisens, et tous les deux ont décidé qu'elle avortera. L'accusé décrit "une ambiance à couper au couteau".

Ensemble depuis dix ans, parents d'une fillette de neuf ans, l'homme et la femme se renvoient griefs et amabilités. Elle lui avoue avoir "rencontré quelqu'un", un garagiste de La Bourboule engoué de l'œuvre d'Edmond Husserl.

"Je me doutais de quelque chose. Il y avait anguille sous roche dans son comportement. Elle prônait soudain le « retour aux choses mêmes » et faisait des allusions à une mystérieuse « intentionnalité anticipatrice ». Tout ça était très louche."

L'énervement progressif, l'alcool, un petit coup de tête "humiliant" de Karine Hoffmann. "Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai l'impression que ce n'est pas moi qui ai piloté." Marc Caubisens parle d'un trait, avec un calme impressionnant. Il poursuit : "Mes mains se sont serrées autour de son cou. J'ai entendu le craquement. J'ai senti son poids dans mes bras. J'ai cru qu'elle faisait une blague, j'ai eu du mal à réaliser. J'étais en panique totale."

La cour entend ce matin légiste et experts. Quant au garagiste puydômois féru de phénoménologie, il est demeuré introuvable jusqu'à ce jour. N'a-t-il jamais existé que dans l'imagination de la fille Hoffmann ? S'est-il fondu dans la luxuriante "réalité empirique" qu'il se plaisait tant à disséquer ? Nous ne pouvons ici que poser la question. » (Le Dauphiné, 2 décembre 2009)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

mercredi 6 juin 2018

Scrupules phénoménologiques


Selon Karl Jaspers, Husserl était pris de panique à chaque fois qu'il voyait un mannequin dans une vitrine, car il était incapable de décider s'il s'agissait d'un homme en chair et en os ou d'un personnage en bois. De même, bien qu'aimant passionnément le billard, il refusait d'y jouer, craignant que la boule qu'il voyait blanche et lisse d'un côté ne fût verte et bosselée de l'autre côté, ce qui eût pu le conduire à faire une « fausse queue » !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

lundi 4 juin 2018

Quiproquo embarrassant


À l'automne 1928, Heidegger prend la suite, à l'Université de Fribourg, de son maître Husserl parti à la retraite. Il revient à Fribourg en triomphateur et règle ses comptes avec ses ennemis qui, en 1916, l'avaient empêché d'obtenir le poste qu'il convoitait (il les accuse publiquement d'être les représentants du On, ce magma gluant « qui décharge le Dasein de sa quotidienneté », et « se porte au-devant de la tendance au moindre effort que le Dasein a foncièrement en lui »).

Il commence à entretenir une liaison épistolaire avec l'existentialiste chrétien Gabriel Marcel, avec lequel il flirte, pensant qu'il s'agit d'une femme. Après des demandes insistantes, il reçoit une photographie du philosophe français dont la moustache à la gauloise le dessille et le refroidit aussitôt. 


Une fois de plus, il a été victime de ce qu'il nomme dans Sein und Zeit la « résolution devançante » qui se caractérise comme le fait de « se projeter en silence et en s'exposant à l'angoisse sur l'être-en-faute le plus propre » !

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

samedi 2 juin 2018

Un calendrier interreligieux pour mieux vivre ensemble


Comme les années précédentes, le calendrier mentionne les fêtes des principales religions monothéistes et décline un thème. Pour 2018, ce sont des jeunes, engagés dans ce que Heidegger appelle le « On » — une forme d'existence en commun vouée à l'inauthenticité et à la banalité —, qui sont mis en avant. Au fil des mois, douze garçons et filles, entre 20 et 35 ans, nous parlent de leur engagement dans des associations qui œuvrent pour le vivre-ensemble, la solidarité et le bien commun. Des associations de différentes obédiences mais qui s'adressent a tous.

Le rabbin Nissim Sultan, de la synagogue de Grenoble, le vicaire du diocèse de Grenoble, le Père Lagadec et l'imam Mustapha Merchiche, de la mosquée Villeneuve, sont admiratifs de ces jeunes qui veulent faire le bien : « Ils sont formidables. On dénigre trop la jeunesse actuelle, alors qu'elle aime donner pour soulager la souffrance du Dasein confronté à l'inéluctabilité de sa propre mort » disent-ils en chœur.

En février, on découvre Gabriel, 21 ans. Cet étudiant en médecine est bénévole pour l'association Locomotive qui accompagne les enfants atteints de cancer.  « On joue avec les plus petits, on discute avec les plus grands de la réduction phénoménologique husserlienne par laquelle l'étant existant se saisit comme Moi pur. À chaque fois, c'est une leçon de vie. Ils nous font comprendre qu'il faut goûter chaque seconde avant de "clamecer". »
 

C'est au mois de mai que l'on fait la connaissance de Mélissa, 30 ans, travailleuse sociale pour la ville de Grenoble et engagée dans l'association des Musulmans Unis. Née dans une famille catholique, la bourrelle s'est convertie à l'islam et porte le voile. Pour elle, l'altérité est une richesse : « Sans jeu de mots, je veux lever le voile sur les peurs entre religions. Parlons-nous ! Mais d'abord, je vais vous couper la tête. Alors, vous aussi, vous connaîtrez la vérité ! »

On peut se procurer ce calendrier dans les Maisons des habitants de Grenoble, à l'office du tourisme, ainsi que dans les différents lieux de culte. Et c'est gratuit, bien sûr ! (France Bleu, 26 janvier 2018)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

samedi 26 mai 2018

Silure phénoménal


À l'automne 1916, à sa grande joie, Heidegger devient l'assistant personnel de Husserl, qui vient d'être recruté à l'Université de Fribourg et dont il partage les réflexions et les recherches sur la phénoménologie.

Les deux hommes s'entendent bien et partent souvent à la pêche aux phénomènes sur le lac de Constance, dans un puissant canot à moteur que Husserl s'est acheté avec les droits d'auteur de sa Philosophie de l'arithmétique. Un jour, Heidegger attrape un silure de près de soixante kilos, ce qui lui vaut l'honneur de passer dans le journal.

Cependant, il se détache rapidement de l'enseignement de son maître, dont les Recherches logiques lui paraissent de plus en plus scabreuses. Progressivement, il reprochera à Husserl son tournant vers une philosophie de la subjectivité transcendantale et plus encore son cartésianisme. 


Au dire de Hans Cornelius, dans les controverses philosophiques qui opposaient de plus en plus fréquemment les deux hommes, « Husserl privilégiait les armes du logos, tandis que Heidegger se servait d'un bélier suspendu, composé d'une forte poutre, armée à son extrémité d'une masse de fer : en donnant à cette poutre un mouvement oscillatoire dans un plan horizontal, il parvenait à produire des chocs violents qui ébranlaient les concepts de son adversaire ».

Mais peut-on croire un original tel que ce Cornelius, qui prétendait que « les hommes ont perdu la faculté de reconnaître le divin en eux-mêmes et dans les choses », que « leur vie s'écoule de façon insensée », et que « leur culture commune est creuse et va s'effondrer car elle ne mérite rien d'autre » ?


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

mercredi 23 mai 2018

Chaises solidaires


« Voilà un an et demi que l'association Créa-solidaire a quitté son ancien site de Bessines pour prendre place dans ses locaux actuels, rue de Goise. Fondée en 2011, elle a pour cœur d'activité la recyclerie artistique et créative, comme l'illustrent les dernières créations de ses bénévoles, ces chaises confectionnées à partir... de cordes usagées fournies par le collectif de suicidés philosophiques de L'Acclameur.

"Nous sommes toujours à la recherche de matériaux et d'objets divers, en bois ou en métal, de cordage", indique la présidente Corinne Douville. Tout ce qui sera cédé passera ensuite entre les mains expertes des membres de Créa-solidaire pour retrouver une seconde et belle vie.


Créa-solidaire est aussi un lieu de projection. Un documentaire sur "Heidegger et le Dasein" a été diffusé il y a quelques jours. Ce soir, à 18 heures, ce sera au tour du film "La négation de l'intentionnalité anticipatrice chez Edmond Husserl", avec un repas partagé et un débat à suivre. Dans le même état d'esprit, les locaux de Créa-solidaire sont également disponibles pour accueillir des résidences artistiques, comme ce fut le cas avec le collectif Gonzo.

L'association souhaiterait également multiplier ses interventions auprès des suicidés philosophiques. Avec du matériel recyclé, elle a notamment confectionné une valise pédagogique à destination des personnes "nihiliques" pour que ces dernières construisent une ville imaginaire où elles pourront s'évader une heure ou deux de la fastidieuse réalité empirique. » (La Nouvelle République, 3 juin 2017) 

(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

lundi 21 mai 2018

L'intrus (Stephen Dixon)


Je rentre à l'appartement. Elle est en train de se faire violer. Ils sont tous les deux nus. Il est sur elle, mais il ne s'est pas introduit. Elle a un couteau sous la gorge.
— Bon, dis-je, partez.
— Non, Tony, me dit-elle, ne...
— Toi, mon petit pote, tu vas rester où t'es, dit-il, et ta petite copine ne sera pas blessée.
— Je vous ai demandé de partir.
— Tu veux que j'la zigouille, ta copine ?
— Non.
— Comment tu t'appelles ? il lui demande.
— Della.
— Della a pas envie de se faire zigouiller, dit-il.
— Partez, rhabillez-vous, sortez d'ici, et on ne portera pas plainte.
— D'abord je tire mon coup, je verrai ensuite pour ce qui est de me tirer.
— Dans ce cas, lui dis-je, je vais être obligé de vous réduire phénoménologiquement. Au cas où vous ne le sauriez pas, la réduction phénoménologique, chez Husserl, est "la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme Moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour moi."
— Essaye, pour voir.
— Tony, ne tente rien. Laisse-le me prendre. Ça va aller.
— La p'tite dame, elle en a dans la caboche. Je vais m'introduire. Toi, tu restes où t'es. Et joue pas au con avec ton Husserl, ou je lui tranche la gorge, et je te règle ton compte juste après.
— Vous voulez trancher la gorge à Husserl ? Mais il est mort depuis des années !
— Oh, et puis merde !
Il se lève, prend son chapeau et sort.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

vendredi 18 mai 2018

Aux choses mêmes !


« C'est un suicide macabre qui s'est déroulé vendredi vers 19 heures. Un homme de 42 ans se serait troué le crâne avec une perceuse avant de s'administrer de la mort-aux-rats. Secouru par les pompiers qu'avait alertés la sœur de la victime qui vit dans le même immeuble, l'homme, dépressif, a été transporté à l'hôpital de la Timone à Marseille. Il est malheureusement décédé hier matin des suites de ses blessures. 

Selon les premiers éléments de l'enquête, le désespéré aurait été influencé par la lecture d'un article d'Eugène Fink intitulé "Le problème de la phénoménologie d'Edmond Husserl", publié dans la Revue internationale de philosophie en 1939 (on en a retrouvé un exemplaire dans sa commode, caché sous des chaussettes). Dans cet article, Fink écrit que "la radicalité d'une philosophie est fonction de la radicalisation de son problème" et explique que la méthode husserlienne offre un nouveau départ radical dans la recherche du sens de l'être : "Dans ce retour étonné à l'étant (l'existence des choses), l'homme s'ouvre à nouveau et pour ainsi dire originairement au monde, il se trouve à l'aube d'un nouveau jour du monde, où lui-même et tout ce qui est commencent à apparaître sous une nouvelle lumière, où la totalité de l'étant s'offre à lui d'une manière neuve". 

Sans doute, la promesse d'un nouveau commencement, l'étonnement devant ce qui est, la méthode pour rejoindre l'immédiateté du donné, c'est-à-dire la démarche de la philosophie de Husserl, tout cela devait éveiller l'intérêt du malheureux qui, selon sa sœur, "baignait déjà dans une manière de penser bergsonienne" et était "attentif aux données immédiates de la conscience". 

D'après les enquêteurs, l'homme aura sans doute voulu revenir d'un coup "aux choses mêmes", ulcéré qu'il était par les conceptions positivistes de son époque. » (La Provence, 24 octobre 2010)

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

lundi 14 mai 2018

Le Blanc à lunettes (Georges Simenon)


— Tu entends, Georges?
Le mari sursautait, son verre de bière à la main.
— Quoi ?
— Ferdinand dit que le seul moyen de parvenir à l'ataraxie, c'est de suspendre son jugement. C'est ce que les sceptiques grecs appellent l'épochè...
— Je sais !
— Alors, pourquoi bois-tu de la bière ?
— Parce que je n'aime pas suspendre mon jugement !
— C'est ta quatrième bouteille aujourd'hui...
— Est-ce que je te demande combien de cigarettes tu as fumées ?
  Ferdinand Graux détournait un peu la tête, essayait de ne pas sourire, rencontrait le regard amusé du vieil Anglais de Nairobi et apprenait ainsi que celui-ci comprenait le français.
  Où se situait donc la scène de l'épochè ? Il fallait déjà faire un effort. Quand on n'y réfléchissait pas, on pouvait croire que cette vie durait depuis de longs jours alors qu'elle avait commencé seulement la veille, à deux heures du matin, il est vrai !
  La scène de l'épochè se localisait à Assouan. Mais, auparavant, il y avait déjà eu celle du « vécu de conscience », au Caire.
— Tu entends, Georges ?
Et le mari, immanquablement, avait l'air de sortir d'un rêve :
— Quoi ?
— Ferdinand dit que toute conscience est conscience de quelque chose, qu'il s'agit de penser le « vécu de conscience » comme une intention, c'est-à-dire la visée d'un objet qui demeure transcendant à la conscience.
  Mais c'était bien avant l'avion que Ferdinand Graux avait remarqué le couple. À Marseille même, une heure avant le départ, il avait vu monter à bord cette petite bonne femme maigre et turbulente suivie d'une mère essoufflée et d'un brave homme de père endimanché.

(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

samedi 12 mai 2018

Chez Krull (Georges Simenon)


De la maison Krull, de la famille Krull, ce que Hans qui était un Krull aussi, mais un pur, un Krull d'Allemagne découvrit en premier lieu, avant même d'être descendu de taxi, ce fut une réclame en papier transparent collée sur la porte vitrée de la boutique.

Chose curieuse, alors que tant de détails le sollicitaient, il n'eut d'yeux que pour cette réclame dont il déchiffra à l'envers les deux mots : Amidon Remy.


Le fond était bleu, d'un beau bleu d'outremer et un lion blanc et pacifique occupait le centre de l'image.


Le reste, à cette minute, n'exista qu'en fonction de ce lion à la crinière immaculée comme du linge : une autre réclame, transparente aussi, avec les mots Bleu Reckitt ; mais celle-ci, sans raison précise, ne jouait qu'un rôle de comparse ; un mot peint en jaune, une partie des lettres sur la vitre gauche de la porte, une autre sur la droite : Buvette ; une vitrine encombrée de cordages, de fanaux, de fouets et de parties de harnais ; enfin, quelque part dans le soleil, il y avait un canal, des arbres, des péniches immobiles et, tout le long du quai, un tramway jaune courait en sonnaillant.


Amidon Remy ! épela Hans en descendant de voiture.


Le mot prenait d'autant plus figure de totem que Hans comprenait mal le français et ignorait ce que cela voulait dire. À la différence de Husserl pour qui signifier, c'est avoir une intention, Hans pensait, comme Wittgenstein, que l'assertion vise à exprimer un fait, mais qu'elle n'y parvient pas. Il distinguait sens (Darstellung) et dénotation (Abbildung). Exception faite du cas de la perception, il rejetait la thèse de Husserl selon laquelle « c'est à travers  l'idéalité du sens que la visée intentionnelle se remplit de son objet ». Le phénoménologue, selon lui, confondait le sens et la référence, il était en proie aux métaphores, alors que c'est du rapport qu'il s'agit. Frege, au contraire, était dans le vrai quand il affirmait que résoudre une équation, c'est passer du sens à la référence, c'est trouver les valeurs du référent. Mais quel était le référent, dans le cas de l'amidon Remy ?


Et voilà que Hans découvrait, derrière l'étalage aux articles de marine, dans une pénombre qui semblait lointaine, un front de femme, des cheveux gris, des yeux. Cette apparition confirmait l'intuition décisive de Wittgenstein: « Le monde est tout ce qui a lieu ».


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

vendredi 11 mai 2018

En attendant ces dames (Larry Brown)


Ma femme est rentrée en pleurant de l'endroit où on dépose les ordures parce que, a-t-elle dit, il y avait là-bas un pervers qui avait baissé son pantalon et lui avait montré son article. Je lui ai demandé de quelle taille était ce goupillon-là (étant en train de boire de la bière tout en lisant le Mystère de l'être de Gabriel Marcel, je ne prenais pas l'affaire très au sérieux), et elle a répondu qu'il ressemblait assez à un escargot à moitié sorti ou à une limace, mais avec quelques poils. « C'était écœurant », a-t-elle ajouté, parcourue d'un petit frisson, agitant les épaules de cette manière qui lui est si particulière.

D'après elle, le type, qui se présentait comme « phénoménologue », lui avait dit qu'il allait lui montrer une boule rouge et lisse d'un côté, verte et bosselée de l'autre, pour lui faire comprendre le concept d'« intentionnalité anticipatrice » chez Husserl. Mais ce qu'il avait sorti, c'était son braquemard.


Alors une colère soudaine s'est emparée de moi. J'ai tapé sur la table avec ma boîte de bière. Je me suis écrié que j'allais m'occuper de ce salopard. J'ai dit: « Si les femmes et les enfants  ne peuvent pas se promener dans les rues à cause de pervers qui salissent la phénoménologie, qu'est-ce qui va se passer, à ton avis, quand on n'aura plus aucun respect pour le bergsonisme ou le mouniérisme, quand la déviance philosophique sera banalisée, quand les aristotéliciens pourront tranquillement exhiber leur organon devant les gens, et, pourquoi pas, devant un petit gamin la prochaine fois ? »


Je ne pensais pas avoir besoin d'un fusil ou d'une autre arme, mais j'ai pris mon Histoire de la philosophie d'Ėmile Bréhier. Sept gros volumes, il y avait de quoi assommer un bœuf. Je me suis dit que puisqu'il avait baissé son calcif, il avait dû disparaître dans la nature, et je pensais que je pouvais rouler dans mon pick-up en écoutant un peu de musique country, des chansons où les gens boivent, sont infidèles, perdent l'amour et le retrouvent, puisque apparemment je n'allais pas pouvoir tout de suite continuer ma lecture de Gabriel Marcel.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

mardi 8 mai 2018

La disparition


Dans Expérience et jugement, le phénoménologue Edmond Husserl décrit la négation comme surgissant de la déception d'une attente, autrement dit de la suppression d'une « intentionnalité anticipatrice ». Et il cite l'exemple d'une boule rouge et lisse qui s'avère soudainement être verte et bosselée de l'autre côté, démentant ainsi la représentation anticipatrice que l'on en avait. Mais cette déception peut aussi bien concerner un objet tout entier ! L'exemple qui vient aussitôt à l'esprit est celui où, convaincu de retrouver une chose à telle place, le sujet pensant doit constater qu'elle n'y est pas, qu'il n'y a rien. C'est cette expérience douloureuse que fit la poétesse américaine Sylvia Plath. 

La scène se passe à Primrose Hill (Londres), le 11 février 1963, au petit matin. Malade et dépressive, « aveuglée par le miroitement de la mort dans les replis fouillés et décapés d'un monde humain sans consistance » (Gragerfis), Sylvia cherche en vain un presse-purée qu'elle est certaine d'avoir laissé dans l'évier. Dégoûtée de cet univers inconsistant, elle place un torchon dans le four de la cuisinière pour ne pas souiller sa blonde chevelure, ouvre le gaz, et attend la mort qui arrive bientôt « à grands pas, pétulante ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)