Ce
n'est que quand il sent sa fin prochaine que l'homme regrette de
n'avoir pas mené une vie suffisamment gnomonique (avec des cadrans
solaires et tout le toutim). Mais il est trop tard.
Plonger
à pieds joints dans la cassolette de l'instant et s'y noyer avec
délectation... Voilà ce qui serait bien — si on en était capable. Mais
on pense. — On pense trop. — Paraît-il.
Rien,
à y bien réfléchir, ne saurait justifier la ridicule ambition d'avoir
un Moi. D'ailleurs, le temps ne se fait-il pas à chaque instant plus
gris et ne voilà-t-il pas qu'il se met à pleuvoir ?
Pour
le vulgum pecus, la forme est « quelque chose qui occupe une partie
limitée de l'espace ». Mais le nihilique a une vision tout autre. Selon
lui, des lignes venues de l'infini infundibuliforme interfèrent, leurs
interférences se matérialisent et cela donne... la forme. Tout ceci,
bien sûr, est à prendre cum grano salis. Quand le nihilique soutient une
thèse, c'est toujours « histoire de dire ».
Égruger,
c'est réduire en poudre, en menues parcelles. Et c'est exactement ce
que fait la vie : elle vous réduit en poudre, en menues parcelles. Elle
vous égruge.
Les
fous ont de l'énergie à revendre. Ils ne sont jamais fatigués. Ils sont
pareils à des troncs d'arbres dans la neige. Les « raisonnables » au
contraire s'épuisent vite, affaiblis qu'ils sont par l'insidieux poison
du concept et par le délétère idéalisme fichtéen.
Aucun
Portique, aucune Académie ne vous apprendra comment supporter la
difficulté de vivre. En cette matière, la seule école qui vaille est
celle de l'ivrogne.
Gifler
le premier quidam que l'on croise dans la rue serait une façon de se
réconcilier avec le monde. Mais si l'on tombe sur le compositeur du
Temps restitué ? Il est assez costaud et serait bien capable de
répliquer !
Bien
que la réalité empirique soit assez vaste, on finit par en faire le
tour. L'impression qu'on en retire est que rien ne tient le coup. On est
dégoûté de ce bazar et on voudrait tout envoyer au diable : les
divinités pisciformes, les intestins purulents et jusqu'aux fastidieuses
paraboles de Kafka.
« Les
vivants, en effet, savent qu'ils mourront ; mais les Belges ne savent
rien, et il n'y a pour eux plus de boudin, puisque leur mémoire est
oubliée. » (Ecclésiaste, 9:5,6)
Fatigué
de tout et du reste, on attend la mort mais elle ne vient pas. La
drôlesse n'est pas une bonite zélée. S'il fallait la comparer à un
animal, ce serait plutôt le vil dingo.
Un
quidam que tout excède, auquel la réalité empirique « tape sur le
système », un tel quidam ne peut exercer aucun métier. La seule carrière
qu'il peut embrasser est celle qui consiste à passer ses journées ivre
mort. Mais ce n'est guère rémunérateur, oh non.
Quand
on nourrit une passion pour la lenteur et qu'on adhère en sus à une
morale de l'inconfort, on est comme qui dirait condamné à traverser
l'existence à dos d'âne ou de mulet.
Si
la vie n'était qu'une singalette d'impondérables ! Mais elle est aussi
une mangrove poisseuse pleine de bambous géants, de diptérocarpacées, et
de ces dendrocnides urticants qui vous piquent le fiak.
La
vie a ses charmes, il serait stupide de le nier, mais ces charmes sont
traîtres comme les vasières qui menacent le chasseur au pédalo sur la
baie d'Arcachon. Attention aux stases des plaisirs périphériques !
Elle
n'est pas enviable, la vie du nihilique. Il n'a pas de sol sous ses
pieds et se promène, comme Pascal, un gouffre en bandoulière. La réalité
empirique l'écrase comme ferait un quinze-tonnes phrastique. Il vit
dans l'angoisse. Chacune de ses inspirations et de ses expirations est
un appel au secours.
On
croit avoir tout prévu, s'être garé de tous les côtés, et voilà qu'un
enfoiré de pigecaille défèque sur votre véhicule. La vie est une
singalette d'impondérables.
Pris
dans les circonvolutions plastiques du temps, l'homme se sent un pétale
superfétatoire accroché à la tige d'une scabieuse géante comme on en
voit sur les terres patagones, du côté d'El Calafate.
La
vie, il ne faut pas trop compter dessus pour se réchauffer les boyaux.
Ce n'est pas une vertigineuse soupe de cresson mais un colin froid comme
le marbre, à la limite de l'immangeable.
Pourquoi
la mort est-elle si injustement dépréciée ? Nul doute que si Durrell
pouvait encore parler, il dirait qu'il se sent dans le néant mille fois
mieux qu'à Sommières.
Un
jour que Simone Boué avait préparé une tarte aux poireaux, Émile Cioran
se permit de prendre du « rab » (s'il faut en croire le professeur Basile
Munteanu).
Hideux
aspect ; orgueil ravalé ; mort douloureuse ; souhaiterait rencontrer
célibataire, veuve ou divorcée, trente à quarante ans, situation en
rapport.