samedi 7 juillet 2018

Heidegger s'encanaille


Lors des élections de 1932, Heidegger vote pour le parti national-socialiste, et il y adhère l'année suivante. Le 21 avril 1933, il est élu recteur de l'Université de Fribourg-en-Brisgau, trois mois après l'avènement de Hitler à la charge de chancelier du Reich.

Heidegger prononce alors le fameux « Discours du rectorat », dans lequel il fait vœu de s'appuyer sur l'Université pour élever le niveau spirituel de l'Allemagne. Lors de sa prise de responsabilité, il publie dans un journal universitaire un « appel aux étudiants allemands » qui s'achève ainsi : « Seul le Führer lui-même est la réalité et la loi de l'Allemagne d'aujourd'hui et de demain ».

Dans son interview de 1966 au Spiegel, il cherchera à se dédouaner en affirmant « qu'à l'origine et en tout temps, les Führer sont eux-mêmes dirigés — dirigés par le destin, la loi de l'histoire, ou leur appétence pour les fromages au lait cru comme le reblochon de Savoie ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Interlude

         Jeune fille lisant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Effets meurtriers du nominalisme


Le nominalisme, comme on sait, considère que les mots ne servent qu'à désigner des choses réelles singulières, et qu'ils ne renvoient pas à des êtres généraux comme peuvent l'être les idées platoniciennes. M. Van Mons, de Bruxelles, a été le premier à montrer que cette doctrine avait une action vénéneuse considérable, et qu'une inflammation locale très intense en est la suite ordinaire. Lamotte parle d'un clystère préparé avec quelques éléments de cette doctrine, et dont l'effet fut mortel. Scopoli rapporte aussi l'histoire d'une femme qui périt en une demi-heure pour avoir absorbé trente concepts du chanoine Roscelin. Dans d'autres circonstances, le même auteur a vu la gangrène de l'abdomen et la mort suivre de près la lecture des Quodlibetales de Guillaume d'Ockham.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Centenaires


Montagnards ou non, les centenaires sont toujours des individus extrêmement organisés, dont le souci de persévérer dans l'être confine à la monomanie. Pour cette raison, il est très difficile de résister à l'envie de les assommer.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Procrastination coupable


Triste vision que celle de ce suicidé philosophique décrépit, face à face avec sa mégère aussi ridée que lui, prenant d'une main à moitié paralysée le verre de taupicide qu'il ne peut plus boire qu'en tremblant...

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Classification


Selon le « Père la pétoche de la philosophie » 1, les humains se répartissent en deux catégories : ceux pour qui le fait même d'être est une souffrance, et ceux — que l'on peut reconnaître à leurs survêtements bariolés — à qui échappe totalement le sens tragique de l'existence. Mais à laquelle de ces deux familles vaut-il mieux appartenir, le « penseur privé » ne le dit pas.

1. C'est ainsi que Gragerfis appelle Kierkegaard dans son Journal d'un cénobite mondain.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

vendredi 6 juillet 2018

Interlude

      Jeune fille lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Nouvelles du 14e (Stephen Dixon)


Eugène Randall plaça le pistolet devant sa bouche et fit feu. La balle brisa une incisive supérieure, sortit de la tête en traversant l'arrière de la mâchoire et fracassa une vitre qui surplombait presque tout le centre-ville. Au même étage, une femme de chambre se dit :
— Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? On dirait une balle. Et puis une vitre qui se fracasse. Mais c'était peut-être ni l'un ni l'autre.
La balle atterrit un pâté de maisons plus loin, sur le toit d'un immeuble où un garçon était assis au soleil et observait papa-et-maman pigeon. M. Randall s'écroula sur le bord de la table, envoyant au plancher une lampe, un paquet de cigarillos et un cendrier qui était posé sur les trois messages qu'il avait rédigés concernant son suicide. Le vent s'engouffra par le carreau cassé, souleva les lettres, et les éparpilla dans la pièce. La femme de chambre se pencha sur son chariot d'entretien et dit :
— Oui, monsieur, sûr que c'était un coup de feu. Quelqu'un qui s'amusait à tirer dans les fenêtres ou les meubles, il est peut-être mort, il s'est peut-être tué, ou il a peut-être tué quelqu'un qu'il aimait pas. C'est arrivé le mois dernier au vingt et unième. Un type qui venait de lire Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique de Jean Baruzzi, (2e édition : Paris, Félix Alcan, 1931) où il est question, page 525, de « l'anéantissement absolu » qui est la condition de la connaissance mystique. Il y a toujours plein de suicidaires et de dérangés qui échouent dans cet hôtel, tous ces congressistes soûls, les pires c'est les hommes d'affaires japonais solitaires.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Le « maudit cargo » de l'existence


D'après Henri Massis, dans le Crabe aux pinces d'or, le Karaboudjan représenterait l'existence et Tintin serait une instance de ce que l'ontologue Martin Heidegger nomme l'« être-jeté ». Selon lui, la réponse que fait le jeune reporter au capitaine Haddock lorsque ce dernier lui demande qui il est — « Quelqu'un qu'on a embarqué de force sur ce maudit cargo... » — évoque irrésistiblement la fameuse tirade de Job : « Pourquoi ne suis-je pas mort dès le premier moment de ma naissance ? Pourquoi n'ai-je pas expiré en sortant du sein de ma mère ? Pourquoi une sage-femme m'a-t-elle reçu sur ses genoux, et pourquoi m'a-t-on donné des mamelles à sucer ? Car je serais maintenant couché dans le tombeau, je me reposerais, je dormirais, et j'aurais été dès lors dans une profonde tranquillité. »

Tintin, un homme du nihil ? Lui qui possède tous les attributs du « héros positif », de l'« homme de la Nature et de la Vérité » ? Cela paraît tout de même peu vraisemblable.

À moins qu'il ne se trouve en lui quelque secrète fêlure à la Scott Fitzgerald ?...


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Le tragique destin du Dasein


« Le 20 août dernier, une femme, qui faisait son jogging habituel dans le quartier du Grund à Luxembourg-ville a fait une découverte macabre. Au début du sentier touristique "Wenzeltour", près d'un chantier des CFL 1, la joggeuse est tombée sur le corps inanimé d'un homme sans tête. Cette dernière était restée accrochée à un fil de fer et pendouillait à plusieurs mètres de hauteur.

La thèse du crime a été rapidement balayée pour laisser place à celle du suicide. L'homme en question était un employé. Il n'était pas marié et n'avait pas d'enfant. D'après ses collègues de travail, c'était quelqu'un de calme, qui menait une vie bien rangée. Seule ombre au tableau, sa dilection pour la philosophie de l'ontologue allemand Martin Heidegger. Il semble notamment avoir été marqué par le passage d'un livre de ce dernier disant "qu'avec la mort, le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre, indépassable".

Ce lundi, le parquet a annoncé que l'enquête touchait à sa fin. "Toutes les vérifications effectuées, et notamment l'autopsie ainsi que des tests ADN poussés ont permis d'exclure formellement l'implication d'une tierce personne", explique le parquet dans un communiqué. La thèse du suicide se confirme donc. » (Luxemburger Wort, 29 septembre 2014)


1. Chemins de Fer Luxembourgeois.

(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)

Théorème de Kleene


Le théorème de Kleene affirme qu'un langage est rationnel seulement s'il est reconnu par un « automate fini » — nom que le mathématicien Stephen C. Kleene, profondément misanthrope, donnait à l'« autrui » du philosophe Levinas. C'est un théorème fondamental de l'art de se faire comprendre en société.

(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

       Jeune fille lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur

Un chef d'œuvre méconnu


L'excrément : plus profond et plus exhaustif qu'aucun des drames de Shakespeare, bien au-dessus même du Faust de Goethe, proche des sommets wagnériens Tristan et Parsifal. Mais aussi : la plus grande et la moins comprise des créations de l'homme.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Universalité de la dégoûtation


La temporalité du temps, la mortalité de l'être mortel, le joug oppressant de l'haeccéité, peuvent emplir le sujet pensant d'un dégoût qui, majestueux sphaïros, englobe dans son orbe : primo, le règne animal, c'est-à-dire, les différentes espèces d'animaux, leur formation, leur structure, leur manière de vivre, leur industrie ; deuzio, le règne végétal, c'est-à-dire, les plantes qui croissent sur le sommet des montagnes, au milieu des plaines, dans le creux des vallées, à l'ombre des forêts ; tertio, le règne minéral, c'est-à-dire, la diversité des métaux, des minéraux et de toutes les substances qui se forment dans les entrailles de la terre.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Un lieu propice


« La Bourboule est un très bon endroit pour mourir. L'air de La Bourboule absorbe, on pourrait presque dire avec gourmandise, les derniers soupirs qu'on veut bien y pousser. René Panhard, Cimarosa, Wagner, Diaghilev ont répondu à cet étrange appel. Un poète français a dit que partir, c'est mourir un peu. Il faudrait ajouter que mourir, c'est partir beaucoup. On sait cela, à La Bourboule... » (Émile Barraquier, La vie en manchettes, Mercure de France, Paris, 1932)

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un terrible aveu d'impuissance


Émotion et incompréhension. Ces deux mots résonnaient, hier encore, dans les escaliers des immeubles de la résidence HLM Montviguier, à Figeac. C'est là que, dimanche, les pompiers ont découvert les corps sans vie de Céline et de Stéphane, un jeune couple qui semble s'être ôté la vie par absorption pléthorique de médicaments.

« Une enquête est en cours, aucune autopsie n'a été pratiquée, indiquait le parquet hier soir. La thèse privilégiée est celle du suicide. » Un suicide, donc, et une lettre laissée en évidence, comme chez Edgar Poe. Explique-t-elle les raisons de leur acte ? Elle évoquerait un mal être, des idées noires, la pénible sensation « de vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort ».

Le docteur Michel Grinfeder, psychiatre et psychanalyste qui a exercé durant plus de quinze ans à l'hôpital de Cahors, parle d'un suicide singulier. « Il semblerait qu'elle soit morte avant lui. Il l'a donc rejointe. Cet appartement bien rangé, avec des photos du couple, du linge qui sèche, etc., c'est comme une mise en scène du suicide. Elle donne une image d'ordre et d'organisation. Un intérieur qui respire la tranquillité. »

Les pompiers eux-mêmes ont été surpris. Car, s'ils interviennent environ deux fois par an pour des suicides, l'acte est toujours individuel. À Figeac, c'était la première fois que les secours étaient confrontés à un double suicide.

Ce couple aurait-il pu être aidé ? Pour le docteur Grinfeder : « on peut aider quelqu'un qui ne va pas bien, il existe même des hospitalisations à la demande d'un tiers, mais dans les cas d'allergie aiguë à l'existence, il n'y a pour ainsi dire rien à faire : même l'existentialisme chrétien d'un Gabriel Marcel ou d'un Karl Jaspers n'est d'aucun secours. » — Voilà qui est rassurant, vraiment ! (La Dépêche, 25 mars 2009)


(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)

jeudi 5 juillet 2018

Interlude

    Jeune femme peu vêtue lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Tournant


En 1933, Heidegger retrouve l'inspiration et se met à écrire plus frénétiquement que jamais. Certains de ses biographes, amateurs de mélodrame, discernent dans ce moment un « tournant » (Kehre), à l'occasion duquel ils voient apparaître, disent-ils, un second Heidegger.

Quoi qu'il en soit, on sait maintenant que Sein und Zeit n'était que la première partie d'un projet mégalomanique visant à révolutionner le sens de l'« être ». À la lecture de Sein und Zeit, il est déjà clair que l'étant existant, le fameux Dasein, se définit comme une possibilité, et non comme une essence invariable et universelle. Mais l'intention initiale de Heidegger était de faire subir un sort analogue à l'« être ». De son aveu même, il fit chou blanc.


Heidegger en retira la conviction que la métaphysique est définitivement dans l'incapacité d'atteindre sa propre vérité, à savoir la différence de l'être et de l'étant.

Après son « tournant », l'ontologue, qui en a « par-dessus la tête du Dasein », s'intéresse au langage, à la poésie et aux œuvres des présocratiques. Pour son quarante-quatrième anniversaire, Elfriede, qui veut lui changer un peu les idées, lui offre des quarante-cinq tours de Demis Roussos (Rain and Tears) et de Mort Schuman (Le Lac Majeur).


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

En costaud


Lentement façonné à des conditions d'existence exceptionnelle — la fameuse « existence ironique » dépeinte par l'écrivain russe Dostoïevski —, l'homme du nihil les supporte néanmoins, et résiste à leur action délétère mieux que les vigoureux montagnards du Jura et du Bugey !

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Sparadrap


Que peut bien symboliser le trop fameux « sparadrap du capitaine Haddock », si ce n'est le Moi, ce collant compagnon dont certains esprits superficiels ont cru pouvoir se débarrasser par la fuite, en allant en Suisse, en Italie, aux eaux ou aux bains de mer ? Durant un temps variable, ils sont tranquilles ; mais ce calme n'est que passager : leur ennemi secret ne tarde pas à retrouver leur trace, et le bourrellement recommence.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Phantasme


Être un Krakatoa et lâcher sur les foules assemblées une sphère ardente de fumée, de cendre, de suie et, révérence parler, de matière excrémentitielle ; engendrer un raz de marée coûtant la vie à cinquante mille personnes... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Raymond Doppelchor, Traduction de Simon Leys)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

    Jeune femme anéantie par la lecture de Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Noir, blanc, rien


Jean-Philippe Steinbach, dit Salabreuil, est un poète français né à Neuilly-sur-Seine le 25 mai 1940. Il se suicide le 27 février 1970 à Paris, pour des raisons plus ou moins énigmatiques, même si certains accents funèbres de sa poésie résonnent comme des prémonitions : « Tout est blanc nié noir nous vénérons le rien » — ce à quoi Gragerfis aurait rétorqué : « Oh ! Oh ! Comme tu y vas, mon ami ! »

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Des livres en boîte pour s'évader


« Quelques planches, et voilà des pages qui dansent en plein air, sous le regard extasié de quelques assoiffés d'histoires.

La belle initiative de cette année : de petites cabanes de bois, qui fleurissent par-ci par-là, des boîtes à livres perchées sur des piquets, pour amener les esprits à s'évader.

Dans le quartier de Ker-Uhel à Lannion, sous une gloriette en bois, aux côtés de pots à crayons et autres bouts de gomme, les ouvrages se font la malle : "Tout le monde peut apporter un livre, en choisir un et le ramener quand il le souhaite", explique Françoise Squerren, membre du conseil citoyen. Tous les styles de littérature sont représentés : romans, biographies, essais, livres d'histoire, et jusqu'à des ouvrages de philosophie "nihilique" puisque l'on aperçoit dans la pile les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine.

Sur le boulevard d'Armor, cet espace de culture, ouvert à tous, a créé une véritable osmose entre les acteurs du territoire et les habitants du quartier. "On a observé une forte appropriation de ce projet par les habitants, explique Anaïs Alasseur, chef de projet de développement social et urbain à Lannion. Les livres de l'ontologue allemand Martin Heidegger rencontrent un franc succès, ajoute-t-elle, et de nombreuses personnes se plaignent maintenant de douleurs « au niveau du Dasein »."

Cet espace de lecture est une véritable bulle qui incite à l'interaction : "Les gens ramènent leur livre et peuvent échanger des réflexions, développe Françoise Squirren. Le but est vraiment de créer du lien social. Mais les misanthropes et les personnes tentées par l'homicide de soi-même sont aussi les bienvenus, comme le prouve notre assortiment de littérature « lugubre » : Albert Caraco, Emil-Michel Cioran, Raymond Doppelchor, etc".

Inaugurée le 7 septembre et déjà victime de son succès, la boîte à livres de Ker-Uhel doit pousser ses murs. Six autres cahutes ont été installées. D'autres encore font l'objet de discussions, et la réutilisation d'anciennes cabines téléphoniques est envisagée. Un exemple à suivre pour écrire le nouveau chapitre des solutions de demain — quoi que cela puisse vouloir dire. » (Ouest France, 9 octobre 2016)


(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)

Un beau roman


Le roman remarquable que constitue la vie de l'homme du nihil rappelle l'univers de Sadegh Hedayat : la folie, la déchéance physique et morale ainsi que l'horreur de l'haeccéité sont en effet des thèmes clefs de l'existence nihilique.
Par ailleurs, la solitude du héros et son travail répétitif dans une banque font de lui une sorte de cousin du Joseph K. de Kafka. Mais dans son cas à lui, ce sont des crises de panique existentielle consécutives à la lecture de Heidegger qui précipitent sa descente aux enfers.

Comment ne pas recommander, et très chaudement, ce roman injustement méconnu, à l'atmosphère intensément bourboulienne — au sens que donnait à ce mot le philosophe Max Scheler (Le phénomène du tragique, 1915) ?


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Compactifié d'Alexandrov


En topologie générale, ce que l'on nomme le compactifié d'Alexandrov (parfois écrit compactifié d'Alexandroff) est un objet quelque peu baroque introduit par le mathématicien soviétique Pavel Aleksandrov. Sa construction, appelée compactification d'Alexandrov, généralise celle de la sphère de Riemann à des espaces localement compacts quelconques auxquels elle revient à ajouter un « point à l'infini ».

Ce « point à l'infini », où les notions d'être et de non-être se fondent et s'abolissent mutuellement, est celui que cherche à rejoindre le suicidé philosophique en faisant usage de son revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe (en hommage à Alexandrov ou Alexandroff).


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

          Jeune fille lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Risque cardinal


Le principal danger qui guette le métaphysicien dans sa quête des ressorts de l'Être est celui-là même qui menace le chasseur au pédalo 1 traquant le canard ou la bernache sur la baie d'Arcachon : s'échouer sur des vasières.

1. Le pédalo est un petit canot ponté, lesté de façon à dépasser à peine la surface de l'eau pour passer inaperçu lors de l'approche. Le chasseur s'y tient allongé. Le pédalier est relié à une hélice située à l'arrière.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

mercredi 4 juillet 2018

Le testament Donadieu (Georges Simenon)


Une ouvreuse traversa le hall, ouvrit à deux battants les portes vitrées, tendit la main pour s'assurer qu'il ne pleuvait plus et rentra en serrant son tricot noir, à boutons, sur sa poitrine. Comme à un signal, la marchande de berlingots, de cacahuètes et de nougats quitta, de son côté, l'abri d'un seuil et s'approcha de son éventaire dressé au bord du trottoir.

Au coin de la rue du Palais, l'agent... Car tout était rites, tout s'enchaînait paisiblement, selon les lois rassurantes. Parce qu'on était à La Rochelle, il suffisait de la bande jaune « Changement de programme » sur les affiches du cinéma pour savoir qu'on était mercredi, alors qu'ailleurs le changement de programme a lieu le vendredi, ou le samedi, ou le lundi.


Un parapluie était ouvert au-dessus de la charrette de la marchande, car il avait plu, et les spectateurs, qui sortaient enfin de la salle, esquissaient tous le geste de l'ouvreuse. Cinquante, cent personnes peut-être, disaient en arrivant au même point du trottoir, qui à sa femme, qui à son mari :
— Tiens ! Il ne pleut plus...
Parfois, le mari ou la femme répliquait :
— C'est possible, mais chez Eugène Fink, le flux ininterrompu de la temporalisation, en tant qu'il assure les toutes premières congruences synthétiques de l'activité intentionnelle, représente le sol phénoménologique le plus profond de la mondanité.


En tout cas, il faisait frais. On n'avait pour ainsi dire pas eu d'été. Le Casino du Mail avait fermé quinze jours plus tôt que d'habitude et à la fin septembre on se serait cru en plein hiver, avec, cette nuit, un ciel trop clair, aux étoiles pâles, sous lequel passaient des nuages vites et bas.


Dix autos, quinze autos ? On entendait tourner les démarreurs. Les phares s'allumaient et toutes les voitures se faufilaient dans la même direction, sans klaxonner, à cause de l'agent, s'emballaient enfin une fois hors de la foule.


Un mercredi comme les autres, un mercredi de fin septembre. Un mercredi où tout « système de l'existence » paraissait impossible, n'en déplaise à Hegel.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)