dimanche 12 août 2018

Un chercheur insatiable


À l'image de Degas, le suicidé philosophique associe les matériaux et joue sur la ductilité de la matière, en une aspiration résolument moderne. Profitant de l'abolition de maintes frontières par les champions de l'homicide de soi-même qui l'ont précédé — les Weininger, les Caraco, les Rigaut et autres Crisinel —, il imagine des « moyens farces de se détruire » sans prétendre « inventer quelque chose de nouveau » mais à la recherche d'« un accès au Rien encore inconnu ».

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

Jeune fille lisant la Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet

Vengeance !


Dans les Bijoux de la Castafiore, le capitaine Haddock est à ce point exaspéré par l'odieuse cantatrice qu'il aimerait lui casser les dents à coups de pierres, comme on fit à sainte Apolline ; ou lui verser du plomb fondu dans la bouche, comme à saint Jovite et à saint Prime ; ou encore, lui pincer les mamelles avec des tenailles de fer, comme cela arriva à sainte Agathe et à sainte Helconide à Corinthe.

Mais la sinistre « camériste » Irma veille...

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Une amitié fidèle


Toujours attentive aux délicatesses de l'amitié, l'idée du Rien venait parfois me voir à Vaugirard, où se trouvait alors mon cagibi, et nous allions nous promener au Luxembourg ou sur le « Boul' Mich' ». Personne n'a jamais eu pour moi une pareille gentillesse, au sens ancien du terme, une pareille affection de dogue de Bordeaux.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

samedi 11 août 2018

Et si on se pendait ?


Selon certains esprits chagrins — Léon Foucault, Ivan Petrovitch Pavlov, Robert Férillet, pour n'en citer que quelques-uns — le vrai tragique de la vie, c'est de ne jamais arriver à se pendre. C'est sans doute aussi ce que pensait le dramaturge Samuel Beckett dont la pièce En attendant Godot montre la mort qui se dérobe  de façon récurrente devant Vladimir et Estragon, provoquant le désespoir des deux « athlètes du Rien » incapables de se soustraire au vide de leur existence.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Médiation


Qu'est-ce qui, de moi, passe dans l'excrément ? Sans que le statut du sujet déféquant soit encore bien net, on sent qu'il passe quelque chose de la vie à l'œuvre, qu'il existe un lien. Ce lien, ce cordon ombilical qui laisse passer le courant de la subjectivité ne serait-il pas le « boyau culier », autrement dit le tuyau, en lequel Lichtenberg voyait la vérité dernière de l'homme ?

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

Espérance totale


Le théorème de l'espérance totale est une proposition de la théorie des probabilités affirmant que l'espérance de l'espérance conditionnelle de X sachant Y est la même que l'espérance de X.

Autrement dit, la connaissance accumulée par un Dasein ne saurait en aucune façon augmenter ses chances de s'orienter dans le fameux « labyrinthe de l'existence ».

L'espérance de l'espérance est néanmoins ce qui fait vivre l'homme du nihil — si l'on peut appeler ça vivre.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Les affres du conjungo


Le 21 mars 1917, Heidegger épouse Elfriede Petri, une économiste protestante férocement antisémite, dont la famille bien nantie a mis du temps à accepter le fiancé catholique, intellectuel mal rémunéré, qui lutte pour monter dans la hiérarchie universitaire. Elle est éprise de nature et de philosophie, sympathise avec l'idéologie saine et sportive du mouvement Wandervogel — qui promeut en particulier la randonnée pédestre — et appelle son mari « mon petit Maure », parce que sa chevelure n'est pas blonde.

Il est notoire que la physionomie des Maures est sévère, rembrunie, bilieuse, et cette description va comme un gant au farouche ontologue que le mariage ne semble guère désopiler.

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Représailles lexicales


Je me prononce contre l'usage du pronom zibun en japonais.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Une journée de merde (Charles Bukowski)


Brock, le contremaître, se grattait tout le temps le cul de la main gauche. Il avait des problèmes d'hémorroïdes.
Tom le remarquait pendant toute la journée de travail.
Brock ne le lâchait pas depuis des mois. Ses yeux ronds et morts semblaient le surveiller sans arrêt. Et Tom voyait sa main gauche plonger dans son cul.
Et Brock lui cassait le cul.
Tom faisait son boulot aussi bien que les autres. Peut-être qu'il ne manifestait pas le même enthousiasme que certains.
Comme Schelling, il refusait de succomber aux tentations des doctrines de l'enthousiasme, qui défendent l'idée d'une intuition de la chose en soi. Il ressentait l'importance d'une synthèse salvatrice, qui viendrait réconcilier la Nature et l'Esprit, et avait compris la nécessité de présenter cette synthèse sous la forme d'un système. Enfin, il se plaçait du point de vue du Tout et de l'Absolu.
Mais on ne pouvait rien lui reprocher.
Pourtant Brock était toujours sur son dos, à faire des commentaires et des suggestions inutiles.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Interlude

Jeune fille lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Repliement propitiatoire


Un mélancolique, ce n'est pas quelqu'un qui sort de soi, qui va à la rencontre d'autrui. C'est quelqu'un qui attend que se place sous sa main ou sous son regard un certain nombre d'objets à tâter, à caresser ou à soupeser : idéalement un colt Frontier au canon de dix centimètres, mais un Smith & Wesson chambré pour le .44 russe fait aussi très bien l'affaire.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Salon d'automne


L'homicide de soi-même est une œuvre puissante et bien troussée, qui dénote en général une grande habileté d'exécution. Par nature, le suicidé philosophique est voué aux scènes macabres ; il sait leur donner du mouvement et y introduire une certaine note comique. Mais il les traite peut-être trop à la façon d'Hogarth et l'on a parfois l'impression qu'il donne une pantomime silencieuse tandis qu'il anéantit son Moi.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un maniaque de l'homicide de soi-même


« ... Ce fut alors que je pus me procurer la jouissance épouvantable de me couper la gorge. »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

vendredi 3 août 2018

Seppuku


On apprend à l'avant-dernière page du Lotus bleu que le maléfique Mitsuhirato, qui de longue date « nourrissait des doutes sur la nature perverse de son Moi », a finalement décidé de se faire hara-kiri.

Jean Crasset, dans son Histoire de l'Église du Japon parue en 1689, décrit le cérémonial auquel se soumet, chez les Nippons, le candidat à l'homicide de soi-même : « Il prend ses plus beaux habits, et ayant appelé ses parens, il s'ouvre luy même le ventre avec un couteau, dont il se fait une grande playe. Quelques-uns même qui ont plus de courage, s'en font deux en forme de croix, puis jettent le couteau en l'air. Lorsque les boyaux commencent à sortir, ils tendent le cou à un de leurs valets, qui est là tout prest, et qui luy tranche la teste. »

Les Nippons que l'on croise dans les Aventures de Tintin sont presque tous de visqueuses canailles, mais quelle admirable hardiesse, tout de même, chez ce vaillant champion de la mort volontaire qu'est le suicidé philosophique japonais !


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Interlude

Jeune fille lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

La mort et après


Dans Mort et survie, Max Scheler prétend — et l'homme du nihil n'est pas loin de lui donner raison — que la perspective de la mort est inhérente à la structure de notre vie et à notre contemplation des vivants. Quant à la question de ce qui advient après la mort, il rejette — comme fait également l'homme du nihil — la construction rationnelle de Kant aussi bien que le recours au spiritisme. Mais c'est pour chercher aussitôt une indépendance « essentielle » de la personne par rapport à l'organisme (cellules, viscères, et cetera) ! 

Bien évidemment, ce n'est pas là du tout la position de l'homme du nihil qui, dès qu'il entend le mot « mort », se prépare à plonger en apnée dans la mer d'Azov du néant.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Un terrain d'observation privilégié : le feuillu


Tout ce qui empoisonne le sujet pensant — temporalité du temps, mortalité de l'être mortel, haeccéité, etc. — étant plus sensible dans les arbres, c'est chez eux surtout qu'il convient de l'observer. Mais on ne saurait trop le répéter, tout ce qui existe dans l'arbre existe dans l'homme, et l'un n'a sur l'autre que l'avantage de la taille, de la force et de la durée.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Loi normale


En théorie des probabilités et en statistique, la loi normale est l'une des lois de probabilité les mieux adaptées à la modélisation de phénomènes naturels de caractère aléatoire. Elle intervient dans la représentation de nombreux objets mathématiques ou naturels dont le mouvement brownien, le bruit blanc gaussien, ou encore la fiente d'oiseau qui vous tombe à l'improviste sur le crâne ou sur la casquette. Elle est également appelée loi de Gauss ou loi de Laplace-Gauss.

Elle correspond au comportement, sous certaines conditions, d'une suite d'expériences aléatoires indépendantes, lorsque le nombre d'expériences est très élevé.

De par sa normalité même, la loi normale ne permet pas de rendre compte du comportement foncièrement excentrique de l'homme du nihil, et n'aide pas non plus ce dernier à comprendre la vie qui, en dépit de Gauss et de Laplace, restera toujours pour lui un indéchiffrable et absurde logogriphe.


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

À la manière de Folantin


Muni d'une amphore de moutarde phonématique, l'homme du nihil sinapise le réel dans le vain espoir de le rendre moins vomitif.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Couardise du Moi


Un ancien rapport de police relate un incident qui peint le Moi tout entier et tout nu : « Il y a six mois environ, le Moi se trouvant dans un café à côté du sieur Férillet son souffre-douleur, et ayant liché plus que de raison, se mit à engueuler le sieur Férillet qui lui envoya le lendemain deux témoins. On va sur le terrain, le Moi chantonne, mange une queue de rose, fouette les herbes de sa badine, pirouette ; bref, les fers s'engageant et au moment où le témoin dit "Allez Messieurs", le Moi baisse son épée et dit : "Pardon, j'ai deux mots à dire en particulier à M. Férillet". Les témoins s'écartent, les deux opposants se promènent vingt minutes et au bout de ce temps Férillet dit à ses témoins : "Messieurs, en présence des explications de mon adversaire, l'affaire n'a plus de raison de suivre son cours". Chacun s'en alla comme il était venu. Le Moi toujours chantonnant, faisant siffler sa badine et mâchonnant sa rose ; mais singulièrement déchu dans l'estime de ses témoins. »

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Heidegger « fait l'hélicoptère »


Dans la leçon inaugurale que donne Heidegger le 27 juillet 1915 à l'Université de Fribourg, intitulée Le concept de temps dans la science historique, il essaie de dégager une conception fondamentalement qualitative du temps, capable de s'appliquer au vécu et non pas seulement aux événements de l'histoire monumentale.

Il fait apparaître la spécificité du temps historique en lui opposant le concept de temps en physique. Citant Einstein selon lequel, pour « décrire le mouvement d'un point matériel », il faut donner la « valeur de ses coordonnées en fonction du temps », Heidegger montre que la théorie de la relativité confirme le caractère quantitatif du temps : réduit à un paramètre dont la fonction est de rendre possible la mesure, il est pensé comme homogène et uniforme. Ce « temps newtonien », composé d'une « succession d'instants autonomes dont chacun n'est en relation immédiate qu'avec son successeur et son prédécesseur », courrouce Heidegger au plus haut point. « La continuité ne se limite pas à la contiguïté, sacré nom d'une pipe ! », s'écrie-t-il devant son auditoire médusé. La face congestionnée et la moustache hérissée, il arpente l'amphithéâtre « à grands pas, tel un prophète hébreu » (d'après le témoignage de Walter Benjamin) et les appariteurs ont le plus grand mal à lui faire regagner sa chaire.

Le lendemain, il se sent honteux et confus, « comme après une bordée où l'on a montré son fondement de l'historialité du Dasein aux passants », selon un aveu qu'il fera plus tard à Max Horkheimer.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Le sentiment tragique de la vie


Vivre me rappelle le mufle d'un veau.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz

Désillusion


Le vulgum pecus se représente le Rien comme un désert balayé par les blizzards polaires et scintillant d'une blancheur immaculée. Or, à supposer que ce monde idéal, cruel certes aux hommes et aux bêtes, mais d'une inaltérable pureté, ait eu jadis quelque réalité, voilà bon nombre d'années qu'il a disparu, car le Rien, devenu le centre d'une grosse industrie métallurgique, est aujourd'hui une ville assez peuplée, où les usines crachant suies et fumées ne laissent aucune place à la rêverie du suicidé philosophique.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Jerry et Molly et Sam (Raymond Carver)


Il ne restait plus que cette solution. Non, vraiment, Al n'en voyait pas d'autre. Il fallait qu'il se débarrasse de la chienne à l'insu de Betty et des gosses. La nuit. Il faudrait que ce soit la nuit. Il ferait simplement monter Suzy en voiture, l'emmènerait quelque part — où ? ça, il serait toujours temps de voir —, ouvrirait la portière, la pousserait dehors et prendrait le large. Et le plus tôt serait le mieux. Il se sentit soulagé d'avoir pris cette résolution. Mieux valait faire n'importe quoi que de ne rien faire du tout. Il en était de plus en plus persuadé. Et puis, l'ontologue allemand Martin Heidegger n'avait-il pas soutenu que l'animal est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante » ? Il n'y avait donc pas de scrupules à avoir.

(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Deux inquiétants vieillards


Le docteur Triboulet, que l'on aperçoit dans L'Oreille cassée, habite au 120, avenue du Troubadour. D'un âge avancé, il porte une longue barbe blanche, une redingote noire à col de fourrure, semble très myope, et possède une antique automobile à démarrage par manivelle dont le chauffeur arbore lui aussi une interminable barbe blanche et paraît crouler sous le poids du tædium vitæ, cette « fatigue de la vie » décrite par Sénèque. 

Tintin remonte jusqu'au docteur Triboulet en relevant le numéro d'immatriculation d'une voiture qui a tenté de le renverser, mais la plaque a été retournée — 168091 donnant par rotation 160891 — et le docteur s'avère étranger à l'affaire. 

Il n'empêche que Triboulet et son chauffeur forment un couple des plus louches et qu'on aimerait en savoir plus sur leurs menées souterraines. Appartiennent-ils à une société secrète, à un gang des barbes blanches ayant pour objectif de soumettre le monde à leur cacochyme domination ?

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)