« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
vendredi 31 août 2018
Précepte d'hygiène
La dissociation que Simonide (cité par Plutarque dans ses Préceptes d'hygiène) opère entre l'existence humaine et la réalité éternelle — celle du Rien — aboutit à une sorte de manichéisme qui rend vaine toute la partie temporelle de l'existence, condamne l'homme au désespoir et finalement à l'ingestion de taupicide. Pour l'« homme de la Nature et de la Vérité » qui veut persévérer dans l'être, le premier précepte d'hygiène est donc de ne pas lire Simonide.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Panacée
L'homicide de soi-même console de tout et remédie à tout, y compris aux affres du « conjungo ». Convaincu de la vérité de cet axiome, le neurologiste autrichien Nathan Weiss choisit de se pendre le 13 septembre 1883 à l'âge de 32 ans, peu après son voyage de noces. Apprenant le décès de son ami, Freud se serait écrié : « Pauvre Weiss ! », avant de prendre sa plume pour annoncer la mort du désespéré à la femme de ce dernier, dans une lettre poignante : « Le 13, à deux heures de l'après-midi, il s'est pendu dans un établissement de bains de la Landstrasse. [...] Qu'il est donc difficile de se représenter, silencieux, mort, un homme qui réunissait en lui plus d'agitation, plus de joie de vivre qu'aucun autre ! »
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Vidé
Il arrive un moment où les voraces ectoplasmes — haeccéité, temporalité du temps, Moi, etc — qui grignotent sans trève la pachyméninge de l'homme du nihil ont entièrement épuisé sa substance mentale et ils ressemblent alors à ces « corbeaux allongés, apparemment repus, sur un lit cartilagineux de chevaux sacrifiés » qu'a chantés le poëte. Mais quant au malheureux, il est « bon pour le cabanon ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Une navigation chahutée
Sombre antichambre de la folie, salle d'attente du suicide, l'existence met les nerfs du Dasein à rude épreuve. Très vite, après les jeux et les ris de l'enfance, il sombre dans une morne apathie et se demande ce qu'il est venu faire dans cette folie de vagues et de vent. Puis, quand l'idée de l'homicide de soi-même commence à souffler en bourrasque, il n'a d'autre choix que de se réfugier dans la cabine du bosco et d'y lutter pour conserver son équilibre et un semblant de dignité.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Snobisme nihilique
En homme qui sait vivre, je me réfère exclusivement à l'édition Colli et Montinari.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Déconvenues
Enfin nous nous arrêtâmes dans une vallée fort profonde où déjà l'on nous attendait, et l'on avait préparé notre repas. Après qu'il fut terminé, je priai le chef de continuer son histoire, ce qu'il fit en ces termes :
« La vie fournit à l'homme des occasions de déconvenue dont je passerai sous silence le nombre car il correspond à une évidente exagération hindoue. (Mais après tout, pourquoi ne pas le dire : elles seraient quatre-vingt-quatre mille.) »
En ce moment, un Bohémien vint nous interrompre. Et comme le chef avait encore des occupations, je pris mon fusil et j'allai chasser.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Poïkilotherme
Le suicidé philosophique est un être à sang froid. Il s'efforce, comme Cicéron, d'introduire l'équilibre et la mesure dans ses emportements. Il est le contraire d'un frénétique du taupicide ou d'un maniaque de la gâchette.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Qualités du bourreau
Le juriste Joos de Damhouder (1507‒1581) affirme que pour faire de bons bourreaux il faut choisir des hommes « qui ne soyent joueurs ordinaires, paillards publiques, calomniateurs, blasphémateurs, meurdriers, larrons, homicides ou qui ne sont ou n'ayant este sugetz à semblables vices, mais prendront gens de bien, maistres de leur art, seurs, hardys, doux, courtois, miséricordieux et affables, exerceans quelque mestier honneste, qui parlent doucement aux patiens qu'ils auront à géhenner, les traitent doucement, les consolent et admonestent à patience Chrestienne, et certaine espérance en Dieu ». — Le Moi de l'homme du nihil ne possédant aucune de ces qualités, on se demande comment il a pu obtenir la place. Mais pour ce qui est de bourreler, il bourrelle.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Manie dissectrice des Chinois
Didi, le fils de Wang Jen-Ghié, une fois atteint par une fléchette empoisonnée au radjaïdah, devient complètement « maboul » et tente à plusieurs reprises de couper la tête à Tintin au moyen d'un sabre. Au paroxysme de sa folie, il veut même décapiter ses propres parents !
Cette obsession dissectrice n'a rien d'exceptionnel en Chine. Le missionnaire jésuite Antoine Gaubil, dans son livre sur le Chou-king — un des livres sacrés des Chinois, qui renferme les fondements de leur ancienne histoire, ainsi que les principes de leur gouvernement et de leur morale — en témoigne : « Il est souvent fait mention dans le Chou-king des cinq supplices, dont on recommande l'emploi envers les criminels. Le premier, nommé Me, consistoit à faire des marques noires sur le front ; cela étoit nommé ke-ge. Le second nommé Y, étoit de couper le nez, exprimé par tsie-pi. Le troisième nommé Tiao, consistoit à couper les pieds et les jambes jusqu'aux genoux. Le quatrième nommé Kong, consistoit à couper les parties naturelles 1. Le cinquième nommé Ta-pi, étoit de donner la mort. »
1. L'auteur nomme ainsi les génitoires.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Effet merveilleux du stoïcisme
« Une Demoiselle, âgée d'environ soixante-cinq ans, eut, en 1740, une fluxion au-dessus des dents molaires supérieures, qui cependant paraissoient bien saines. Cette fluxion suppura et fut suivie dans le même lieu d'un ulcère fistuleux, duquel sortoit presque continuellement une sanie très-puante. La carie des racines des dents étant une cause très-fréquente de ces sortes de fistules, on se détermina à arracher la dent canine. L'alvéole de cette dent fournit beaucoup de pus; il y avoit une communication avec le sinus maxillaire, et la suppuration étant fort abondante, on crut encore devoir arracher la première molaire, dont le bout de la racine parut un peu altéré. La malade ne cessa pas de cracher beaucoup de pus sanieux, et on se disposoit à lui arracher la seconde molaire, lorsqu'elle fit appeler M. Lamorier, qui crut dans ce cas devoir mettre sa méthode philosophique en usage. Il lut à la malade quelques aphorismes de Marc Aurèle, d'Épictète et de Sénèque, ce qui provoqua chez elle un soulagement très-rapide, et un arrêt de l'écoulement sanieux. Une décoction d'orge, à laquelle on avoit ajouté le miel, et les eaux de Barrèges furent employées ensuite en injection. Ces fluides ne passèrent jamais par le nez. » (Mémoires de l'Académie Royale de Chirurgie, Paris, Le Prieur, 1768)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
jeudi 30 août 2018
Condiment
Lorsque nous eûmes contenté notre appétit, je témoignai au chef des Bohémiens quelque curiosité de le connaître. Il se défendit, je le pressai : enfin il consentit à me conter son histoire, qu'il commença en ces termes :
« En toutes choses, le Rien est merveilleusement contenu ainsi qu'un condiment. »
En ce moment, un Bohémien vint parler à l'oreille du chef, qui se leva aussitôt et me laissa le temps de m'occuper de ce qu'il venait de m'apprendre.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Ordalie du taupicide
Il arrive un moment où l'homme du nihil s'interroge : ai-je assez expié ? C'est pour répondre à cette question qu'il se lance dans la talpicidium cohabitatio, se couchant avec son flacon de taupicide qu'il voit comme le symbole de la mort accueillante. Il se situe dans la même sensibilité que des saints comme Firmat ou Giraud de Salles qui, pour défier le tourment de l'haeccéité, livrèrent leur corps au feu. Chez l'homme du nihil, la cohabitation avec le taupicide a valeur d'ordalie, de preuve après l'épreuve ; mais aussi, d'expiation de la faute passée : celle de « s'être trémoussé, comme tout un chacun, dans un univers aberrant » (avec une vigueur tout de même très relative).
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Projet de roman
Élevé au séminaire, le Moi s'en retourne dans la maison familiale des Landes avec la volonté délibérée de pervertir et de détruire : ce à quoi il s'emploie et s'applique, jusqu'à se rendre coupable du meurtre du sieur Doppelchor, son bienfaiteur.
Au déclin de sa vie, une vie conçue comme une machination diabolique, c'est vers un autre déboussolé, l'abbé Forcas, un suicidé philosophique privé de charme mais riche d'une âme généreuse, que l'odieux Moi se tournera. Les deux protagonistes, que tout oppose, se découvriront, se comprendront, et pour finir se détruiront mutuellement en utilisant pour l'un le taupicide, pour l'autre le revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe.
Voyage psychologique au pays de l'infamie, de l'intrigue, de la bassesse, du mensonge — toutes choses qui caractérisent le Moi —, ce roman, s'il voit le jour, ressemblera à une galerie de monstres vraisemblables devant lesquels le lecteur passera avec effroi jusqu'à ce qu'apparaisse dans sa lumineuse discrétion la figure du suicidé philosophique, l'abbé Forcas, capable de tout pour être fidèle, dans les actes, à l'idée du Rien qui le possède.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Fanfreluches
L'oiseau de paradis, le perroquet, le kakatoa, le martin-pêcheur, le casoar, le lori, ornent la solitude des Moluques, comme l'idée du Rien fait celle du suicidé philosophique en sa cambuse.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Théorème de la bijection
En analyse réelle, le théorème de la bijection affirme qu'une fonction continue et strictement monotone sur un intervalle constitue une bijection entre cet intervalle et son image.
La vie de l'homme n'est-elle pas continue et strictement monotone sur l'intervalle qui va « de l'utérus au sépulcre » ? Et pour supporter l'existence, l'homme n'est-il pas, à tout moment, contraint de se projeter dans un univers imaginaire, où l'haeccéité n'existe pas, où tout est éternel, où rien ne rappelle la marche vers la mort des êtres et des choses ? Allons, il y a du vrai dans ce théorème, sans contredit.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Apogée de la dégoûtation
Lorsque l'étant existant prend conscience de l'haeccéité où il est irrémédiablement embouqué, il atteint ce « point de l'ennui le plus profond et de cet horrible dégoût de soi-même » dont parle Buffon 1, « qui ne nous laisse d'autre désir que celui de cesser d'être, et ne nous permet qu'autant d'action qu'il en faut pour nous détruire, en tournant froidement contre nous des armes de fureur (couteau à désosser, taupicide, revolver Smith & Wesson, etc.) »
1. Discours sur la nature des animaux, 1753.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Métamorphose nihilique
Chez certains lapins, la mue se fait brutalement sur une période très courte ; chez d'autres elle s'étale sur de longs mois. De même, chez l'homme saisi par l'idée du Rien, la métamorphose peut prendre un temps variable. Certains se précipitent illico presto dans un puits busé, d'autres tergiversent, font des manières, écrivent des haïkus... Quand il ne se tue pas, le nihilique est — toujours comme le lapin — surtout actif à l'aube et au crépuscule. Durant le jour, il se cache, par exemple dans les buissons, sous les souches ou les tas de bois, ou encore dans les vieux bâtiments agricoles.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Regrets tardifs
Le 26 janvier 1855, Gérard de Nerval qui, d'après ses amis Théophile Gautier et Arsène Houssaye, « en avait soupé de l'haeccéité » se pend aux barreaux d'une grille qui fermait un égout de la rue de la Vieille-Lanterne (voie aujourd'hui disparue, qui était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet).
Au moment du trépas, le poëte fait l'expérience du phénomène appelé dédoublement astral ou sortie du corps, et peut contempler pendant quelques instants son Moi défunt, expérience qu'il décrit ainsi dans son journal demeuré inédit : « Son visage immobile et qui semblait devenu tout petit, ses yeux fermés, ses mains maigres évoquant des serres de gerfaut moderato, toute cette chose si insupportablement funèbre, si inexplicablement douloureuse qu'est un cadavre, même un cadavre de chien ou de rat, oui, tout cela qui allait bientôt se diluer, tout cela fit que j'eus le cœur serré, comme si je venais de perdre, au lieu de mon odieux Moi, quelqu'un de très cher et de très beau... Sans savoir pourquoi, sans chercher à raisonner cette impression soudaine, rien que parce qu'il n'était plus, parce qu'il ne se livrait plus à ses horripilantes singeries, je découvris en lui d'émouvantes vertus et des beautés prodigieuses... Et je pleurai sur lui, je pleurai abondamment... ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Parallèle malvenu
On peut dire bien des choses du Grand Tout, mais certainement pas que ses œuvres se ressentent de la manière suave du Giorgion !
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Illumination
En sortant de l'observatoire dirigé par le professeur Calys, Tintin se retrouve dans une rue inondée du fait d'une « conduite d'eau que le tremblement de terre a fait sauter ». Il tente de traverser l'énorme flaque en posant le pied sur des briques qui surnagent, mais dérape et s'étale, le postérieur dans l'eau. C'est alors qu'il a une illumination : « Tu vois cette brique, Milou ? — Bien sûr, que je la vois... — Regarde !... » Il laisse tomber la brique qui éclabousse son fidèle « compagnon à quatre pattes » et s'exclame : « Eurêka ! As-tu compris, mon vieux Milou ? Chien de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »
Tintin vient, par une brusque entrevision de l'essentiel, de percer le mystère de l'aérolithe. Et sa prouesse nous rappelle celle de l'anatomiste gantois Jean Palfyn qui, en éternuant bruyamment, reconnut le premier la route que parcourt le mucus pour parvenir au nez, et celle du chimiste Kekulé von Stradonitz qui, en 1865, élucida la structure du benzène — un anneau de six atomes de carbone unis par des liaisons simples et doubles en alternance — en rêvant une nuit de l'ouroboros (le serpent gnostique qui se mord la queue) !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Chien enragé
Quiconque n'a pas le secret désir de se détruire n'est pas un homme, c'est une chose, affirmait le dramaturge autrichien Ferdinand Jakob Raimann, dit Ferdinand Raimund. Et pour passer à l'acte, tous les prétextes sont bons. Ainsi, Raimund se suicida-t-il en se tirant une balle dans la tête, convaincu — dit-il à ses proches avant de trépasser — d'avoir été mordu par un chien enragé. Gragerfis, dans son Journal d'un cénobite mondain, identifie ce « chien enragé » avec l'haeccéité, mais sans avancer le moindre argument pour étayer sa thèse.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
mercredi 29 août 2018
Plutôt le Rien
L'haeccéité est cette fatale tunique, teinte du sang du centaure Nessus, qui cause à l'homme des tourments si horribles que bien souvent il préfère la mort et se jette sur un bûcher, pour mettre fin à la cuisante douleur d'être ceci ou cela.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Plouf !
« J'entendis avec ravissement ce bruit nombreux aux sonorités étouffées et si bien accordées à la mélancolie des anciens souvenirs ; et bientôt monta de la cuvette, me rendant à moi-même, avec cette vaste bénédiction de l'univers que nous ressentons tous à quelque moment de notre vie, l'odeur la plus exquise qui soit au monde, à la fois la plus jeune et la plus immémoriale, la plus ténébreuse et la plus innocente, la plus proche des commencements du globe et la plus neuve, celle qui remue au cœur du constipé le plus de tristesse et le plus de bonheur, le parfum du "Suisse". »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Lemme de Dehn
Le lemme de Dehn est un résultat de topologie des variétés de dimension trois. Il énonce que l'existence d'une fonction affine par morceaux d'un disque vers une variété de dimension trois, dont les points singuliers se trouvent dans l'intérieur du disque, implique l'existence d'une autre fonction affine par morceaux entre ces espaces, qui est un plongement et qui est identique à l'originale sur les bords du disque.
Dans sa présentation, Max Dehn prend l'exemple d'un philosophe nihilique qui décide de se faire enfoncer le crâne par un disque de pierre lancé avec violence afin de vérifier expérimentalement que « rien n'est ».
On pensait ce théorème démontré par Dehn en 1910, mais une erreur a été trouvée dans la démonstration par le mathématicien Hellmuth Kneser en 1929. Le statut du lemme de Dehn est demeuré incertain jusqu'en 1957. Il a alors été prouvé par Christos Papakyriakopoulos au moyen d'une construction ingénieuse à base de revêtements bitumineux pour toitures.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Une anecdote poignante
Geraldo França de Lima nous rapporte que peu de temps avant son suicide, lors d'un repas avec Bernanos, Stefan Zweig, au restaurant, « pleurait d'émotion à la vue de tous les plats de viande disposés sur les tables ».
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Paradigme opératoire
Pour se débarrasser de l'exécrable Moi, on se guidera sur les conseils que donne le Dr Rollet relativement à l'extirpation du sac lacrymal dans les dacryocystites 1, et « l'on pratiquera autant que possible la dissection méthodique. L'extirpation par morcellement devra n'être qu'un pis-aller. »
1. cf. Étienne Rollet, L'extirpation du sac lacrymal dans les dacryocystites, Lyon, Assoc. typogr., 1897.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Propriété merveilleuse de l'idée du Rien
Comme l'écrivain Blaise Cendrars, l'homme du nihil croit aux vertus vitales du désespoir et le pessimisme est pour lui médiocrité. Optimisme ? Non, plutôt confiance. Confiance en la radiance trouble de l'idée du Rien « qui procure au moulinet furtif de notre âme la matière vivante du réveil » (Marcel Jutique). — Mais à toutes fins utiles, il conserve dans les larges poches de sa redingote quelques bâtons de dynamite qu'il ne destine qu'à lui seul.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Dangers du mouvement
Le général Haranochi commande la V e armée japonaise qui a pénétré en Chine après l'attentat simulé par Mitsuhirato. Il est petit, trapu, porte une moustache et est extrêmement irascible. Le jour de son arrivée à Shanghai, où il vient en inspection, Tintin l'attaque, lui dérobe ses vêtements et prend sa place, ce qui lui permet de distribuer moult jours d'arrêt. Le malheureux général, qui se retrouve en caleçon, aurait mieux fait de rester à Tokyo !
Ici, Hergé semble vouloir nous avertir des dangers qui guettent l'individu « en situation de mobilité ». Madame Edmée de La Rochefoucauld l'avait fait avant lui dans son beau livre L'angoisse et les écrivains : « Traverser la rue. Rouler en automobile, appréhension constante. Crainte latente de l'accident, de la mort. Pierre Curie tué par un camion. Émile Verhaeren qui manque une marche dans le train de Rouen et glisse sous le wagon. Jean Follain renversé par un taxi place de la Concorde. À chaque instant dans la ville, sur la route, la mort menace, est à éviter. » — Oui, cela est vrai, sans contredit.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Apaisement fugace
Grâce au courant établi entre sa pensée effervescente et l'inerte régolite qu'il contemple — l'infrangible et pondéreux « réel » —, le suicidé philosophique se sent devenir pierre. Il se sait traversé par les mêmes forces que le minéral en apparence dénué de vie. Il y trouve une sérénité, certes, mais nulle raison suffisante, bien au contraire, d'abandonner son grand projet : l'homicide de soi-même.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Médiumnique
Quand il n'est pas occupé à dilacérer son Moi, l'homme du nihil, qui se délecte dans le macabre, pratique à l'occasion la nécromancie. Par une condensation intense de sa volonté, par une exaltation prodigieuse de son dynamisme fluidique, il réussit parfois à évoquer le fantôme du « Nerval vaudois », Edmond-Henri Crisinel, cet athlète du Rien qui, vrillé par un térébrant sentiment d'échec, se donna la mort en se jetant dans le lac Léman. Plus d'une fois, des signes indubitables ont attesté la présence du spectre invisible qui, comme le héros de son roman Alectone, s'efforçait de « faire le mort, comme un cloporte ». Il y réussissait d'ailleurs très bien.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Limbes
Entre le Rien et le Tout, il y a ce permafrost intermédiaire, ce rien où je m'ébats.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
mardi 28 août 2018
Problème insoluble
La quadrature du cercle est, avec la trisection de l'angle et la duplication du cube, l'un des trois grands problèmes de l'Antiquité. Il vise à construire, pour un cercle donné, un carré de même aire avec la règle et le compas seuls.
Comme les deux autres, ce problème a été démontré insoluble, essentiellement grâce aux travaux de Wantzel et Lindemann.
En langage vulgaire, l'expression « chercher la quadrature du cercle » signifie tenter de résoudre un problème insoluble, et c'est bien ce que fait l'homme du nihil quand il essaie d'échapper à son Moi : il a beau traverser les steppes d'Asie centrale jusqu'au Kamtchatka, son ennemi secret ne tarde pas à retrouver sa trace, et le bourrellement recommence.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Un fortifiant sans égal
Dans la Pharmacopée universelle de Nicolas Lémery, on peut lire que l'idée du Rien « est propre pour fortifier toutes les parties vitales et principalement le cerveau, réjouit le cœur, ranime la mémoire, et préserve de la malignité en temps de peste. La dose, ajoute l'auteur, en est depuis deux dragmes jusqu'à une once, et elle a un goût fort agréable. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Déréliction
Perdu parmi des millions de « monstres bipèdes » qui voient dans l'existence un genre de parc d'attractions, l'homme du nihil fait l'expérience unique d'une déréliction totale. Sa condition est inférieure à celle des choses, condamné qu'il est à une passivité complète dans son « cagibi rienesque », et à subir en sus ce crucifiement que les ontologues nomment haeccéité. Le bourrellement que lui inflige son odieux Moi est absolu, puisqu'il paralyse toute fuite, interdit tout abandon de soi, toute apostasie au sens étymologique du terme et touche par là l'essence même du Dasein rappelé à son ultime identité : celle d'un cadavre vivant.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Adieux à l'Être
Heidegger meurt le 26 mai 1976 à Meßkirch, où il est enterré. Ses dernières paroles, fidèlement consignées par Elfriede, sont, sans surprise, une réflexion sur la mort : « Dans le Dasein, aussi longtemps qu'il est, quelque chose qu'il peut être et qu'il sera est à chaque fois encore en excédent. Or à cet excédent appartient la "fin" elle-même. La "fin" de l'être-au-monde est la mort. Cette fin appartenant au pouvoir-être, c'est-à-dire à l'existence, délimite et détermine la totalité à chaque fois possible du Dasein. Cependant, l'être-en-fin du Dasein dans la mort — et, avec lui, l'être-tout de cet étant — ne pourra être inclus de manière phénoménalement adéquate dans l'élucidation de son être-tout possible que si est conquis un concept ontologiquement suffisant, c'est-à-dire existential, de la mort ».
Quand, sur ce dernier mot, s'éteint la voix de Heidegger, tous les assistants ont les larmes aux yeux.
La même année est publié le premier volume des Œuvres complètes, qui comprendront environ cent-dix tomes, la Gesamtausgabe.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Menuiserie ontologique
Selon la philosophie marcellienne, le passage de l'haeccéité de l'arbre à l'haeccéité des planches ne peut se faire qu'au moyen d'une scie à chantourner et au prix d'une refonte du schème hylémorphique laissant, entre forme et matière, une place centrale à la singularité de l'étant existant.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
De l'incroyable voracité des philosophes
« Un phénomène n'est pas plutôt apparu que les philosophes se jettent dessus et lui mangent les chairs, les artères, les membranes et les tendons, de sorte que le lendemain, il n'en reste plus que le squelette. Si le temps ne réduisoit les os en poussière, il arriveroit dans la suite qu'ils ne sçauroient plus où les mettre, tant ils sont avides de déchiqueter tout ce qui passe à leur portée. » (Joseph Gumilla, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la philosophie, Avignon, Mossy, 1758)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Moindre effort
Un trou dans le sinciput pratiqué par une balle de calibre .44 russian, anéantira le sujet pensant aussi sûrement que si on l'avait concassé entièrement, os après os. C'est ce caractère d'être suffisant pour l'abrogation du Moi qui fait l'importance de l'homicide de soi-même par révolvérisation. Il a le mérite, si précieux, d'arriver à un grand résultat par les moyens les plus simples.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
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