L'homme du nihil
dédaigne les biens de la terre et « est humble dans son genre »
(Gragerfis). D'après Froissard, ce dédain et cette humilité le
distinguent du comte Robert de Genève (futur pape Clément VII), connu
pour s'entourer d'un « éclat ambitieux ».
Alors qu'il
venait de rendre ses derniers hommages à un proche inopinément « décédé »,
l'homme du nihil déclara à Gragerfis que « la vie n'est certes pas
quelque chose d'amusant, mais la mort... cela n'a pas l'air fifou non
plus ». Gragerfis dit dans son Journal qu'il en resta « comme deux ronds
de flan ». Entendre parler ainsi le chantre infatigable de l'homicide de
soi-même ? La mort, « pas fifou » ?!
« C'est
une entreprise hardie, celle où s'est lancé le nihilique, qui consiste à
aller dire aux hommes qu'ils ne sont que de grotesques "monstres
bipèdes" et que, par-dessus le marché, "rien n'est". — Mais le moyen
de réfuter ces assertions ? » (Bossuet, Sermon sur la mort. Pour le vendredi de la IVe semaine de Carême 1662)
Selon Gragerfis, le seul
moyen de supporter une relation de longue durée avec une personne du
sexe est de voir en cette dernière une « calamité naturelle » — comme
une inondation, une nuée de sauterelles, etc. — à laquelle il est
impossible d'échapper. « Mais pour ça, précise-t-il, il faut être
sacrément fataliste. »
L'oubli que procure le sommeil est la
seule consolation qui s'offre à l'homme accablé par la temporalité du
temps, la mortalité de l'être mortel, l'haeccéité — sans préjudice
d'un éventuel panaris et des bassesses d'une « mégère difforme au faciès
d'hippopotame ». Alors, quand le philosophe Blaise Pascal dit que « Jésus
sera en agonie jusqu'à la fin du monde », et qu'en conséquence, « il ne
faut pas dormir pendant ce temps-là », l'homme du nihil trouve qu'il « pousse un peu le bouchon ».
Invité
par un article de magazine à « transformer sa vision du monde grâce à la
permaculture », l'homme du nihil préféra la conserver telle quelle, « sombre et définitive comme une forêt de conifères ». Le monde, pour lui,
cela n'a jamais été autre chose que « l'élément obscur, froid, hostile
et violent où s'abîment toute pensée et tout idéal ». Et puisque le mal
est partie intégrante de la condition humaine, alors « aux chiottes la
permaculture ».
D'après Louyer-Villermay 1, « il
n'existe aucun médicament propre à guérir la misanthropie » car « les
affections de l'âme et les maladies de l'entendement sont très peu
accessibles aux puissances pharmaceutiques ». — « Je t'en foutrai des
maladies de l'entendement, moi, tuouaouar ! », réplique l'homme du nihil.
1. Dictionnaire des sciences médicales, Tome trente-troisième, Paris, Panckoucke, 1819.
Ce n'est pas pour rien que les
Anciens voyaient en la femme une créature satanique. Sa méchanceté, la
joie qu'elle éprouve à faire le mal, son attirance pour les choses
pernicieuses (les fameux « magazines féminins »), tout cela porte
indubitablement la marque du « prince des ténèbres ».
« Être à l'eau d'angoisse et au
pain de tribulation » est une locution ancienne qui évoque la situation
des moines que leurs supérieurs punissaient en les jetant dans un cachot
et en les mettant au pain et à l'eau. Aujourd'hui, s'il faut en croire
Gragerfis, elle décrit assez bien la condition de l'homme du nihil.
Il y a dans l'homicide de soi-même
quelque chose de radical qui peut effrayer le commençant. Heureusement,
il existe une solution alternative qui est de « faire le mort, comme un
cloporte ».
Dans son Journal d'un
cénobite mondain, Gragerfis, après avoir évoqué les brimades qu'il subit
d'un certain « Valéry Réel », lance ce cri poignant : « L'idée du Rien
nous protégera-t-elle de nos ennemis électriciens, magistes noirs et
théosophes ? Nous préservera-t-elle des angoisses, des serrements de
poitrine, des battements de cœur et, tant qu'à faire, des panaris ? » —
Mais il se répond aussitôt à soi-même : « Tu rêves ! »
« Depuis la treizième année de Josias,
fils d'Amon, roi de Juda, il y a vingt-trois ans que la parole de
l'Éternel m'a été adressée ; je vous ai parlé, je vous ai parlé dès le
matin, et vous n'avez pas écouté. J'ai prononcé devant vous le vocable
reginglette et vous avez fait comme si de rien n'était. Puisque c'est
ainsi, tout ce pays deviendra une ruine, un désert, et ces nations
seront asservies au roi de Babylone pendant soixante-dix ans. »
Dans sa Lettre ouverte à une
bourrelle, l'homme du nihil interroge les conditions de possibilité de
l'action moralement mauvaise. Il ne s'agit plus pour lui d'établir le
principe objectif de la moralité — il a dépassé ce stade ! —, mais
de mettre au jour les principes subjectifs pouvant conduire une « mégère
difforme au faciès d'hippopotame » à adopter des maximes particulières et
non universalisables c'est-à-dire non conformes à la loi morale.
Il n'est que de se promener dans les rues
ou de prendre les « transports en commun » pour constater — par
contraposition ! — que chaque individu se fait sa propre notion du
ridicule. Mais personne, à l'exception de l'homme du nihil — et
peut-être de quelques bouddhistes : Talé-Lama, Guison-Tamba,
Pandchan-Remboutchi, etc — ne semble ressentir le ridicule pourtant le
plus cuisant : celui d'avoir un Moi. Voilà qui est tout de même « un peu
fort de café » !
La femme est-elle susceptible
de se poser des « questions existentielles » ? A-t-elle seulement
conscience de son existence ou n'est-elle qu'un protozoaire de grande
taille pourvu de cils vibratiles (un peu à la manière de la paramécie),
autrement dit une « machine anatomique » ?
Certains auteurs (Lautréamont, Antonin
Artaud « le Mômo », Robert Férillet) semblent n'avoir pris la plume que
pour « conchier le réel ». Mais ce dernier se vengea cruellement en leur
envoyant, au moment où ils s'y attendaient le moins, une légion
d'entrepreneurs charcutiers — mouches bleues de la viande (Calliphora
vomitoria Lin.), mouches grises (Sarcophaga carnaria Lin.) —, qui « fit
rentrer dans les trésors de la vie leur matière animale défunte ».
Lautréamont, Artaud, Férillet « ne connaissaient pas Raoul » !
Le mathématicien Henri Poincaré plongé dans la
Mathématique du néant de Włodzisław Szczur et se disant qu'il n'a jamais
lu « un tel ramassis de conneries ».
Il suffit d'observer le « monstre bipède »
dans la rue ou dans un coquetèle pour s'apercevoir qu'il possède toutes
les caractéristiques d'un automate. Ses actes, ses paroles même sont
désespérément prévisibles — ce qui fit dire à Gragerfis qu'« il diffère
peu d'un cochon d'inde ». Et contrairement à celui de Spinoza, cet
automate n'est pas même spirituel !!!
Tout le malheur des hommes
vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans
une chambre palléale de mollusque (en compagnie des branchies et du
tube digestif).
« Si la prétendue
réalité empirique n'est en fait que la projection de mon conscient
intérieur, alors je devrais d'urgence consulter un psychiatre pour
masochisme exacerbé », déclare Gragerfis dans son Journal d'un cénobite
mondain. — Mais ce psychiatre ne serait-il pas, lui aussi, une
projection du « conscient intérieur » gragerfissien ? On n'en sort pas.
C'est à se taper la tête contre les murs !
L'homme du nihil
diffère essentiellement du vulgum pecus par sa Weltanschauung — d'une
noirceur et d'une amertume extrêmes —, ses capsules glabres, ses
pédoncules rameux et multiflores, enfin par ses feuilles constamment
alternes, au moins au sommet. Autre trait remarquable : son
inflorescence générale est centripète, comme en témoigne l'emploi qu'il
fait à tout propos des vocables reginglette, gloméruleux, zingibéracé,
etc.
À l'instar du phacochère,
l'homme du nihil se nourrit surtout d'herbes, de racines et de fruits
sauvages. Il mange souvent dans la position agenouillée. C'est un ennemi
des philosophes, car il bouleverse les champs de concepts des « amis de
la sagesse » et autres « hommes de la Nature et de la Vérité » avec ses
défenses recourbées.
Il faut surtout attribuer la force
prodigieuse de l'idée du Rien au libre développement de ses racines
pivotantes, qui semblent pénétrer jusque dans les profondeurs de la
pachyméninge, à tel point qu'il n'a jamais été possible d'en atteindre
les extrémités (tandis que l'idée du quelque chose n'a que des racines
superficielles, dirigées horizontalement). De là, nul doute, la manière
dont l'homme du nihil résiste à la tempête, lorsque l'homme de la
Nature et de la Vérité, moins fort, moins élevé, s'incline souvent vers
l'est, par l'effet du vent.
Le « Grandiloque des Carpates » lisant l'Océanographie du
Rien de Raymond Doppelchor et tentant de comprendre la notion de « sinapisation du réel » qui s'y trouve développée.
Selon l'homme du nihil, « le vocable
reginglette est, avec le taupicide, le seul antidote possible à
l'angoisse métaphysique qui mine le sujet pensant, et à cette misère
existentielle où les philosophes Kant et Hegel, avec leurs terribles
"concepts", ont plongé l'humanité. »
Lorsqu'il se voit frappé d'un panaris,
le nihilique, au lieu de trouver son soutien dans la soumission à la
providence, blasphème contre le ciel, trouve tout odieux, se désespère
et, dans son désespoir, goûte toute l'amertume de la douleur. Ne manque
que la pénible Sonia Marmeladova pour faire de lui un complet « héros
dostoïevskien ».