« Tiens, et
si je faisais un homme qui marche ? », se dit Alberto Giacometti un jour
de 1947. Aussitôt dit, aussitôt fait. Sans en avoir conscience, le
sculpteur venait de se « kitschifier » de façon irréversible. On lui
avait pourtant dit d'être prudent, avec son argile, son bronze et tout
ça — mais il n'écoutait rien.
Dans Les
Possédés, Kirilov se tue pour prouver au vulgum pecus qu'il est Dieu.
Mais c'est un échec, personne ne croit qu'il est Dieu. Il a fait une
erreur de calcul quelque part. Il a voulu dériver le laplacien en
coordonnées sphériques et il s'est trompé, à tous les coups.
Les
théologiens affirment que la tristesse est un péché contre l'espoir.
Mais évidemment, cela n'a jamais dissuadé personne d'être triste.
L'espoir ! Chacun sait que l'espoir est un salop qui ne tient jamais ses
promesses et vous prend pour un « jambonneau ».
On peut dire
bien des choses du suicidé philosophique, mais certainement pas que ses
œuvres se ressentent de la manière suave du Giorgion ; surtout pas son
œuvre maîtresse, l'homicide de soi-même.
En début de
soirée, nous avons le choix entre premièrement : regarder le journal
télévisé ; deuxièmement : lire un livre ; troisièmement : contempler,
devant la maison, l'étang tout brillant de la lumière flavescente
du crépuscule, et caresser pour la millionième fois la pensée de nous
détruire. — Nous choisissons la troisième solution.
Les chrétiens
pensent que la souffrance a une signification, qu'elle vous rachète. Du
moins le pensent-ils jusqu'au moment où ils attrapent un panaris.
Le non-être
est un état parfait. Et l'on comprend que celui qui en jouit n'en sorte
que contraint et forcé, en maudissant ses géniteurs, l'obstétricien
flamand Jean Palfyn et le philosophe Michel Serres (ce dernier
uniquement par acquit de conscience et pour faire bonne mesure).
Le négateur
Émile Cioran avait une vision si précise de l'avenir que s'il avait eu
des enfants, il les eût étranglés sur l'heure avec une corde à linge.
Rivarol dit
que le temps efface le souvenir des malheurs, jamais celui des fautes.
C'est vrai en général, et ça l'est aussi pour la faute suprême : celle
d'exister. Le remords d'être au monde ne nous poigne-t-il pas chaque
jour plus cruel, à mesure que la vie s'écoule ?
Pour ne pas
être tenaillé plus tard par la nostalgie, il faudrait faire de sa vie un
désastre de tous les instants. Mais ce n'est pas une solution parfaite,
car le vieux désastreux aura tout de même la nostalgie du jeune
désastreux qu'un jour il fut.
La mort est
la plus excellente des farces, mais celui qu'elle devrait désopiler ne
rit pas car — c'est très étrange ! — ses muscles zygomatiques ne
répondent plus.
La femme,
avec son pondéreux bagage de duplicité, d'absence d'âme et de sottise
satisfaite d'elle-même, représente non pas la vie comme on l'entend trop
souvent dire mais « le néant du monde en proie à sa grimace ».
Au sens
strict où le physicien Niels Bohr a pu dire que « l'aspect corpusculaire
est complémentaire de la réalité », l'acte de se pendre avec ses
bretelles s'inscrit par-delà le déterminisme.
« Ce monde
est un margouillis exophtalmique (eine exophtalmische Margouillis) »,
est-il dit dans le Ginza, texte gnostique d'une secte mandéenne de
Mésopotamie. — S'en souvenir toutes les fois qu'on ne dispose pas d'un
argument meilleur pour se faire sauter le couvercle.
Si tu plonges
longtemps ton regard dans l'abîme, il y a peu de chances pour que
l'abîme te regarde en retour (en général, les abîmes ne regardent pas),
mais tu risques fort de t'enfoncer dans une tristesse de coléoptère.
Socrate, la
veille de sa mort, était en train d'apprendre un air de flûte. « À quoi
cela te servira-t-il ? lui demanda-t-on. — À rien, mais j'aimerais
donner l'impression que je suis un vrai dur à cuire, un type qui n'a
peur de rien. — Ah oui, sensass comme idée ! Tu me prêtes ta flûte ? »
Le
compositeur allemand Jean-Sébastien Bach peut être considéré comme un
précurseur du nihilique. Primo, il a composé une cantate intitulée Ich
habe genug — titre que l'on peut traduire par : « J'en ai assez et plus
qu'assez » ; deuzio, cette cantate se termine par l'aria Ich freue mich
auf meinen Tod, ce qui signifie : « Puisque c'est ainsi, je vais me
pendre avec mes bretelles. »
Lorsqu'on
voit ces hideuses mémères, ces grosses dondons, ces vieilles biques, on
se demande comment on a pu être assez bête pour souffrir, étant jeune,
par le « beau sexe ». Mais attendez ! Il y a pis ! Cinq minutes après
avoir croisé l'un de ces spécimens, on aperçoit un tendron et... on
serait prêt à remettre ça! On accepterait avec joie de souffrir comme
devant! Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !
« La chaise
n'est pas dans la conscience », dit Jean-Paul Sartre au début
de L'Imaginaire. Et lorsque le nihilique regarde une chaise, c'est
effectivement la chaise qu'il vise et non son image dans la conscience.
Mais quand il s'agit de s'asseoir, c'est autre chose : il n'oublie pas
que « rien n'est » et préfère rester debout pour ne pas courir le risque
de s'esquinter le fiacre (il possède un fiacre).
Contrairement
à ce que prétend le négateur Émile Cioran, le premier mot qui vient à
l'esprit, quand on descend dans la rue, n'est pas forcément
extermination ; cela peut être xéranthème xénotropique (deux mots, dans
ce cas).
Les gens qui
disent que « c'est ceinture et bretelles », nous aimerions leur verser
du plomb fondu dans la bouche, comme on fit à saint Jovite et à saint
Prime.