Maurice
Blanchot a vécu sa vie en vain. Il a produit une couple de livres
effrayamment fastidieux, il a promené son Moi à droite et à gauche, il a
un peu fait le « golmon » avec Georges Bataille, et puis il est mort. Que
reste-t-il de lui aujourd'hui ? Rien. Absolument rien. C'est comme s'il
n'avait jamais existé. Sa vie a été fausse de bout en bout. Il aurait
mieux fait de ne pas naître.
Manquer
put sa patrie au grand Osuna, mais non à sa défense ses exploits (nous
dit Quevedo). Le nihilique, c'est différent. Sa patrie, c'est le Rien,
et elle ne lui a jamais fait défaut. Quant aux exploits... il n'en a pas
réalisé des masses, si ce n'est celui de vivre, jour après jour, une
minute après l'autre. Et il n'en est pas fier, oh non — bien le
contraire, plutôt.
Les
gnostiques alexandrins niaient l'humanité corporelle du Christ. Ils ne
pouvaient admettre qu'il fût soumis aux misères de la physiologie —
production de matière fécale, largage de « caisses » consécutif à
l'ingestion de flageolets ou de choux de Bruxelles, etc. Et comme ils
rangeaient la crucifixion parmi ces « misères de la physiologie », ils
allèrent jusqu'à déclarer qu'un fantôme avait été crucifié à sa place.
D'après
Shakespeare, nous sommes faits de la même matière (ou des mêmes deux
matières) que les rêves, à savoir — c'est un peu embarrassant à
répéter — le pipi (« wee-wee ») et le caca (« doo-doo »).
Quand
on a passé la moitié de sa vie à dormir et l'autre moitié à attendre
que ça se passe, mourir ne devrait pas poser de problème. Et pourtant
si. C'est plus fort que soi, on a les jetons.
Chez
les bouddhistes, les deux véhicules de pompier (le grand et le petit)
ont en commun les trois caractéristiques de l'être (impermanence ou
fugacité, souffrance et irréalité du Moi), les quatre nobles vérités, la
transmigration, le karma et la voie moyenne. Le plus grand des deux
véhicules se distingue par son idéalisme absolu (derrière les
apparences, il n'y a rien ; l'univers est une illusion ; vivre est la
même chose que rêver) et par son klaxon à cinq trompes qui joue La
Cucaracha.
Les
gnostiques et les kabbalistes croient que l'univers est l'œuvre d'un
dieu déficient, dont la fraction de divinité est proche de zéro. C'est
ainsi qu'ils justifient l'existence du mal, et celle d'énergumènes aussi
odieux que les garagistes de La Bourboule.
Pour
se libérer du monde des apparences et — tant qu'à faire — du
samsara, le « négateur universel » Émile Cioran engloutissait d'énormes
quantités de tarte aux poireaux. Il voyait bien que ça ne marchait pas,
mais il continuait quand même, poussé, disait-il, par son « démon de la
perversité ». Il en offrait parfois à Ionesco et à Beckett, mais eux non
plus ne parvinrent jamais à se libérer du monde des apparences (ni, pour
autant que l'on sache, du samsara).
Hermann
Oldenberg observe que les bouddhistes conçoivent le nirvana comme un
lieu où les êtres libérés se reposent, un genre de « canapé-lit
métaphysique » comportant une « housse amovible ».
Dans
sa pièce Roméo et Juliette, le dramaturge William Shakespeare fait
déclamer à son héros que sa chair est lasse du monde, qu'elle subit le
joug des néfastes étoiles, et cætera. C'est terrible à dire, mais
Shakespeare ne pouvait pas parler normalement. Même pour demander qu'on
lui passe la rhubarbe ou le séné, il fallait qu'il soit pompeux. C'était
aussi le cas de son contemporain Christopher Marlowe, qui ne
s'exprimait qu'en pentamètres iambiques.
Hospitalier
et fidèle en son reflet, où à n'être qu'apparence s'accoutume la
matérielle existence, tel est le vocable zingibéracé. Il projette une
douce lumière, il éclaire sans aveugler. Il est comme un clair de lune
dans la pénombre.
Le
nihilique a été initié aux mystères du Rien, comme Roger-Patrice Pelat
fut au rachat de Triangle par Péchiney en 1988. Mais contrairement à
Pelat, ça ne lui a rien rapporté (qu'un accablant sentiment de
solitude).
Lovecraft
dit que si l'être humain, à de certains moments, se précipite aux
doubles-vécés, c'est pour répondre à un impérieux « appel de Cthulhu » ;
et qu'il se livre, derrière les murs de l'édicule, à un « rituel hideux ».
Matérialistes
dialectiques, personnalistes mouniériens, empiristes logiques,
sceptiques grecs, existentialistes chrétiens, tous ces amis de la
sagesse ont une chose en commun. Ils sont tous du Puy-de-Dôme. Ils sont
tous de La Bourboule.
Dans
Crime et châtiment, quand Catherine Ivanovna Marmeladova dit à Loujine
qu'elle l'a vu glisser cent roubles dans la poche de Sonia, le
colocataire de Loujine, Lebeziatnikov, suffoque d'indignation. Il est
comme George Floyd : he can't breathe.
Quand
Carducci écrit « le silence vert des champs », il pousse un peu le
bouchon. Ce sont les champs qui sont verts, pas le silence. Nous savons
bien que le langage est un fait esthétique, mais « comme même » !
Tout
jeune déjà, Jean-Paul Sartre affirmait à qui voulait l'entendre
que « l'en soi n'a pas à être sa propre potentialité sur le mode du
pas-encore ». Ses parents en étaient gênés et lui disaient qu'il était un « serin ».
Le
philosophe Henri Bergson souffrait de la solitude et aurait bien aimé
rencontrer une « milf ». Il lui aurait montré son « élan vital », sa « durée »
et son « évolution créatrice ». Mais il ne savait pas où chercher. Son
cousin par alliance Marcel Proust lui conseilla de s'inscrire à un
atelier d'écriture ou à un club de cinéphiles. Mais Bergson trouvait ça
trop compliqué. Il avait l'intuition que ça ne donnerait rien.
Bodhidharma
est ce moine hindou qui, au sixième siècle, propagea le bouddhisme en
Chine. En 527, il a une entrevue avec l'empereur Wudi. Quand l'empereur
lui demande combien de mérites il a accumulés en construisant des
monastères et en copiant des soutras, Bodhidharma répond : « Aucun
mérite. » L'empereur lui demande alors : « Quel est le sens suprême de la
noble vérité ? » Bodhidharma sent la moutarde lui monter au nez. Il
baisse son « bénard », s'accroupit, et extrait de son anu un odoriférant « cigare japonais ». « Voilà le sens suprême de la noble vérité, dit-il.
T'es content ? » Le bouddhisme zen était né.
Contre
la constipation occasionnelle, il faut lire du Francis Ponge. Son texte
sur le cageot, en particulier — où le poëte établit un rapprochement
entre les vocables cage, cageot et cachot —, possède un merveilleux
pouvoir laxatif.
Il
paraît que pour être véritablement bouddhiste, il ne faut pas seulement
comprendre mais « sentir » les quatre nobles vérités et l'octuple
sentier. Mais comment sentir quelque chose qui porte un nom aussi
énormément guez que « nobles vérités » ? Ce n'est pas possible. Il doit
s'agir d'un malentendu.
Dans
son deuxième discours (après celui du Parc des Gazelles), le Bouddha
fit connaître à ses disciples que tout brûlait : les âmes, les corps,
les choses, tout était en feu. Inquiets, les bouddhistes décidèrent
alors de se doter d'un « petit véhicule de pompier » — en attendant de
pouvoir s'offrir un « grand véhicule de pompier ».
On
peut ne pas croire à la réalité de la « réalité empirique », on s'y sent
tout de même captif. On s'y sent comme l'infortunée Françoise Claustre
quand elle était prisonnière des odieux « rebelles toubous » (au Tibesti,
dans le nord du Tchad).
Voulant
fuir le monde moderne et ses émanations toxiques, on se plonge dans une
anthologie de la poésie anglaise romantique, et l'on est aussitôt
frappé par une évidence : entre Coleridge, Wordsworth et Shelley,
c'était à celui qui écrirait le poëme le plus guez.
Ça
y est. Le corps du Dante projette une ombre. Il est reconnu comme un
vivant. Il est au purgatoire. Ouf ! Mais nous, nous ne sommes pas sortis
de l'auberge. Il nous reste encore pas mal de pages.