Au
dire de Gragerfis, ce qui exaspère le plus l'homme du nihil, c'est le
fait que les « monstres bipèdes » qu'il côtoie ont tous l'air de juger
leur existence nécessaire (quand la sienne propre ne lui semble même pas probable). — Oh, ces salops ! Comme il les hait !
Selon
Gragerfis, l'homme du nihil considère que toute personne prononçant les
mots Bhagavad-Gita prouve par là même qu'elle n'a aucun amour-propre ni
aucun sens du ridicule. Idem — en un peu moins grave — pour le nom
Vishnou.
Tôt
ou tard, tout ce que le monstre bipède invente, tout engin, tout
ustensile — fût-ce un simple ouvre-boîte — en arrive à agresser
l'homme du nihil — jusqu'à parfois lui entailler cruellement le « fondement de l'historialité du Dasein ». On pourrait appeler ce
phénomène « la malignité des objets ».
« J'ai
bien souvent noté dans mon journal que le vocable strapontin est le
souverain antidote de mes pires états intérieurs. » (Stylus Gragerfis,
Journal d'un cénobite mondain, p. 383)
L'homme
du nihil en a ras la casquette de la réalité empirique qu'il juge « fétide », « mal agencée » et « barbante ». S'inspirant des peintres
abstraits, et notamment de Jean Bazaine, il a décidé de procéder à
l'anéantissement systématique de l'espace. Mais il ne compte pas
s'arrêter là : au moyen de vocables tels que reginglette et zingibéracé,
il entend mettre sur pied un nouveau réel doté de structures à
l'unisson de celles de la musique concrète. Il va ouvrir une nouvelle
ère dans l'évolution du cosmos. Du moins, c'est son intention.
« Il
est probable que si le nihilique était doué de raison, il
revendiquerait la liberté de son comportement et imaginerait de
plausibles motifs pour justifier son élan incoercible vers le Rien. »
(Jean Rostand, La Vie et ses problèmes, Paris, Flammarion, 1939, p. 86)
« L'homme
du nihil, un jour que je lui parlais de l'homicide de soi-même, me dit
qu'il mettait le suicidé philosophique au-dessus de tous les poëtes et
de tous les penseurs, et qu'il ne pouvait le comparer qu'à une tête de chien couché. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Pour
démontrer que le non-être est préférable à l'être, l'homme du nihil
imagina d'enfermer un philosophe dans une vessie. Mais la difficulté
d'attraper vivant un « ami de la sagesse » — créature éminemment
visqueuse, comme on sait — le fit renoncer à ce projet.
Le
11 octobre 1967, l'essayiste roumain Émile Cioran chercha inutilement,
pendant deux heures, boulevard Richard-Lenoir, deux robinets pour sa
cuisine — des robinets « vieux modèle, hélas ! » Il en conçut, comme on
peut l'imaginer, une forte irritation, mais si ce fiasco mit le comble à
son pessimisme, il ne changea pas fondamentalement sa vision du monde — qui était déjà, avant cette désastreuse expérience, d'une noirceur
proprement fuligineuse.
« Ma
neurasthénie, mon penchant à la rumination, ma misanthropie... — il y
a en moi du bivalve pectinidé. Le dernier pétoncle. Tel je m'apparais. »
(Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Le
penseur roumain Émile Cioran, un jour qu'il était « gonflé à bloc »,
aurait déclaré péremptoirement qu'« aucune invention humaine ne peut nous
guérir de notre mal essentiel ». — Pourtant, le chloralose, qui
résulte de la condensation du chloral et du glucose et est utilisé
depuis des lustres comme souricide et taupicide, paraît bien posséder
les qualités requises. À dose très élevée, il provoque en effet un coma
hypertonique profond se concluant par un collapsus et finalement la mort !
« En
ce moment même, partout dans le monde, des milliers et des milliers
d'hommes sont en train de mourir. Et moi, j'ai beau me retourner la
cervelle dans tous les sens, le seul mot que je trouve pour commenter
leur agonie est ichneumon. Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de
l'existence ! » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Un
jour, fou de rage envers le logos, l'homme du nihil s'empara d'un
dictionnaire et détruisit mot après mot. Il les biffa tous. Un seul
survécut au massacre et demeura intact : xéranthème xénotropique (deux
mots, en fait).
Chaque
fois qu'il abuse du pichtegorne, l'homme du nihil est visité par son
mauvais génie, comme le fut Brutus par le sien avant la bataille de
Philippes. Mais le démon du nihilique n'annonce pas à ce dernier sa fin
prochaine (ce serait trop beau). Il se contente de lui susurrer à
l'oreille le vocable reginglette, ou parfois — pour lui faire mieux
sentir sa solitude ? — le mot protoptère (qui désigne un genre de
dipneuste africain). Mais reginglette ou protoptère, le résultat est le
même : un intense « mal aux cheveux » — suivi du serment solennel de ne
plus jamais boire de « pichtegorne ».
Pour
être compris des crétins, l'homme du nihil adopte leur langage et
proclame urbi et orbi que le réel « ne fait pas sens » (avec arguments à
l'appui). Mais en pure perte : il pourrait s'exprimer en tagalog ou en
patagon, cela ne changerait rien à l'affaire. Les crétins sont des
adorateurs fanatiques du réel et rien ne leur enlèvera de l'idée qu'il « fait sens ».
Il
paraît que, quand il faisait ses courses et que la caissière lui
demandait s'il avait une carte de fidélité, l'homme du nihil répondait
qu'il n'avait, dans sa vie, été fidèle qu'à une seule chose : l'idée que « rien n'est » ; mais que pour le reste, il était versatile au possible.
Et tel Edmond Husserl devant un phénomène inattendu, la caissière en
restait chaque fois « comme deux ronds de frite ».
L'homme
du nihil est de ces tristes personnages qui ne se sentent bien — et
encore, c'est beaucoup dire — que lorsqu'ils disent du mal de quelque
chose ou de quelqu'un, ou encore — cas plus épineux nécessitant
l'emploi de fractions continues —, de l'« être » en général.
Le
philosophe viennois Otto Weininger, un jour qu'il était « gonflé à
bloc », aurait déclaré que la femme, non contente de n'avoir pas d'âme,
était « sous le joug du phallus ». Il est tout à fait possible que cela
eût été vrai à son époque, mais à la nôtre, tout porte à croire que
c'est plutôt l'homme qui est sous le joug de la « mijole » — sans parler
des « biberons Robert » et du fondement (de l'historialité du Dasein).
L'homme
du nihil est résolument favorable à la peine de mort car, primo, il est
vindicatif en diable, deuzio, « ça ne peut pas faire de mal », et tertio,
il n'a jamais pu souffrir les « belles âmes ». Comble de
jusqu'au-boutisme nihilique, il préconise même de se l'infliger à
soi-même !
Gragerfis
prétend que, soucieux de toucher un plus large public, l'homme du nihil
caressa un temps l'idée d'écrire un livre de témoignage « choc, vrai et
immersif » intitulé J'ai joué au ping-pong avec Roland Jaccard (et aux
petits chevaux avec Linda Lê). Mais d'une part, les éditeurs pressentis
trouvèrent ce titre trop long, d'autre part, son à-quoi-bonisme ne
tarda pas à reprendre le dessus et l'empêcha de mener ce projet à bien.
Un
sceptique patenté ne devrait jamais épouser quelqu'un qui ne l'est pas.
À vrai dire, il ne devrait épouser personne. À vrai dire, personne ne
devrait épouser personne. L'autrui du philosophe Levinas est par trop
épouvantable.
La
femme ne s'investit jamais à cent pour cent dans une « relation
sentimentale ». C'est d'ailleurs pour cela qu'elle a une grande facilité à « tourner la page » (comme elle dit). Elle aime tourmenter, mais se lasse
(plus ou moins vite) de tourmenter la même personne. Elle aime le
changement. Par-dessus le marché, comme l'a bien vu Weininger, elle n'a
pas d'âme. Quant à l'homme, c'est une autre histoire : c'est un couillon — et nous ne faisons pas ici référence au chef cuisinier Alexandre
Couillon qui, avec son épouse Céline, dirige le restaurant La Marine à
Noirmoutier.