« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mercredi 16 octobre 2019
Toutes les petites choses que j'ai pu voir (R. Carver)
J'étais au lit quand j'ai entendu le bruit de la grille. J'ai tendu l'oreille. Il n'y a pas eu d'autre son. Mais pour la grille, j'en étais sûre. J'ai essayé de réveiller Cliff. L'alcool l'avait mis K.O. Alors, je me suis levée et j'ai été à la fenêtre. Une grande lune dominait les montagnes qui entourent la ville. Une lune blanche, couverte de cicatrices, n'importe quel imbécile aurait pu lui prêter un visage.
Il faisait si clair que je parvenais à voir tout ce qu'il y avait dans la cour, les chaises longues, le saule pleureur, la corde à linge tendue entre les piquets, les pétunias, la clôture et la grille grande ouverte. J'ai noté en moi la présence d'une réceptivité ontologique, d'une sorte de « tonalité fondamentale » aménageant au sein de mon Dasein une sensibilité à l'être et même — pourquoi ne pas le dire — à l'étant en totalité. Je me suis alors souvenue que dès les premiers chapitres d'Être et temps, Heidegger avance que la tonalité (Grundstimmung) est à la fois là et pas là. Il soutient qu'une tonalité ne peut pas être saisie sur le mode de la connaissance, qu'elle soit constatation d'une chose présente ou prise de conscience d'un état psychique. Au contraire, « toute prise de conscience signifie une destruction », car une tonalité ne peut être éveillée que par l'activation d'un rapport à l'être qui doit être éprouvé (sur le mode de l'ambiance ontologique) et non connu (comme une donnée empirique). Par conséquent, pour éveiller une tonalité, il faut la « laisser être », autrement dit amener à l'éveil une manière d'être, ce qui ne signifie pas la provoquer ou la déclencher artificiellement mais puiser dans son propre Dasein une disposition à être-au-monde d'une certaine façon, et se laisser saisir par elle.
J'ai essayé pendant quelques minutes, mais rien ne remontait de mon Dasein. J'ai posé la main sur la vitre et j'ai écarquillé les yeux. Toujours rien. Une fois de plus, j'avais échoué dans ma tentative d'intenter aux choses des rapports objectivants dans la connaissance avisante. Comme me le disait souvent Cliff, il me manquait cette ligature originelle dans laquelle s'ouvre la manifesteté de l'étant et donc la sensibilité — comme « tenue de rapport » — à la totalité de l'étant comme monde. J'ai fumé une cigarette sans filtre de Cliff puis je suis allée me recoucher.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 15 octobre 2019
Le chasseur d'images (Raymond Carver)
Un homme sans main vint frapper à ma porte pour me vendre une photographie de ma maison. À part les crochets chromés, c'était un homme comme tout le monde, âgé d'une cinquantaine d'années.
— Comment avez-vous perdu vos mains ? lui demandai-je après qu'il m'eut confié le but de sa visite.
— Ça, c'est une autre histoire, me répondit-il. Vous voulez une photo ou non ?
— Entrez, lui dis-je, je viens de faire du café.
J'avais aussi préparé de la gelée mais je ne lui en parlai pas.
— Si possible, j'aimerais aller aux toilettes, me dit l'homme sans mains.
Moi, j'avais envie de voir comment il tenait une tasse de café. Je savais comment il tenait son appareil ; c'était un vieux polaroïd tout noir. On l'avait attaché à des bretelles de cuir qui lui encerclaient les épaules et lui entouraient le dos, maintenant l'engin sur sa poitrine. Le type se plantait sur le trottoir, devant une maison qu'il repérait dans son objectif, puis il poussait sur un levier avec un de ses crochets et la photo sortait toute seule.
Je l'avais vu faire par la fenêtre, vous comprenez.
— Où m'avez-vous dit qu'étaient les toilettes ?
— Là en bas, vous tournez à droite.
Il se plia, se voûta pour se débarrasser des courroies et déposa l'appareil sur le divan. Après quoi il tira sur sa veste.
— Je vous laisse regarder la photo, dit-il.
On voyait un petit rectangle de gazon, l'allée, la porte du garage, les marches du seuil, la baie vitrée et la fenêtre de la cuisine, par laquelle je l'avais regardé.
Pourquoi donc voudrais-je une photo d'une telle tragédie ?
J'examinai l'image de plus près et découvris ma tête, ma tête, là, encadrée dans la fenêtre de la cuisine.
Cela me donna à penser de me voir ainsi. Franchement, cela fait réfléchir un homme.
À ce moment, j'entendis un hurlement venant des W.C. et l'homme apparut dans le hall, l'air totalement paniqué.
— Que se passe-t-il ? lui demandai-je.
Comme il était trop perturbé pour parler, je le fit asseoir le temps qu'il retrouve son calme. Après quelques instants, il parvint à articuler :
— J'étais en train de faire la grosse commission quand mon attention a été attirée par un ouvrage du philosophe Jean Grenier, posé sur l'étagère. Je l'ouvre, et là je lis que l'absolu n'est connaissable que par une négation !
— Et ? demandai-je.
— À partir de là, reprit l'homme sans mains, on se demande s'il reste, devant l'absolu, quelque chose de justifiable, croyance ou action. La réponse de l'auteur est bien négative : « Une fois que l'Être nécessaire est atteint, le monde ne voit pas seulement mise en jeu sa contingence, mais son existence ; et la liberté de l'homme... devient un scandale » (pp. 47-48).
— Il ne faut pas vous mettre dans des états pareils, lui dis-je. Voilà le café, ça va vous requinquer.
— Mais vous ne comprenez pas ! poursuivit-il. L'esprit s'en va à la dérive vers l'indifférence ! À moins qu'il ne rebondisse dans la violence frénétique, chez les disciples d'un Malraux, par exemple !
— Oh, bon, n'y pensez-plus. Il s'agit sûrement d'un quiproquo comique.
— Mais pour la photo, vous la voulez ou non ?
— Je la prends, dis-je.
Je me levai et rangeai les tasses.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 14 octobre 2019
Si nous parlions d'amour ? (Raymond Carver)
Mon ami, Mel McGinnis, avait la parole. Mel McGinnis est cardiologue, ce qui parfois lui donne le droit de discourir.
Nous étions assis tous les quatre autour de la table de cuisine et nous buvions du gin. Le soleil entrait dans la pièce par la grande fenêtre, derrière l'évier. Il y avait donc Mel, Teresa, sa seconde femme, que nous appelions Terri, ma femme Laura, et moi. À cette époque, nous vivions à Albuquerque. Mais nous venions tous d'un autre endroit.
Un seau à glace reposait sur la table. Le gin et les schweppes circulaient de l'un à l'autre et la conversation en était arrivée, Dieu sait pourquoi, à porter sur l'amour. Mel pensait que l'amour authentique n'était rien moins qu'un amour spirituel. Il nous apprit qu'il avait passé cinq années au séminaire avant d'y renoncer pour l'école de médecine. À l'en croire, ces années avaient été les plus importantes de sa vie.
Terri nous raconta que l'homme avec qui elle vivait avant d'épouser Mel l'aimait tant qu'il avait essayé de la tuer.
— Un soir, il m'a battue, ajouta-t-elle. Il m'a tirée par les chevilles à travers le salon. Il répétait sans cesse : « Je t'aime, je t'aime, putain. » Et il continuait à me tirer tout autour de la pièce. Ma tête se cognait à un tas de choses. (Le regard de Terri fit le tour de la table.) Que dites-vous d'un amour pareil ?
C'était une femme à l'ossature fine, avec un joli visage, de grands yeux noirs et des cheveux bruns qui lui descendaient dans le dos. Elle avait un faible pour les colliers de turquoises et les longs pendants d'oreilles.
— Bon sang, ne dis pas de bêtises, lui lança Mel. Ce n'est pas de l'amour, tu le sais bien. Pour Gabriel Marcel, l'amour est l'approche la plus concrète du mystère ontologique, sacré nom d'une pipe ! La merveille de l'amour révèle les êtres à eux-mêmes. Et cette rencontre, qui est grâce, convertit l'exigence d'être en appel, un appel que j'adresse, mais aussi un appel qui m'est adressé, qui me convoque et qui m'oblige. Ne vois-tu pas que nous touchons ici à la responsabilité éthique, qui prend conscience d'elle-même dans et par rapport à autrui ? Parce que, dans sa fragilité et dans sa détresse, autrui fait appel à moi pour être. Mais aussi parce que je lui adresse le même appel. Philosophe du nous, Gabriel Marcel tient en effet pour essentielle l'exigence de réciprocité : être, c'est être avec.
— Dis ce que tu veux, moi je sais que c'était de l'amour, répliqua Terri. Ça peut te paraître absurde mais n'empêche que c'est vrai. Les gens sont différents, Mel. Bien sûr, il lui arrivait parfois de se conduire comme un dingue, je le reconnais. Mais il m'aimait. À sa façon, peut-être, pas à celle de Gabriel Marcel, mais il m'aimait tout de même. Oui, Mel, il y avait de l'amour en lui. Ne dis pas le contraire.
Mel poussa un profond soupir, prit son verre et se tourna vers Laura et moi.
— Comment ai-je pu épouser une connasse qui ne comprend rien à la pensée marcellienne ! grommela-t-il. Son exigence d'être est tellement frustrée qu'elle ne parvient même plus à en prendre conscience !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
samedi 12 octobre 2019
De l'autre côté du palier (Raymond Carver)
Bill et Arlène Miller formaient un couple heureux. Mais ils avaient parfois l'impression d'être passés à côté de quelque chose, qu'eux seuls avaient manqué parmi leurs relations et amis. C'était comme s'ils avaient raté le coche ; Bill demeurait rivé à ses devoirs de comptable, Arlène à ses travaux de secrétaire. Plus précisément, il avaient la désagréable sensation d'être passés à côté du concept d'être, sujet de la métaphysique. Il leur semblait, comme à Maritain, que le seul concept dans lequel l'existence est objectivée, c'est le concept quidditatif de l'étant, de provenance abstractive, mais enrichi et fécondé par l'acte judicatif qui l'ouvre ainsi sur la primauté absolue de l'esse au coeur de l'étant. Cela les amenait à comparer leur vie à celle de leurs voisins Harriet et Jim Stone. Les Miller avaient l'impression que les Stone menaient une existence plus pleine et plus brillante, qu'il possédaient en quelque sorte un supplément d'être. Ils dînaient tout le temps en ville, invitaient des gens chez eux, parcouraient le pays lors de voyages qui avaient un vague rapport avec le travail de Jim.
Les Stone habitaient sur le même palier que les Miller. Jim était représentant pour une entreprise de pièces mécaniques, ce qui lui permettait fréquemment de concilier les affaires et les plaisirs du vagabondage. Ainsi l'occasion se présenta-t-elle, une fois, de partir pour dix jours. Les Stone iraient d'abord à Cheyenne, puis à Saint Louis rendre visite à des parents. Durant leur absence, les Miller se chargeraient de leur appartement, nourriraient le chat et arroseraient les plantes.
Un matin, Bill et Jim se serrèrent la main à côté de la voiture, tandis qu'Arlène et Harriet, se tenant mutuellement par les coudes, échangeaient de légers baisers sur les lèvres.
— Amusez-vous bien, dit Bill à Harriet.
— Nous n'y manquerons pas, répondit-elle. Mais vous aussi, mes petits, payez-vous du bon temps.
— Oh, vous savez... fit Bill. Comme l'a dit Berdiaev — et Maritain a formulé une distinction très similaire —, toute la complexité de l'homme résulte du fait qu'il est un individu, c'est-à-dire une partie de l'espèce, et une personne, c'est-à-dire un être spirituel. Alors... se payer du bon temps, vous savez...
— Ah... Hum... fit Harriet. Tu viens, Jim, on y va ?
— Attends un instant, fit Jim. Si je ne m'abuse, la distinction de l'individu et de la personne ne se trouve pas avec une telle connotation politique dans la philosophie de saint Thomas. Pour saint Thomas, le vocable d'individu désigne « le mode de subsister d'une substance particulière » et c'est en ce sens qu'il prend place dans la définition de la personne proposée par Boèce. Mais ça n'a pas d'importance. Encore merci, les amis !
Les Stone agitèrent la main en signe d'adieu, tandis que les Miller les imitaient.
— Que j'aimerais que nous soyons à leur place, soupira Bill.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 11 octobre 2019
Au temps des oies sauvages (Raymond Carver)
Elle est venue à Milan pour la Noël. Elle voudrait savoir comment c'était quand elle était petite.
— Raconte, lui demande-t-elle. Dis moi comment c'était quand j'étais môme.
Elle attend, boit une gorgée de Strega et le regarde au fond des yeux.
C'est une jolie fille, mince et désinvolte, taillée pour survivre des pieds à la tête.
— Il y a longtemps, répond-il. C'était il y a vingt ans.
— Tu peux t'en souvenir. Vas-y.
— Qu'as-tu envie d'entendre ? Que puis t'apprendre de neuf ? Je vois bien quelque chose, une anecdote du temps où tu étais bébé, mais tu y tiens un si petit rôle !
— Raconte, insiste-t-elle. Mais d'abord prépare-nous un autre verre. Comme ça, tu n'auras pas à t'interrompre.
Il ramène des Strega de la cuisine, s'installe dans un fauteuil et commence.
— Nous n'étions que des gosses à l'époque, ta mère et moi, mais amoureux fous l'un de l'autre, ce garçon de dix-huit ans et cette fille de dix-sept qui venaient de se marier. Ils n'attendirent pas longtemps pour avoir un enfant, une petite fille. Dans les premiers mois, tu accaparais toute notre affection. Or dans Être et temps, Heidegger s'attache à montrer qu'en tant que détermination ontologique, l'affection concerne le tout du Dasein, mobilise la totalité de son ouverture, et ne relève donc pas du domaine des vécus psychologiques accessibles à l'investigation empirique. L'affection donne au Dasein l'appréhension « sensible » de son être-là auprès du monde et de lui-même. Heidegger prend évidemment soin de distinguer le pré-sentiment ontologique de présence au monde délivré dans l'affection de toute saisie perceptive sur le mode de l'observation objectivante. Dans l'affection, le Dasein n'est pas placé en face d'une donnée qui l'affecte, mais il est « remis à son être », c'est-à-dire « transporté » dans l'ambiance ontologique de son ouverture. Mais précisément, le caractère d'ambiance de l'affection possède une valeur transcendantale d'ouverture et, par conséquent, si elle rend possible le dévoilement des structures de l'existence, elle se retire elle-même hors de toute saisie. En ce sens, si l'affection ouvre l'être-jeté et la facticité du Dasein, il n'est donc pas étonnant qu'il s'agisse en elle selon Heidegger d'une mise en situation ontologique qui offre autant qu'elle refuse. Si elle découvre l'espace d'apparition de l'étant, si elle offre la possibilité de le rencontrer et de s'y rapporter, elle refuse en même temps de tomber elle-même sous le regard. D'autre part, son caractère d'ouverture signifie qu'avec elle le Dasein est projeté hors de soi et conduit vers le monde, où il n'est pas livré à un pur dehors mais jeté « en avant de soi » et où il se retrouve déjà impliqué.
L'homme se lève, quitte son fauteuil et remplit à nouveau les verres.
— Et voilà, dit-il. L'histoire est finie. Une anecdote de deux sous.
— Elle m'a intéressée, répond la fille.
Il hausse les épaules, et va se planter devant la fenêtre, le verre à la main. Il commence à faire noir maintenant, mais il neige toujours.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mercredi 9 octobre 2019
Un problème de mécanique (Raymond Carver)
Ce jour-là, au début de la matinée, le temps tourna et la neige se transforma en eau sale qui ruisselait de la petite fenêtre, à hauteur d'homme, donnant sur la cour. Dehors, les autos roulaient avec un bruit mouillé. Il commençait déjà à faire sombre mais l'obscurité pénétrait aussi à l'intérieur.
L'homme était dans la chambre à coucher, entassant ses vêtements dans une valise. La femme ouvrit la porte et lui cria :
— Je suis contente que tu partes ! Oui, contente, tu m'entends ?
Il continua à empiler ses affaires dans la valise.
— Salaud ! poursuivit-elle. Je suis contente que tu t'en ailles. (Elle fondit en larmes.) Tu n'oses même plus me regarder en face, hein ?
Soudain, elle remarqua un volume de Gabriel Marcel sur le lit et elle s'en empara.
L'homme la regarda, elle s'essuya les yeux et le fixa avant de tourner les talons pour retourner au salon.
— Rapporte-moi ce que tu as pris, dit-il.
— Contente-toi d'emballer tes affaires et fiche le camp, lui lança-t-elle.
— Clarissa, rends-moi ce livre ! cria-t-il. Sans vouloir te manquer de respect, les questions qu'il aborde te dépassent. Prends par exemple la donnée ontologique fondamentale : l'existence. Pour Gabriel Marcel, la métaphysique débute inéluctablement par un acte de confiance en l'existence et par l'affirmation de son indubitabilité. Alors, qu'est-ce que tu dis de ça ?
— Tu crois m'impressionner ? lui répondit-elle. Tu te fourres le doigt dans l'œil. Car le sceau de cette indubitabilité ne s'imprime ni sur l'existence en général, ni sur un sujet, même individuel, que l'existence affecterait comme prédicat. Il s'agit au contraire d'une expérience globale présentant comme indissoluble l'unité de l'existence et de l'existant.
— Garce ! lui cria-t-il. Tu as lu Gabriel Marcel derrière mon dos !
— Et alors ? Tu crois peut-être que la pensée marcellienne est à ton usage unique ?
Il ne répondit pas. Il aurait voulu que cette femme soit, comme on dit, « décédée ». Il serra les courroies de sa valise et jeta un coup d'œil à la chambre à coucher avant d'éteindre la lampe. Une phrase de Gabriel Marcel surgit alors dans son esprit : « Un monde où la mort ferait défaut serait un monde où l'espérance n'existerait qu'à l'état larvé. » Il prit son chapeau et sortit. Bon Dieu, ce qu'il en avait soupé des gonzesses !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 8 octobre 2019
Tant d'eau si près de la maison (Raymond Carver)
Mon mari mange de bon appétit. Mais je ne pense pas qu'il ait vraiment faim. Il mâche, les bras sur la table, fixant un point au milieu de la pièce. De temps en temps, il me regarde, puis il détourne les yeux. Il s'essuie la bouche avec une serviette, hausse les épaules et se remet à manger.
— Pourquoi me dévisages-tu comme ça ? me demande-t-il. Hein ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Et il repose sa fourchette. Moi, je réponds en secouant la tête :
— Moi, je te dévisageais ?
À ce moment, voilà le téléphone qui sonne.
— Ne réponds pas, m'ordonne mon mari.
— Ça pourrait être ta mère.
— On verra bien.
Je décroche et j'écoute. Mon mari cesse de manger.
— Alors ? Qu'est-ce que je te disais ? me lance-t-il lorsque j'ai raccroché.
Il se remet à mastiquer, puis brusquement jette sa serviette dans son assiette et se fâche.
— Nom de Dieu, pourquoi Husserl considère-t-il qu'il y a des vérités a priori, indépendantes des données de l'expérience empirique et applicables à toute chose rencontrée comme réalité factuelle ? On croirait avoir affaire à un connard d'idéaliste qui affirme l'autonomie fondamentale de la raison, avec sa validité et sa légalité propres, fondées sur ses propres vérités nécessaires et universelles !
— Tu as raison, Stuart, je dis. Quand j'ai lu ses Méditations cartésiennes, j'ai eu l'impression qu'il reconnaissait l'idéal comme condition de possibilité de la connaissance objective en général. Mais qu'est-ce que ça peut faire ?
— Qu'est-ce que ça peut faire ? Non mais tu ris, là, ou quoi ? Tu ne vois pas que l'approche de la vérité se situe au niveau existentiel ? Qu'elle se rencontre dans l'épreuve même de l'existence ? La vérité, à un niveau métaphysique, se présente au sujet comme une volonté de vivre et s'annonce dans ce qui entre en contradiction et en lutte avec ce que la raison reconnaît comme ses propres évidences ! Lis Chestov, bordel de merde ! Si quelqu'un a abordé le problème de la vérité chez Husserl à partir d'un clivage entre vérité logique et vérité subjective, c'est bien lui !
Je ferme les yeux et m'accroche à l'évier. Puis mon bras balaye la vaisselle rangée sur l'égouttoir. Tous les plats tombent sur le sol.
Il ne bronche pas. Je sais qu'il a entendu. Mais tout ce qui l'intéresse, c'est son sacré Husserl.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 7 octobre 2019
La gloriette (Raymond Carver)
Ce matin-là, voilà qu'elle me verse du Teacher sur le ventre et se met à le lécher. L'après-midi, elle essaye de se jeter par la fenêtre.
Je lui dis :
— Holly, ça ne peut plus durer comme ça. Ça doit cesser.
Nous sommes assis sur le divan dans une des suites des étages. Il y avait autant de chambres libres que nous voulions mais il nous fallait une suite, c'est-à-dire un endroit assez spacieux pour aller et venir en discutant. Nous avons donc verrouillé le bureau du motel et sommes montés.
— Duane, cette histoire me tue, répète-t-elle.
— Quelle histoire ? je lui demande.
— Ce gars, là... ce Fichte. Il prétend que l'absolu objectivé n'est plus l'absolu.
— Et alors ? Qu'est-ce que ça peut te foutre ?
— Ça me fout que le moi pur, la conscience absolue, l'« être » absolu du moi ne fait pas pour autant des êtres absolus. Nous sommes finis, la raison est finie, le Non Moi s'oppose absolument ; et l'autoposition de la liberté est en même temps une injonction adressée au Moi fini de rejoindre son Moi idéal dans un effort asymptotique et toujours recommencé ! Tu vois le truc ?
— Oui, mais je crois que Schelling, lui, avec son génie divinatoire, a parfaitement saisi la Tathandlung du Moi et la possibilité d'engendrer la philosophie à partir de l'acte de la liberté inconditionnée, même s'il n'en a pas perçu toute la portée. Il suffit de lire le passage sur l'expérience « saisissante » du Moi pour s'en convaincre ; elle rappelle, sur le mode triomphal, le saisissement de Jean Paul Richter enfant, un soir d'automne, près du tas de bûches.
— Oh, bon Dieu Duane ! dit-elle. Qu'est-ce que nous allons devenir ? J'ai mon compte. Je n'en peux plus.
Elle appuie sa main sur sa joue et ferme les yeux. Sa tête se balance de droite à gauche et sa bouche émet comme un bourdonnement.
Ça me tue de la voir comme ça. Salop de Fichte !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 6 octobre 2019
Obèse (Raymond Carver)
Je suis chez ma copine Rita. On boit le café, on fume, et je lui en parle.
Voici ce que je lui raconte.
C'est un mercredi, vers la fin d'une soirée plutôt calme, que Herb fait asseoir le gros type dans mon rang.
Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi gros, quoique à part ça il a l'air propre et il est assez bien sapé. Tout est démesuré en lui, mais ce sont ses doigts surtout qui m'ont frappée. Quand je m'arrête à la table voisine pour prendre la commande du couple d'âge mûr, je les remarque aussitôt. Ils sont trois fois plus gros que ceux d'un individu ordinaire. Des doigts longs, épais, dodus.
Je m'occupe de mes autres tables. J'ai un un groupe de quatre hommes d'affaires, très exigeants, une autre table de quatre, trois hommes et une femme, et ce vieux couple. Leander a versé de l'eau dans le verre du gros, et je lui laisse tout le temps de se décider avant de m'approcher.
— Bonsoir monsieur, je lui dis. Vous avez choisi ? je lui dis.
Qu'est-ce qu'il était gros, Rita !
— Bonsoir, qu'il me répond. Oui, ma foi, qu'il me dit. Nous sommes prêt à commander, à présent, qu'il me dit.
Il s'exprime de cette manière, tu vois. Bizarre. Et de temps à autre, il souffle un petit coup.
— Je pense que nous commencerons par une salade César, qu'il me dit. Puis un potage, avec du pain et du beurre en supplément, s'il vous plaît. Ensuite, nous mobiliserons le champ conceptuel de la possibilité au sens du pouvoir-être, ce qui nous conduira à rejeter le monde comme structure naturelle d'inclusion pour au contraire placer dans l'être-à et l'être-auprès la source d'un rapport originaire et actif entre le Dasein et son monde.
— Holà ! j'ai dit. Pourquoi vous voulez rejeter le monde comme structure naturelle d'inclusion ? Ça ne va pas la tête ?
— Nous sommes certainement victimes d'un horrible malentendu, il a répondu. Nous voulions dire qu'ensuite nous prendrions les côtes d'agneau. Et une pomme de terre cuite au four avec de la crème aigre. Pour le dessert, nous verrons tout à l'heure. Merci beaucoup.
Il avait de ces doigts, Rita !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
samedi 5 octobre 2019
Vous êtes docteur ? (Raymond Carver)
Quand le téléphone se mit à sonner, il sortit précipitamment du bureau. Il était en pantoufles, pyjama et robe de chambre. Comme il était plus de dix heures, ça ne pouvait être que sa femme. Quand elle était en déplacement, elle lui téléphonait chaque soir, toujours à cette heure tardive, après avoir bu quelques verres. Sa femme était acheteuse pour un grand magasin, et elle était en voyage d'affaires depuis le début de la semaine.
— Allô, chérie, dit-il. Allô, répéta-t-il.
— Qui êtes-vous ? fit une voix de femme.
— Et vous, qui êtes vous ? dit-il. Quel numéro demandez-vous ?
— Un instant, dit la femme. Le 273-8063.
— C'est bien mon numéro, dit-il. Comment l'avez-vous eu ?
— Je n'en sais rien, dit la femme. Je l'ai trouvé inscrit sur un bout de papier en rentrant du travail.
— Et qui l'avait noté ?
— Je ne sais pas, dit la femme. La baby-sitter, je suppose. Oui, ça doit être elle.
— J'ignore comment votre baby-sitter s'est procurée ce numéro, dit-il, mais c'est le mien, et il est sur la liste rouge. Je vous serais très obligé de le mettre au panier. Allô ? Vous m'entendez ?
— Oui, je vous entend, dit la femme.
— Bon, c'est tout ? demanda-t-il. Il est tard, et je n'ai pas que ça à faire.
Il ne voulait pas se montrer discourtois, mais il valait mieux ne pas prendre de risques. Il s'assit sur la chaise à côté du téléphone et dit :
— Je ne voulais pas être discourtois, c'est simplement qu'il est tard et que dans sa pensée des années 1925-30, Heidegger déploie une philosophie transcendantale de l'existence qui absolutise des catégories contingentes. Il soutient que le Dasein est constitué par une réceptivité ontologique, c'est-à-dire une assignation au sens dans toutes les modalités de sa structure. Vous me suivez ?
— Tu parles que je te suis, mon gros père. Je suis le philosophe Henri Bergson. Il me paraît vraisemblable que la conscience, originellement immanente à tout ce qui vit, s'endort là où il n'y a plus de mouvement spontané, et s'exalte quand la vie appuie vers l'activité libre. Chacun de nous a d'ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire. Alors attention, hein !
Furieux de s'être — une fois de plus ! — laissé piéger par le philosophe Henri Bergson, il ôta une de ses pantoufles et se mit à se triturer les orteils.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
En voilà une idée (Raymond Carver)
On avait fini de dîner et cela faisait une heure que j'étais assise à la table de la cuisine, dans le noir, à le guetter. S'il devait le faire ce soir il était temps, plus que temps même. Cela faisait trois soirs que je ne l'avais pas vu. Mais ce soir le store de la chambre à coucher était levé et il y avait de la lumière.
Ce soir, j'avais un pressentiment.
Et puis je l'ai aperçu. Il a poussé la porte à treillis et il est sorti sur son porche de derrière, vêtu d'un tricot de corps et de quelque chose qui avait l'air d'un bermuda ou d'un maillot de bain. Il a jeté un regard autour de lui, il a bondi dans l'ombre du haut du porche et il s'est mis à avancer le long du flanc de la maison. Il allait vite. Si je n'avais pas été aux aguets, je ne l'aurais pas vu. Il s'est arrêté devant la fenêtre éclairée et il a regardé à l'intérieur.
— Vern ! ai-je crié. Viens vite, Vern ! Il est sorti! Dépêche-toi, je te dis !
Vern était dans le living, occupé à lire son journal devant la télé allumée. Je l'ai entendu jeter le journal.
— Fais gaffe qu'il ne te voie pas ! m'a dit Vern. Ne t'approche pas trop de la fenêtre.
— Il ne peut pas nous voir dans l'obscurité.
C'est ce que je dis à chaque fois. Il y a trois mois que ça dure. Depuis le trois septembre, pour être exact. En tout cas, c'est ce soir-là que je l'ai vu dehors pour la première fois. J'ignore depuis combien de temps il faisait ça avant cette date.
On s'est agenouillés derrière la fenêtre et Vern s'est raclé la gorge.
— Regarde-le, a-t-il dit.
Vern fumait en recueillant sa cendre au creux de sa paume et en s'écartant de la fenêtre chaque fois qu'il tirait sur sa cigarette.
— Nom de Dieu, il a fait.
Accroupis sur le sol, nos têtes dépassant à peine du bord de la fenêtre, on observait un homme qui s'était posté dehors pour reluquer l'intérieur de sa propre chambre à coucher. Vern et moi étions arrivés à la conclusion qu'il faisait cela pour se prouver à soi-même que le regard théorique de la conscience pure n'est pas la seule attitude découvrante possible ni même la plus fondamentale, et que les attitudes pratiques et poïétiques relèvent elles aussi d'un dévoilement de l'étant, c'est-à-dire d'un rapport à l'être.
Vern m'a donné un coup de coude et m'a soufflé à l'oreille :
— Comment ne voit-il pas que l'effet d'une telle interprétation ontologique de la vie pratique est celui d'une absolutisation, ce qui la conduit à perdre le caractère potentiellement évolutif que sa dimension ontique lui assurait ?
J'avais un petit creux. Je suis allée dans la cuisine, j'ai jeté un œil dans le placard et j'ai ouvert le frigo.
— Vern, tu veux manger un morceau ? ai-je crié.
Il ne m'a pas répondu.
J'ai sorti des crackers, du beurre de cacahuète, du rôti de viande haché froid, des cornichons, des olives, des pommes chips, et je me suis mise à boulotter.
(Ėtienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 28 juillet 2019
Gloméruleux
Le seul dépaysement est dans la monstrueuse étrangeté du terme.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
mercredi 17 juillet 2019
samedi 13 juillet 2019
mercredi 10 juillet 2019
samedi 29 juin 2019
Vaines archives
Je note dans un calepin défraîchi les phases de ma désagrégation.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
dimanche 23 juin 2019
Une pénible randonnée
Nous nous traînons sous les voussures parcellaires d'un monde incomplet.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
jeudi 20 juin 2019
mardi 18 juin 2019
samedi 15 juin 2019
lundi 10 juin 2019
samedi 8 juin 2019
Une hypothèse osée
En un torve colloque, j'énonçai gravement l'hypothèse du Rien.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
samedi 1 juin 2019
Suicide et mathématiques
« Il n'y a pas de paroles pour rendre la douceur de sentir qu'il existe tout un monde d'où le Moi est complètement absent. » Le suicidé philosophique a-t-il connu ce propos de Sophie Kowalevski sur les mathématiques ? Et si oui, pourquoi avoir choisi le taupicide plutôt qu'une simple intégrale de Riemann ?
(Théasar du Jin, Carnets du misanthrope)
Reginglette
La fascination du substantif, oui, tout est louable en un sens...
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Inscription à :
Articles (Atom)