« C'était
en bas des falaises de Varengeville. Devant cet étalage de roc, je
ressentis jusqu'à l'épouvante l'horreur d'avoir un Moi. Mais comme il
n'y avait pas moyen d'y couper — sinon par l'homicide de soi-même —,
je fis contre mauvaise fortune bon cœur, mangeai quelques petits
gâteaux et cessai bientôt d'y penser. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un
cénobite mondain)
Le
corps, la chair, les organes sont des réalités suffisamment atroces.
Mais il faut encore subir ces mots hideux : corps, chair, organes — et les adjectifs afférents, tout aussi hideux — par exemple charnel. Non, vraiment, ça commence à bien faire ! On a compris !
Si
l'homme du nihil exècre tant l'autrui du philosophe Levinas, c'est
parce que ce fâcheux l'oblige à jouer un rôle, à feindre de s'intéresser
à des choses qui ne lui importent aucunement. Il n'y a que seul qu'il
peut laisser libre cours à sa morosité. Si seulement cet autrui
lévinassien pouvait débarrasser le plancher... Mais comme Lucien Rebatet
et Pierre-Antoine Cousteau, il est partout !
Le
mot brucolaque désigne, chez les Grecs modernes, le cadavre d'un
excommunié, animé par le démon et qui interpelle les vivants. — Robert Férillet, écrivain brucolaque. (Léon Bloy, La Femme pauvre,
1897, p. 148)
D'aussi
loin qu'il me souvienne, je n'ai jamais cru qu'aux vertus du vocable,
et en particulier de celui picucule — le nom usuel du dendrocolapte —, pour dissoudre une bonne fois l'assommante « réalité empirique ».
(Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
« Trouver
dans un coin un bout de fromage jeté là depuis longtemps, qu'entoure
une armée d'insectes noirs... Profiter de cette rencontre pour penser à
son propre cadavre et aux métamorphoses horribles auxquelles il sera
soumis... Ah, quel délice ! » (Les trente-trois délices de Fernand
Delaunay, Trad. de Simon Leys)
Cette
nuit, j'ai pensé au mot agrume (du latin médiéval acrumen désignant une
substance de saveur aigre), qui exprime le sentiment de vanité, de
frustration, d'inanité. Un sentiment de « néantité ». Marcel Jutique
compare d'ailleurs les humains à des « agrumes désaxés » sortis de quelque
cauchemardesque « champ agricole ». (Stylus Gragerfis, Journal d'un
cénobite mondain)
Héraclite,
pourtant le plus grand génie que l'humanité ait produit, eut l'idée
baroque de s'enduire de bouse de vache pour guérir de son hydropisie.
D'après Néanthe de Cyzique, il resta comme momifié par la bouse qui
durcit en séchant, et fut mangé par des chiens. Gragerfis écrit dans son
Journal que cette fin tragique « serait presque à vous dégoûter de vous
enduire de bouse de vache ».
Les
dernières paroles de l'homme du nihil : « Me faire ça, à moi ?! » — À
tort ou à raison, il s'est toujours pris pour quelqu'un de spécial —
et il est indéniable que la mort manque parfois de tact.
Le
vocable reginglette — et parfois, dans une moindre mesure, celui
zingibéracé — joue pour l'homme du nihil le rôle que Simone Boué a
joué pour Cioran : celui d'un instrument de sauvetage. Quand la pensée
de se détruire siffle et souffle dans la mâture, on se raccroche à ce
qu'on peut.
« Si
j'étais président de la République, j'interdirais sous peine de mort de
proférer le mot luminaire. Quant à l'énonciation du vocable batracien, elle serait punie d'emprisonnement à perpétuité. » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Pour
se sentir vivant, rien de tel que de haïr. Alors parfois, histoire de
se donner un bon coup de fouet, l'homme du nihil s'oblige à penser à
l'odieux Michel Serres. Celui-ci représente pour lui tout le haïssable
du monde (un peu comme le Moi pour Pascal, mais en pire).
« Ouvrant
au hasard un dictionnaire, je tombe sur le mot vivre (au sens
d'exister). Je referme aussitôt le volume et retourne me coucher. »
(Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Pourquoi
les gens font-ils semblant de trouver l'existence tolérable ? Comment
se fait-il que, malgré l'évidence de l'absurdité du « réel », ils ne se
mettent pas à hurler en pleine rue, à se rouler par terre, à s'arracher
les cheveux ? Ils n'ont pas lu Camus, ces salops ?
À
l'instar de Cioran, l'homme du nihil méprise et exècre le « saltimbanque » Cocteau. Il n'a jamais pu souffrir les gens qui font des
astuces. Hélas ! Il est impossible d'infliger à cet horripilant
personnage le châtiment qu'il mérite puisqu'il est, comme on dit, « décédé ». Alors pour se venger quand même, l'homme du nihil orthographie
son nom Coqueteau ou même Coquetier.
L'histoire
de l'humanité se résume à un immense bain de sang. Et Dieu contemple le
spectacle, affalé sur son canapé Poltrone sofa, grignotant des chips et
sirotant un tequila sunrise ou un « lait de poule ». Ça l'amuse, on
dirait. Ça le délasse. — Salop, va ! Détraqué ! Grosse loche ! Sadiste !
L'absurdité
du monde, son inquiétante étrangeté provoquent en l'homme du nihil un
effarement qui a fini par se graver sur ses traits. S'il y eut jamais
une « espèce d'ahuri », c'est bien lui. Aussi, quand il entend ces mots
dans la rue ou dans l'autobus, il se retourne instinctivement. — Mais
non, ce n'était pas pour lui. Pas encore. Patience, escalier...
Tout
ce qui émane du « monstre bipède » est profondément, désespérément bête — à l'exception peut-être de l'homicide de soi-même, qui possède
malgré tout une certaine noblesse (même si le spectacle en est
généralement peu ragoûtant).
Quand
Descartes dit que l'homme est un mélange de pensée pure et d'étendue
géométrique, il est probable qu'il a en vue — pour ce qui est de
l'étendue géométrique — les « grosses dondons ». Pour la pensée pure,
c'est moins clair : peut-être Marsile Ficin ?
« La
vie n'est rien autre chose que — (... le téléphone ayant sonné, je ne
sais plus ce que je voulais dire.) » (Stylus Gragerfis, Journal d'un
cénobite mondain)
S'il
faut en croire Gragerfis, Jean-Paul Sartre resta pendant trois ans —
de 1980 à 1983 — sans prononcer une parole. Dans son Journal,
Gragerfis explique cette débauche de silence par le fait que le
philosophe était, comme on dit, « décédé ». Et il en conclut que le « décès » a parfois du bon.
« Hier,
enveloppé dans la brume sur un chemin qui domine la Seine, je me suis
répété ce mot de Luc Pulflop : “les falaises d'Étretat et l'évidence de
n'être rien”, sans en éprouver aucun frisson désespéré. Une grande
assurance au contraire, le sentiment d'une certitude sans faille. »
(Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
« Je
pense à ce mot de Valéry : “le sentiment d'être tout et l'évidence de
n'être rien”, et je me dis que pour une fois, ce couillon a eu le nez
creux. Mais je ne sais que faire de ce mot. À tout hasard et faute de
mieux, j'en retire un frisson désespéré. » (Stylus Gragerfis, Journal
d'un cénobite mondain)