Quand
on trouve la chair triste, on se tourne vers les livres, mais une fois
qu'on les a tous lus ? On est dans de beaux draps. — Heureusement, il y
a le taupicide.
Une
femme qui veut être aimée « pour sa personnalité », nous ne pouvons que
lui souhaiter bonne chance. Mais après tout, il y a bien des zozos qui
aiment les reptiles (les herpétophiles, comme cela s'appelle), alors
tout est possible.
« Alors ? Qu'est-ce qu'ils ont dit ? — Pas grand chose. Juste “Frère, il faut mourir”. — Les salops. Mourir, hein ? Ça ne va pas se passer comme ça ! »
On
peut être misanthrope et avoir un bon fond. Souvent, l'homme du nihil
pense aux malheureux bipèdes qui, dans un dénuement extrême, sillonnent
comme lui le « désert de Gobi de l'existence ». Il leur exprime sa
compassion et sa sollicitude. Il serait prêt à faire don de sa personne
pour atténuer leur malheur, mais il ne sait pas à quoi ni à qui.
Alors
même qu'il n'était pas de Cappadoce puisque originaire de Bezons,
l'homme du nihil rêvait de rejoindre Grégoire de Naziance, Basile de
Césarée et Grégoire de Nysse dans le petit groupe ultraselect des « pères
cappadociens ».
Dans
un de ses psaumes, David semble avoir pressenti l'existence de certaine
mégère difforme au faciès d'hippopotame, qu'il met en garde en ces
termes : « Et le Seigneur dispersera les os de ceux qui ont persécuté le
pauvre Férillet. » (Ps. LIII, 6)
Si,
par l'effet de quelque miracle, l'homme voyait soudain les choses
telles qu'elles sont, il tomberait dans une stupeur au moins égale à
celle qui saisit le professeur Bergamotte quand il fut frappé par la
malédiction de Rascar Capac.
Si
l'on pouvait lire la prose de Fernand Delaunay en oubliant que l'on est
soi-même Fernand Delaunay, il est probable que l'on trouverait l'auteur
fort déplaisant humainement parlant.
Comme
le poëte polonais Czesław Miłosz, le nihilique a un sentiment très vif
de la précarité de l'existence. Il n'oublie jamais que l'homme peut être
précipité dans un trou noir « en moins de temps qu'il n'en faut pour
cuire des asperges ». Pourtant, il a encore la force d'enfiler ses
chaussettes chaque matin (ou presque). Mais ce n'est peut-être que la
proverbiale « force de l'habitude » ? À moins qu'il ne craigne simplement
d'avoir froid aux « nougats » ?
Jusque
dans ses Cahiers (qui n'étaient pas destinés à être publiés et ne le
furent qu'après sa mort), Cioran cache soigneusement l'existence de
Simone Boué. Il se doutait bien qu'une divulgation de sa « relation
romantique » aurait terriblement fragilisé son titre de « négateur
universel » (dans la catégorie des « poids Walter » ainsi nommée en hommage
à Walter Benjamin qui se suicida en absorbant une dose mortelle de
morphine). Humain, trop humain, certes, mais pas très glorieux —
surtout pour un « nihilique ».
Avoir
des organes, des viscères et tout ce qui s'ensuit (les mitochondries,
les villosités, la membrane plasmique, l'appareil de Golgi, etc.), comme
cela est bizarre ! — et humiliant, quand on y pense. Il n'y a pas à
chiquer, tout être vivant — et en particulier tout homme — est un « moins que rien ».
Le
Grandiloque dit avec justesse que la modestie n'est rien autre chose
qu'une conduite réglée sur le sentiment du néant. Cela explique pourquoi
il y a si peu de gens modestes : dans leur immense majorité, les
mortels se refusent en effet à admettre la réalité du pachynihil — et
leur propre nullité.
Amateur
passionné de Magritte, l'homme du nihil signifiait dès l'abord, à toute « personne du sexe » qu'il rencontrait, qu'en aucune circonstance elle ne
dût abaisser ce peintre. « N'abaisse ni ne biffe Magritte », disait-il à
la « personne du sexe ». — Il ne voulait pas non plus que l'on biffât
Magritte — enfin... Sagritte — de l'histoire de l'art !
Je,
je, je... Ils n'ont que ça à dire, ces pauvres cons ? Ce... ce « Chevillard » ? Laissez-nous tranquilles, avec votre « Moi » ! Il ne nous
intéresse pas ! Verstanden ? Et pas la peine non plus de faire des
astuces vaseuses ! Si ça continue, ça va mal se mettre, ça va bombarder
mais dur ! C'est quand même quelque chose, ça ! Affreux !
Il
arrive à l'homme du nihil de se demander ce que ça aurait changé s'il
n'avait pas existé. Sa conclusion est que pour le monde rien mais pour
lui beaucoup car « ça aurait été nettement moins malaisant ».
La
nature circonjacente d'un complément peut être une étance
substantiveuse (un substantif attribut du sujet), une étance
adjectiveuse (un adjectif qualificatif attribut du sujet), ou encore une
ayance substantiveuse (un substantif complément d'objet). Ainsi, dans « Roland est preux et Olivier est sage », les compléments preux et sage
ont une nature d'étance adjectiveuse. Notons toutefois que certains
types de substantifs compléments circonjacents ne peuvent être
considérés ni comme des étances ni comme des ayances — ce qui confirme
l'intuition décisive de l'homme du nihil que « le réel est un terrain
mou, marécageux, et plein de roseaux ». C'est le cas par exemple de la
bête dans la phrase : « Émile Cioran fait la bête pendant que Simone
Boué raccommode ses caleçons. »
De la
culture belge, on peut biffer Delvaux, on peut biffer Michel de
Ghelderode, on peut biffer Maurice Maeterlinck, on peut biffer Simenon,
on peut biffer Alechinsky, on peut biffer Jean-Claude Pirotte, on peut
même biffer Michaux, mais on ne doit en aucun cas et sous aucun prétexte
biffer Magritte.
Ce
mot est-il nécessaire ? Non. Alors du balai. Et cette phrase ? Non plus.
Du balai aussi. À la réflexion, rien n'est nécessaire. — On commence
par biffer un mot, une phrase, et finalement on biffe tout. Mais il
faudrait voir tout de même à ne pas biffer Magritte (de l'histoire de
l'art) !
Comme
il en a assez d'être pris pour un « pauvre bougre » inoffensif, l'homme
du nihil a décidé de se montrer plus contondant. Aux doubles-vécés, la
reginglette ! Fini le zingibéracé ! Place à l'hystricognathe et au
xéranthème xénothropique ! Et « sus à la chose sue, chausse-trape qui
susurre au sot l'idée contrefaite du sublime » !
La
liste des objets que Robinson réussit à sauver du naufrage de son navire
donne une idée du dénuement — métaphysique ! — de l'homme du nihil :
deux fusils, une hache, trois sabres, une scie, trois fromages de
Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée... Nul volume de
Heidegger ou de Gabriel Marcel !
La
prière orthodoxe qu'on récite aux enterrements est véridique : c'est en
vain que s'agite l'étant existant. N'ayant pas lu Heidegger, elle ne
dit pas exactement « l'étant existant », mais l'idée est là.
L'influence
du « romancier de l'absurde » Albert Camus, considérable en Occident dans
les années cinquante, se répandit ensuite jusqu'en Chine comme en
témoigne l'anecdote suivante. Un jeune disciple demande à un vieux moine
camusien : « Qu'est-ce que la réalité empirique ? » Et le maître de
répondre : « La réalité empirique est un navet de deux livres acheté au
marché de Chaozhou. » La leçon à retenir est celle-ci : le monde est
absurde, mais si vous ne vous accrochez pas à la réalité empirique, il
vous en cuira.
Si
quelque chose peut donner le sentiment du devoir accompli, c'est bien
l'homicide de soi-même. Mais le « devoirant » ne peut en jouir pleinement
vu qu'il est, comme on dit, « décédé ».
Dans
tout ce qui est lié de près ou de loin à l'homicide de soi-même, il y a
quelque chose d'enveloppant et d'onctueux, quelque chose qui rappelle
un peu le yaourt bulgare.