« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
jeudi 17 octobre 2019
Rencontre entre deux avions (Raymond Carver)
Je suis représentant en livres. Je travaille pour une firme très connue. Nous éditons des livres scolaires et notre centre se trouve à Chicago. Mon secteur couvre l'Illinois, une partie de l'Iowa et du Wisconsin. Je revenais de la Convention de l'Association des éditeurs de l'Ouest, qui s'était tenue à Los Angeles, quand j'ai eu l'idée, pour quelques heures, de rendre une visite à mon père. Vous comprenez, je ne l'avais plus vu depuis son divorce d'avec ma mère, deux ans auparavant. J'ai donc sorti son adresse de mon portefeuille et j'ai rédigé un télégramme. Le matin suivant, j'ai expédié mes affaires à Chicago et je suis monté dans un avion pour Sacramento.
Il m'a fallu une bonne minute pour le repérer dans la foule. Il se tenait, comme tout le monde, derrière la vitre, à la sortie. J'aperçus ses cheveux blancs, ses lunettes, son pantalon brun au pli permanent.
— Alors, papa, ça va ? lui ai-je lancé.
— Les, a-t-il dit, prononçant mon nom.
Nous nous sommes serrés la main et dirigés vers la sortie.
— Comment vont Mary et les enfants ? m'a-t-il demandé.
— Tout le monde va très bien, ai-je répondu en mentant. Et toi, comment va le philosophe Henri Bergson ?
— Oh, il me donne bien du souci, a répondu mon père. Il affirme qu'il n'y a pas d'autre homogénéité que celle de l'étendue spatiale. Dès lors, toute homogénéité attribuée au temps est une illusion. C'est sur ce point précis que je me sépare de lui. Car enfin, que faut-il pour constituer une homogénéité ? Il faut un continu dans lequel on puisse effectuer des coupures, de manière à pouvoir constituer dans ce continu des termes qui s'opposent. Or le temps est un continu. Tout le monde l'admet, y compris Bergson, puisqu'il rejette l'idée d'une séparation entre deux instants.
— Continue, ai-je dit, ça devient intéressant.
— Eh bien... Tu vois, Les, le truc c'est que ce continu est successif. Qu'allons-nous en conclure ? Que la succession empêche l'homogénéité en nous enlevant la possibilité d'opposer un instant à un autre instant, vu qu'il n'y a pas deux instants simultanés ?
— Je ne sais pas, ai-je répondu. Oui ? Je dis ça au hasard !
— Mais non, bougre d'andouille ! Sans la mémoire, il n'y a aucune opposition actuelle entre deux instants de la durée. Cela veut dire que l'opposition homogène entre deux moments du temps signifie une opposition entre le présent, qui est, et le passé, qui n'est plus !
— Ah ouais ! j'ai dit. Si on allait prendre une tasse de café ?
— Comme tu voudras. Mais je n'ai pas de voiture.
Nous avons trouvé le bar, commandé des boissons, allumé, chacun, une cigarette.
— Eh bien, nous y voilà, ai-je dit pour dire quelque chose.
— Ma foi, oui, a-t-il répondu.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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