Avoir
des organes, des viscères et tout ce qui s'ensuit (les mitochondries,
les villosités, la membrane plasmique, l'appareil de Golgi, etc.), comme
cela est bizarre ! — et humiliant, quand on y pense. Il n'y a pas à
chiquer, tout être vivant — et en particulier tout homme — est un « moins que rien ».
Le
Grandiloque dit avec justesse que la modestie n'est rien autre chose
qu'une conduite réglée sur le sentiment du néant. Cela explique pourquoi
il y a si peu de gens modestes : dans leur immense majorité, les
mortels se refusent en effet à admettre la réalité du pachynihil — et
leur propre nullité.
Amateur
passionné de Magritte, l'homme du nihil signifiait dès l'abord, à toute « personne du sexe » qu'il rencontrait, qu'en aucune circonstance elle ne
dût abaisser ce peintre. « N'abaisse ni ne biffe Magritte », disait-il à
la « personne du sexe ». — Il ne voulait pas non plus que l'on biffât
Magritte — enfin... Sagritte — de l'histoire de l'art !
Je,
je, je... Ils n'ont que ça à dire, ces pauvres cons ? Ce... ce « Chevillard » ? Laissez-nous tranquilles, avec votre « Moi » ! Il ne nous
intéresse pas ! Verstanden ? Et pas la peine non plus de faire des
astuces vaseuses ! Si ça continue, ça va mal se mettre, ça va bombarder
mais dur ! C'est quand même quelque chose, ça ! Affreux !
La
nature circonjacente d'un complément peut être une étance
substantiveuse (un substantif attribut du sujet), une étance
adjectiveuse (un adjectif qualificatif attribut du sujet), ou encore une
ayance substantiveuse (un substantif complément d'objet). Ainsi, dans « Roland est preux et Olivier est sage », les compléments preux et sage
ont une nature d'étance adjectiveuse. Notons toutefois que certains
types de substantifs compléments circonjacents ne peuvent être
considérés ni comme des étances ni comme des ayances — ce qui confirme
l'intuition décisive de l'homme du nihil que « le réel est un terrain
mou, marécageux, et plein de roseaux ». C'est le cas par exemple de la
bête dans la phrase : « Émile Cioran fait la bête pendant que Simone
Boué raccommode ses caleçons. »
Comme
il en a assez d'être pris pour un « pauvre bougre » inoffensif, l'homme
du nihil a décidé de se montrer plus contondant. Aux doubles-vécés, la
reginglette ! Fini le zingibéracé ! Place à l'hystricognathe et au
xéranthème xénothropique ! Et « sus à la chose sue, chausse-trape qui
susurre au sot l'idée contrefaite du sublime » !
Si
l'on pouvait vivre uniquement dans sa tête, sans aucun contact avec
l'autrui du philosophe Levinas, la notion de normalité disparaîtrait et
l'on n'aurait plus de raison de se faire du mouron — peut-être ?
Entrer
mentalement dans une pomme, comme l'a fait en son temps Michaux, cela
est admirable et riche d'enseignements — notamment en matière de
morale — mais c'est une souffrance.
Le
jour où il lut dans une revue qu'il y avait trois cents sextillions
d'étoiles dans l'univers, l'homme du nihil fut d'abord courroucé, puis
il se mit au lit en signe d'abdication et de deuil.
Écrire
sur la catastrophe de la naissance sans citer Calderón et sans avoir lu
La vie est un songe où il est question du « délit d'être né », cela, oui,
cela est en effet une omission impardonnable.
À
force de chercher l'obscurité, l'homme du nihil est devenu
indiscernable, même aux yeux les mieux exercés. Ou alors, quand on le
remarque, on le prend pour quelqu'un d'autre (par exemple pour Françoise
Verny — c'est arrivé plus d'une fois).
L'homme
du nihil a longtemps cherché sa place dans l'univers. N'ayant pu se
faire agréer comme caillou, il s'efforça de devenir ce qui en était
selon lui le plus proche : une « bouse de vaque » desséchée.
Est
dit étoupillant tout ce qui étoupille, autrement dit tout ce qui sert à
garnir d'une petite mèche les pièces d'artillerie pour que le feu s'y
communique. « Pour oublier l'odiosité de l'être, je décidai de boire
quelques bouteilles étoupillantes de vin blanc. » (Jean Céré)
Bien
que la « nécessité » chère aux idéalistes allemands nous y oblige, il est
humainement impossible d'admettre que le merveilleux Émile Cioran, à la
grandiloquence carpatique si attachante, a disparu corps et âme, qu'il
est désormais « feu », qu'il s'est dispersé dans le Rien comme une vaine
fumée. Et ce n'est, si l'on peut dire, « que » Cioran. Mais soi-même !
Soi-même ! S'imaginer mort (ou si l'on préfère « décédé ») ! Une vaine
fumée ! — Oh, bon Dieu de bonsoir !
Vivre
comme un cloporte, ça peut toujours se faire (il suffit de faire « jore »
qu'on possède un exosquelette rigide et segmenté, et de se blottir sous
des pierres ou dans des endroits sombres). Mais réussir à faire
semblant de trouver ça coquet, alors là, c'est une autre paire de
manches.
Anachronisme
mis à part, on n'imagine pas Raskolnikov, en route pour commettre son
forfait, s'arrêter pour feuilleter la Phénoménologie de la perception de
Maurice Merleau-Ponty. Et on ne se le représente pas non plus chercher
l'inspiration dans La Méthode d'Edgar Morin (ce continuateur de
Merleau-Ponty et de Foucault, en particulier pour ce qui concerne le
rapport entre le pensé et l'impensé).
Le
courroux est un indice de vitalité. Quelqu'un qui n'est pas courroucé,
c'est mauvais signe. C'est signe qu'il est comme qui dirait « décédé » —
ce qui, à la réflexion, est peut-être préférable pour tout le monde.
Est
dit rapicolant ce qui revigore, redonne de la force physique, de la
bonne humeur. « Après avoir envisagé de me retirer à la campagne et d'y
vivre en hermite au milieu des bocages et des fleurs, je conçus l'idée,
plus rapicolante encore, de me jeter dans un puits busé. » (Jean Céré)
L'homme
est un être hybride composé pour moitié de vocables (gigot, luzerne,
mésotron, capsule ontologique, etc), et pour l'autre moitié de
conglomérats de cellules plus ou moins dégoûtants (le pancréas, la
vésicule biliaire, l'appareil de Golgi, etc).
À
première vue, un vivant est capable d'accomplir plus de choses qu'un
mort. Il peut se gratter le prose, et il peut même commettre l'homicide
de soi-même. Mais pour ce qui est de participer à l'Un plotinien, le
mort est incomparablement mieux placé.
Pour
passer inaperçu et ne pas se faire enfermer chez les fous, il ne faut
donner aucun signe qu'on trouve le « réel » bizarre. Il faut faire « jore »
que tout nous paraît normal. Pourtant, et cela crève les yeux, tout,
absolument tout dans le « réel » est bizarre, extrêmement bizarre — et
même inquiétant.
« Vous
vient à l'esprit la tombe de Celan » est le plus bel alexandrin de la
langue française. Du moins s'il faut en croire Gragerfis (Journal d'un
cénobite mondain).
Un
quidam que tout excède, que reste-t-il de lui après qu'il a dévissé son
billard (une fois qu'il est, comme on dit, « décédé ») ? Presque rien.
Quelques paroles saugrenues, qui ne tardent pas à s'évaporer. Et un
quidam que rien n'excède ? Moins encore.
Pressé
de toute part, l'homme du nihil a finalement accepté de participer à
une négo avec la fédé (à condition qu'elle ne se tienne pas à Mada en
présence d'expats).