jeudi 13 septembre 2018

Lettre de M. Jutique à l'auteur


Mon cher Doppelchor,

  J'ai parcouru avec le plus grand intérêt les épreuves de votre ouvrage sur le Rien, et je vous en fait mes sincères félicitations.
  Cette science du Rien, comme vous le dites très-bien, n'est encore qu'à l'état d'ébauche, mais votre méthode, votre travail consciencieux, contribueront certainement à ses progrès.
  Vos observations personnelles en éclairent plusieurs parties, entre autres celle consacrée au Pachynihil. Vous avez été à même, pendant vos nombreux et lointains voyages, de constater à diverses reprises ses lois si bien formulées maintenant, et que vous avez grandement contribué à faire connaître par vos communications à l'Institut.
  Vous avez fait un beau et bon livre, qui sera utile non-seulement aux gens du monde, mais même aux savants.
  Personne plus que moi, qui suis vos efforts incessants depuis près de trente ans, n'est heureux de voir la place honorable que vous avez su vous créer dans la science en dehors de toute coterie.


Votre ami,
Jutique, de l'Institut,


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un roi de l'élégance


« Un homme qui est toujours réel, a dit Rivarol, peut n'être pas vrai, mais il est vraiment homme. Un homme vrai est toujours un vrai homme, un homme réel, sans quoi il serait un fantôme ». Suprêmement fatigué d'être un « homme réel », le poète et écrivain portugais Mário de Sá-Carneiro décide, le 26 avril 1916, de « prendre le taureau par les cornes ». Il enfile son smoking, avale de la strychnine et attend la mort, qui ne tarde guère. Il avait annoncé son suicide à son ami Fernando Pessoa 1 à peine un mois auparavant. Gragerfis le considère comme l'un des représentants essentiels du courant symboliste et de « l'école du désenchantement ».

1. « Ô roues, ô engrenages, r-r-r-r-r-r-r éternel ! Violent spasme retenu des mécanismes en furie ! »

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Tribulations de l'étant existant


Sang, sueurs froides, maladies nerveuses, pachynihil, oui, tout cela est vrai.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Lavement


Le lendemain, nous nous remîmes en route, et fûmes bientôt rejoints par le Juif errant, qui reprit en ces termes le fil de son discours :

« Dans les Nouvelles formules de médecine de Pierre Garnier, on trouve la recette suivante du Lavement pour les Crottes ou grande constipation de ventre : "Prenez de grandes et petites passerilles de chacune deux onces ; faites boüillir tout dans s. q. de boüillon de tripes, puis dans chopine de coulûre on dissoudra demi-livre d'huile commune, quarante grains de trochisques alhandal en poudre, pour un lavement." »

Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, il se tourna vers Uzeda et lui dit : « Un cabaliste plus puissant que toi me force à te quitter. » Et il disparut à nos yeux.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Interlude

Jeune femme lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Efficacité douteuse du pyrrhonisme


Le scepticisme grec n'est pas sans vertu, puisque Lorry a remarqué que les aphorismes tirés de ce système sont sédatifs d'une manière très marquée, et qu'il en faisait préparer dont il se servait assez fréquemment dans cette intention. Le docteur Nysten dit pourtant qu'il n'a que peu d'action dans les cas d'allergie aiguë à l'existence et qu'un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe est d'un plus grand secours.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Grands problèmes


Perché sur un « cognassier-plateforme » qui lui tient lieu d'échafaudage épistémologique, le suicidé philosophique, tente, au moyen de son colt Frontier, de donner à des problèmes comme ceux de la nature du nombre, de l'infini, du continu — qu'il a hérités de son maître Dirichlet —, une réponse plus élaborée que celles, selon lui trop terre à terre, fournies par le IV e siècle grec.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un défi de taille


Dans la philosophie heideggérienne, l'être-jeté signifie que le Dasein ne s'est pas posé lui-même, il a « à être » et à « être lui-même ». C'est à lui-même qu'il est remis, il a donc à être, révérence parler, son propre fondement.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

mercredi 12 septembre 2018

Insatisfaction


Rien n'est ça.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune femme lisant l'Appel du nihil de Martial Pollosson

Tératologie


Le repos de la veille nous avait fait du bien. On se remit en route avec plus de courage. Le Juif errant n'avait point paru le jour précédent, parce que, ne pouvant rester un instant en place, il ne pouvait rien nous conter qu'autant que nous étions en marche nous-mêmes ; aussi n'avions-nous pas fait un quart de lieue qu'il parut, reprit sa place accoutumée entre Velasquez et moi, et commença en ces termes :

« M. Augustin Pyramus de Candolle, dans ses Mémoires sur la famille des légumineuses, affirme avoir observé des fleurs de haricot commun qui avaient accidentellement les ailes, et quelquefois même les deux pièces de la carène transformées en étamines chargées d'anthères ; monstruosité curieuse qui rappelle le fait plus curieux encore observé par M. Jacquin fils du Capsella bursa pastoris dont les quatre pétales se transforment quelquefois en étamines surnuméraires ! »

Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, nous arrivâmes au gîte, et l'infortuné vagabond se perdit dans les montagnes.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Sédatif suprême


L'âme, lorsqu'elle est malade, fait comme le corps : elle se tourmente et s'agite en tout sens, mais finit par trouver un peu de calme. Elle s'arrête enfin sur l'idée le plus nécessaire à son repos : celle de l'homicide de soi-même.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Prise de décision dans un univers incertain


L'homme du nihil est pessimiste en ce sens qu'il considère qu'on ne peut pas rattraper les pertes redoutées dans un état très plausible du monde par les gains espérés dans un état moins plausible. Quand il doit prendre une décision, ses instruments de prédilection sont donc le taupicide et l'intégrale de Choquet relative à la nécessité.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Scrupule


Commettre l'homicide de soi-même, n'est-ce pas accorder encore trop d'importance au Moi, et donc lui « biser le cul » — comme disent les joueurs de boule de fort en Anjou — tout en l'exterminant ?

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Interlude

Jeune femme lisant les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine

Brodequins


Pendant la soirée, le Bohémien, se trouvant de loisir, reprit en ces termes la suite de son histoire :

« La vie est un long supplice des brodequins, pensée renouvelée de Blaise Pascal. »

Comme le Bohémien en était à cet endroit de sa narration, on vint l'appeler, et lorsqu'il fut sorti, Velasquez dit d'un air assez triste : « J'avais bien prévu que les histoires du Bohémien s'engrèneraient les unes dans les autres ! »


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Sphères transparentes


« J'ai pris, dit M. Leeuwenhoek en parlant de la semence du cabillau, ces particules ovales pour des cadavres d'animalcules crevés et distendus, parce qu'elles paraissoient quatre fois plus grandes que les corps des animalcules vivans. Dans d'autres endroits où il y avoit plusieurs de ces animalcules près les uns des autres, on en voyoit un grand nombre, qui ressembloient à une sphère transparente, et qui étoient comme environnés d'une autre sphère, on auroit dit que la sphère transparente étoit renfermée dans l'animalcule, et que celui-ci étoit enveloppé dans une matière aqueuse, mais qui avoit cependant quelque viscosité, et qui étoit elle-même entourée d'une membrane. Cette membrane venant à se rompre, la sphère intérieure, et la matière qui étoit autour devenoient visibles. » Leeuwenhoek, Continuatio Arcanorum Naturæ Detectorum, pag. 306.

Ô vanité ! Ô néant ! « Ô aueuglement estrange des hommes, gloriatur in malitia sua ! »


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Passe-temps


Je ronge cet os : la mort à venir.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Une expérience décevante


Comme le Mont-Dore, l'existence offre, de près, des tableaux du plus grand effet ; mais comme ceux de la station auvergnate, ces tableaux sont morts, c'est l'image réfrigérante de la déréliction. Très vite, la vie se révèle filandreuse et monotone. On l'admire, mais elle attriste, et bientôt on la quitte accablé d'ennui. Dans le Grand Rien, au contraire, tout rit, tout enchante. En un mot, nous nous éloignons de l'une sans regrets, tandis qu'en quittant l'autre — mais le quitte-t-on jamais ? — nous voudrions le revoir chaque jour.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

mardi 11 septembre 2018

Reginglette


L'on remonta à cheval pour errer encore dans les montagnes, et lorsqu'on eut marché environ une heure, l'on vit paraître le Juif errant. Il prit sa place accoutumée entre Velasquez et moi, et reprit en ces termes la suite de son histoire :

« Tout est prétexte à rancœur pour celui que l'idée du suicide démange. Par exemple : le vocable reginglette. »

Ici, j'interrompis le Juif errant et lui observai que l'eucharistie semblait appartenir uniquement à la religion chrétienne.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Calvinisme


Il y a quelque chose de la sévérité honnête, de la sincérité consciencieuse, de la gravité austère du protestant dans la mort volontaire par ingestion de taupicide ou de champignons vénéneux. Ce sont des suicides presbytériens.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Sémiologie


L'homme de science prend les phénomènes tels qu'ils se donnent aux sens, alors que le génie les considère dans ce qu'ils signifient. Le cylindre, la tourte, les « crottes de lapin », et jusqu'au gaspacho grumeleux du diarrhéique, sont pour lui des représentations concrètes de quelque chose d'abstrait et de profond. Comme Herder l'écrivait en 1774, « l'excrément est symbole, manifestation de l'âme en relation avec l'univers ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Sommation


Au réel : « L'un de nous deux doit disparaître ! »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

Cornifle


Nous fûmes à cheval d'assez grand matin. Le Juif errant, qui ne croyait pas que nous pussions partir d'aussi bonne heure, s'était beaucoup éloigné. Nous fûmes longtemps à l'attendre ; enfin il parut, reprit sa place auprès de moi et commença en ces termes :

« Le cornifle immergé aussi appelé cornifle nageant ou cératophylle épineux (Ceratophyllum demersum) est une espèce de plante aquatique de la famille des Ceratophyllaceae, à tige dépourvue de racine. Le cornifle constitue une excellente nourriture pour les poissons herbivores. »

Arrivé à ce point de son récit, le Juif errant s'éloigna, et Velasquez nous assura qu'il ne lui avait rien appris de nouveau, et que tout cela se trouvait dans le livre de Jamblique.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Fraternisation impossible


L'homme du nihil est un être qui ne « fraternise » pas. Au banquet de la vie, il fait couvert à part. La « fraternisation », il la laisse à ceux qui cherchent chez autrui une confirmation de leur problématique existence. Il aime rire mais a la chance de pouvoir, comme l'hyène, rire seul. En un mot, il n'a besoin de personne, son « odieux Moi » lui suffit amplement.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

L'amateur d'eau froide


« Il vécut quatre-vingt trois ans, et n'eut jamais aucun autre goût dominant, si ce n'est le désir passager de boire du vinaigre. »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Un penseur fécond


La seule idée originale que j'aie jamais eue, c'est que je vais mourir.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)