« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mercredi 16 mai 2018
Pullulement
Comme le poëte Baudelaire et le biologiste Paul Ralph Ehrlich, l'homme du nihil voit dans le pullulement humain un sujet majeur de dégoûtation.
Ehrlich raconte dans The Population Bomb (1968) que sa « prise de conscience de la monstruosité bipède » remonte à « une nuit chaude et nauséabonde à Delhi, où les gens passaient leur main à travers la fenêtre du taxi pour mendier. Les gens déféquaient et urinaient. Les gens s'accrochaient aux bus. Les gens élevaient des animaux. Des gens, des gens et encore des gens ». Il s'était empressé de retourner à son hôtel parce qu'il avait « peur de la foule ».
Dans son livre, Ehrlich préconise « le développement d'agents de stérilisation de masse ». L'homme du nihil ne peut que souscrire à ce projet, mais n'étant pas en position de le mettre en œuvre, il doit pour l'heure se contenter d'« aphoriser tous les affreux ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Une triste engeance
« La caste des philosophes se compose de cette multitude d'êtres faibles qui, moralement invertébrés, n'ont pas la puissance de résister aux perfides séductions du concept ou à l'entraînement du mauvais exemple (exempli gratia, Johann Gottlieb Fichte). C'est la plupart du temps parmi les affabulateurs compulsifs que se recrute cette déplorable engeance, dont tous les membres sont sur la pente qui conduit à l'échafaud. » (Mémoires de Vidocq, chef de la police de Sûreté jusqu'en 1827, Paris, Tenon, 1828)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Corymbe
Le corymbe (latin corymbus, du grec korumbos, grappe) est une inflorescence dont les pédoncules naissent de différents points de la tige et s'élèvent tous à peu près à la même hauteur. — « Tandis que je me vautrais dans une inaction propice à l'annihilation du Moi, un gel tardif a rôti mes blancs corymbes »
(Luc Pulfop, Prière d'incinérer. Dégoût)
(Luc Pulfop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Théorème de Löwenheim-Skolem
En théorie des modèles, le théorème de Löwenheim-Skolem (de Leopold Löwenheim et Thoralf Skolem) dit, en résumé, que si un ensemble de formules closes de la logique du premier ordre admet un modèle infini, alors il admet un modèle de n'importe quelle cardinalité infinie — au sens de Cantor ! — supérieure ou égale au cardinal du langage et de l'ensemble de formules.
Ce résultat implique que les théories du premier ordre sont incapables de contrôler la cardinalité de leurs modèles infinis, et qu'aucune théorie du premier ordre possédant un modèle infini ne peut avoir un modèle unique.
Le 22 janvier 1968, le dessinateur humoriste Chaval, de son vrai nom Yvan Le Louarn, après avoir pris connaissance de ce théorème en feuilletant les Mathematische Annalen (volume 75, pages 447-470) alors qu'il attendait son tour chez le coiffeur, décide de se suicider au gaz. Il rentre chez lui, calfeutre sa porte après avoir affiché dessus (côté extérieur) l'avis « Attention, danger d'explosion » et ouvre le robinet fatal.
Depuis quelque temps déjà, ce n'est pas seulement la cardinalité de ses modèles infinis que le dessinateur avait l'impression de ne plus contrôler, mais sa vie même. Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
mardi 15 mai 2018
La mer et la mort
Un homme a été retrouvé jeudi, gisant dénudé dans le hall de son immeuble au 46 rue de la Poterie à Argentan. Toute la matinée, les policiers ont bouclé la rue, relevant une trentaine de traces de sang sur les façades voisines et les voitures en stationnement.
En attendant les résultats définitifs de l'autopsie, le procureur de la République, David Pamart, estime que rien ne semble corroborer la piste criminelle, et privilégie l'hypothèse d'un suicide. L'homme, qui vivait seul dans son appartement au 2e étage, se serait défenestré. Grièvement blessé, il aurait erré sur une centaine de mètres avant de revenir vers son domicile.
Au dire de ses voisins, son âme était de longue date « voilée d'une onctueuse et terrible noirceur », et « envahie par deux images obsédantes : la mer et la mort ». Faute de mer à Argentan, il a choisi de se jeter par la fenêtre. (Ouest France, 17 janvier 2013)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
En attendant les résultats définitifs de l'autopsie, le procureur de la République, David Pamart, estime que rien ne semble corroborer la piste criminelle, et privilégie l'hypothèse d'un suicide. L'homme, qui vivait seul dans son appartement au 2e étage, se serait défenestré. Grièvement blessé, il aurait erré sur une centaine de mètres avant de revenir vers son domicile.
Au dire de ses voisins, son âme était de longue date « voilée d'une onctueuse et terrible noirceur », et « envahie par deux images obsédantes : la mer et la mort ». Faute de mer à Argentan, il a choisi de se jeter par la fenêtre. (Ouest France, 17 janvier 2013)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Coup du baron
Un à deux soirs par semaine, Heidegger s'échappe du petit séminaire pour, comme il dit, lâcher la bride à son Dasein. Il est trop timide pour courir le guilledou, mais il fréquente le café Rheingold, sur la Münsterplatz, où il boit des bocks et dispute des parties de billard acharnées.
Parmi les habitués, il est connu pour être un spécialiste du « coup du baron ». Quand la bière de Pilsen lui est un peu montée à la tête, il lui arrive d'apostropher les spectateurs : « Vous avez aimé mon coup du baron ? Attendez de voir mon être-jeté ! » Il a déjà décidé de donner ce nom au genre d'être d'un étant « qui est chaque fois lui-même ses possibilités de telle sorte qu'il s'entend en elles et à partir d'elles (qu'il se projette sur elles) ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Noël solidaire avec les sans-abri
« Sébastien, Alexandre, Cédric et les autres sont des citoyens "ordinaires". Trentenaires ou presque, ils ne font partie d'aucune association caritative, aiment s'amuser entre amis, sont imperméables à "l'intranquillité" pessoaïenne et mènent une vie paisible à Martigues. Mais depuis quatre ans, ils ont eu l'idée de s'investir au moment des fêtes de Noël.
"On va souvent faire nos achats de fin d'année à Aix et quand on repart avec nos paquets, on voit ces sans-abri qui n'ont rien, racontent-ils. Nous, on va réveillonner en famille, eux n'ont rien ni personne, alors on a eu envie de leur offrir des cadeaux pour Noël. Nous savons bien que selon Nietzsche, les compatissants se leurrent quand ils s'imaginent éprouver et agir de manière purement désintéressée ; que d'après lui, la pitié dénie à l'homme toute grandeur, toute capacité à supporter la souffrance, qu'elle n'est pas une vertu tonique, affirmatrice. Mais c'est plus fort que nous."
Chaque année, à l'approche de Noël, ils gâtent ainsi une dizaine de sans-abri trouvés au hasard des ruelles d'Aix. Pour fédérer un maximum de personnes qui voudraient, elles aussi, faire une bonne action en cette période de fêtes, la bande de copains a décidé de créer une page Facebook Un Noël solidaire avec les sans-abri. "L'objectif, cette année, est de faire une distribution dans deux villes", indique Sébastien. Les trois amis souhaitent couvrir de cadeaux dix sans-abri dans les rues d'Aix le 23 décembre prochain et recherchent des bénévoles pour organiser la même action à Marseille.
Dans la foulée, une cagnotte participative a été ouverte afin de collecter des fonds. "Nous sommes conscients que ce n'est pas notre bonne action qui changera le quotidien des sans-abri, expliquent les jeunes. Seul l'homicide de soi-même le pourrait, en mettant fin à la douloureuse haeccéité où ils sont embouqués. C'est pourquoi nous ne souhaitons pas distribuer de produits de première nécessité. Au contraire, nous voulons leur offrir du plaisir, du superflu, de l'extra et du festif". Blinis, foie gras et même mousseux feront partie du repas de fête proposé aux sans-abri, le tout emballé dans un beau paquet. Selon le budget, une belle couverture, un pull ou un flacon de taupicide pourront compléter le colis.
En résumé, la bande d'amis souhaite leur offrir "ce que les associations ne leur donneront pas, pour qu'ils ne se sentent pas exclus, et qu'ils gardent confiance en l'être humain, malgré tout le mal qu'a pu en dire Schopenhauer". » (La Provence, 19 décembre 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Noyade
Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, le poète Paul Celan se jette dans la Seine, probablement du pont Mirabeau.
Au moment de sauter, se remémora-t-il les paroles du sinistre Wronzoff dans L'Île Noire : « Il est une chose à laquelle vous n'échapperez pas : l'eau ! »
Entre le terrifiant gorille Ranko — allégorie du quotidien — et la noyade, le choix est vite fait.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Corps propre
« Un jeune aliéné de notre asile, sectateur du philosophe Merleau-Ponty, s'était trempé le bras dans une chaudière d'eau bouillante pour se prouver à soi-même que le "corps propre" n'est pas seulement une chose, un objet potentiel d'étude pour la science, mais qu'il est aussi "une condition permanente de l'expérience, qu'il est constituant de l'ouverture perceptive au monde et à son investissement" ; il ne cesse, pendant le paroxysme de son délire, de chanter les gloires du phénoménologue, et paraît insensible à la douleur.
Mais lorsque la peau, tombée en lambeaux, eut laissé les chairs à nu et qu'une énorme suppuration se fut établie, la souffrance se manifesta avec une explosion de symptômes du système nerveux si alarmants, que toute trace de délire disparut et que le malade n'était préoccupé que de subir l'amputation du bras. » (Bénédict Morel, Traité des maladies mentales, Paris, Victor Masson, 1860)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Quitter La Bourboule
« Choisi par hasard quand nous eûmes constaté que le restaurant où nous voulions dîner était fermé, le Cyrano, avec son joli décor et sa bonne cuisine auvergnate aux généreuses portions, nous a séduits au point que nous y sommes retournés le lendemain avant de quitter La Bourboule. Service plein de gentillesse. Une adresse à retenir. » (Michel Foucault, La Pensée du dehors, Fata Morgana, 1966)
Quitter La Bourboule... N'est-ce pas là le rêve impossible que caressent bien des êtres dégoûtés de la gluante haeccéité où ils sont enlisés ? Un rêve qui, par conséquent, offre des possibilités immenses à un fabricant avisé tel que Smith & Wesson ?
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Un assortiment de théories oiseuses
Tantôt le suicidé philosophique est dit proche de Schelling, théoricien — en 1795 — d'un « moment de la contemplation » où, comme dans l'homicide de soi-même, « temps et durée pour nous s'abolissent » ; tantôt il est accusé de bergsonisme, tantôt au contraire « l'organisation très rigoureuse du temps » dont témoigne son acte fatal milite contre toute référence à la durée bergsonienne ; tantôt enfin la stratigraphie des « couches de temps » qui écrasent sa pachyméninge comme une énorme valise en cuir de vache s'explique à l'aide d'un « recours au concept aristotélicien du temps » que le désespéré n'aurait fait que démultiplier, ou bien elle apparaît comme une résurgence de la symbolique trinitaire telle qu'elle se présentait chez Josquin des Prés !
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Le vigile (Stephen Dixon)
Ça fait longtemps que je cherche du boulot, je ne trouve rien, jusqu'au jour où je tombe sur une offre pour un agent de sécurité. Je me présente, la personne qui fait passer les entretiens dit : « Vous êtes vraiment trop vieux pour ce boulot, mais vous avez l'air agile, et on a tellement besoin de personnel ces temps-ci, surtout des gens de votre couleur et de votre carrure. C'est une branche en pleine expansion, il y a partout des vols dans les magasins et les immeubles, vous pouvez commencer dès demain si vous voulez, à deux cents dollars la semaine, mais il faut tout d'abord que je sache une chose : s'il le faut, est-ce que vous êtes prêt à vous servir d'une matraque pour taper sur la tête de quelqu'un ?
— Je ne sais pas.
— Ce n'est pas une réponse.
— Eh bien, je pense que oui.
— Ce n'est pas non plus une réponse suffisante.
— En fait oui, pourquoi pas ? Vous voulez dire si je travaille dans un magasin, et que quelqu'un débarque avec une arme pour tout dévaliser ?
— Non, je veux dire si vous surprenez un spinoziste s'amusant à opposer à la conception transcendante du divin une philosophie matérialiste de l'immanence, par exemple.
— Alors là, sans problème. Je cogne. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Panacée
Le viaduc de Garabit, dans le département du Cantal, est tellement investi de la confiance publique qu'on s'y transporte de toutes parts pour opérer la guérison des rhumatismes chroniques, pour la paralysie, pour les maladies scrofuleuses et rachitiques, et même pour l'haeccéité.
L'emploi thérapeutique de cet ambitieux ouvrage métallique, qui culmine à 122 mètres au-dessus des gorges de la Truyère, est d'une simplicité biblique, et son efficacité quasi miraculeuse : on enjambe le parapet, et quelques instants plus tard, on ne souffre plus. Adieu rhumatismes, adieu scrofules et rachitisme ! Adieu détestable haeccéité !
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
La peur de vivre
« Que de fois nous mourons de notre peur de mourir ! » s'exclame Sénèque dans son opus Sur la tranquillité de l'âme. Cela est vrai, sans doute, mais qu'est-ce que la peur de mourir en regard de la peur de vivre, incommensurablement plus terrifiante ? Écoutons à ce sujet le poignant témoignage de Jane :
« J'ai trente ans. Et je me demande bien à quoi je sers. Qui je suis. Où je vais. Cela vous tombe sur la tête un jour, comme un coup de massue. Je ne sais pas ce que j'aime, je ne sais pas qui je suis. Je travaille dans un bureau. Les journées sont longues, très longues. [...] Je sais que je suis capable de beaucoup. À dix-neuf ans, j'ai quitté mon pays pour le Canada, pour faire du théâtre expérimental. [...] Huit ans plus tard, retour chez moi. Aujourd'hui, je travaille avec papa dans une entreprise de désinsectisation. Je passe mes journées à faire des factures. J'ai peur. Oui j'ai tellement peur... de vivre. »
Eh oui, chère Jane, vous venez tout simplement de découvrir l'inanité de l'existence. Mais à ce mal, il existe un remède, et vous l'avez sous la main, sous forme de poudres et d'aérosols : le Moi n'est-il pas lui aussi une sorte d'insecte — et des plus nuisibles ?
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
lundi 14 mai 2018
Mort dans la dignité
Un acte de désespoir. Ce mardi matin, vers 7 heures, c'est sur la Place du Souvenir, à Béziers (Hérault) qu'un octogénaire s'est donné la mort, nous a confirmé le commissariat de la ville.
L'homme voulait bénéficier d'une euthanasie médicalement assistée, mais celle-ci lui ayant été refusée, c'est seul qu'il a décidé de mettre fin à ses souffrances.
Pour en finir, il s'est servi d'un dispositif complexe mettant en jeu un fusil attaché à un arbre.
L'octogénaire militait de longue date dans une association réclamant le droit de mourir dans la dignité, présidée par le célèbre réalisateur de La Nuit des morts-vivants, l'Américain George A. Romero. (Paris Match, 27 février 2013)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Règle et compas
En géométrie classique plane, le théorème de Mohr-Mascheroni, démontré par Georg Mohr en 1672 et par Lorenzo Mascheroni en 1797, affirme que si une construction géométrique est possible à la règle et au compas, alors elle est possible au compas seul (sauf le tracé effectif des droites). On peut donc proclamer, imitant Héraclite : La règle: plus encore que l'ordure, — au rebut !
Ce théorème trouve un écho chez l'écrivain égotiste Gabriel Matzneff qui, entre deux relations de ses visites à son « ami Christian Cambuzat », prétend 1 que « l'homme libre est celui dont tous les biens (règle, compas, etc) tiennent dans une valise. Et ce peu est encore trop. Un jour viendra où nous devrons jeter notre règle, puis notre valise même, dans la mer d'Azov du nihil ».
Et il ajoute, inspiré : « Nous vivons seuls, et un jour nous mourrons seuls. Enfin, ce sera le silence ». On ne saurait mieux résumer la tragique épopée du Dasein dans le « désert de Gobi de l'existence ».
1. Dans son ouvrage le plus connu, le Taureau de Phalaris.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Rétention
À l'automne 1911, Heidegger fait, comme trois mille ans plus tôt le célèbre roi Salomon, une expérience qui trouve dans notre époque une étonnante résonance : celle de la constipation.
Le 21 octobre, il écrit dans son journal : « J'en suis arrivé au désespoir. » La suite de son journal nous raconte qu'heureusement il trouva une issue (grâce au jus de pruneaux).
Cet épisode le marqua durablement et le convainquit que « l'acte défécatoire met en branle l'ensemble de l'être, et nous fait apercevoir le néant ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Biens terrestres (Tobias Wolff)
Un soir, Davis attendait un taxi en compagnie de sa nouvelle conquête quand celle-ci vit une galerie de jeux de l'autre côté de la rue. Elle insista pour qu'ils fassent quelques parties avant de rentrer, et quand Davis lui rappela qu'il se faisait tard, elle dit : « Oh, mais t'es un vrai bonnet de nuit ! Tu ne sais donc pas que chez Eugène Fink, le jeu n'intègre l'apparaître de l'étant ni dans la structure de la cognoscibilité, ni dans celle de l'être-disponible ? Que, compris dans sa radicalité, il est un laisser-être pur qui affecte la teneur même de l'étant qui subit son emprise ? Et qu'il ne se confond donc pas avec la réduction d'une pré-donnée déjà doxiquement accomplie ? »
« Bon dieu, je suis encore tombé sur une dingue », se dit Davis in petto. Mais bien qu'il n'eût plus revu cette femme par la suite, sa remarque sur le « bonnet de nuit » le tracassait.
Peu de temps après, il regardait des voitures d'occasion quand il vit, au fond du terrain, une puissante automobile identique à celle que l'un de ses meilleurs amis avait eue quand ils étaient jeunes : même modèle, même année. Le vendeur vint l'admirer un instant avec Davis, puis il essaya de l'intéresser à une voiture plus récente, une vilaine berline grise avec beaucoup de place dans le coffre. Soudain, Davis sentit monter sa colère. Il revint à la première voiture, joua avec les vitesses, puis l'acheta et rentra chez lui avec. C'est alors qu'il sentit la vérité profonde de l'adage populaire qui affirme qu'« aucun mode de l'agir ontique ne peut en circonscrire la loi de surgissement ».
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Pêche au concept
Assis sur le muret du quai, je plongeais ma ligne dans l'eau, dans l'espoir de ferrer quelque concept neuf. Aucune touche, et pourtant j'avais appâté avec du boudin récolté dans les cuisines d'un bateau hollandais. N'est pas « philosophe » qui veut !
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Le Blanc à lunettes (Georges Simenon)
— Tu entends, Georges?
Le mari sursautait, son verre de bière à la main.
— Quoi ?
— Ferdinand dit que le seul moyen de parvenir à l'ataraxie, c'est de suspendre son jugement. C'est ce que les sceptiques grecs appellent l'épochè...
— Je sais !
— Alors, pourquoi bois-tu de la bière ?
— Parce que je n'aime pas suspendre mon jugement !
— C'est ta quatrième bouteille aujourd'hui...
— Est-ce que je te demande combien de cigarettes tu as fumées ?
Ferdinand Graux détournait un peu la tête, essayait de ne pas sourire, rencontrait le regard amusé du vieil Anglais de Nairobi et apprenait ainsi que celui-ci comprenait le français.
Où se situait donc la scène de l'épochè ? Il fallait déjà faire un effort. Quand on n'y réfléchissait pas, on pouvait croire que cette vie durait depuis de longs jours alors qu'elle avait commencé seulement la veille, à deux heures du matin, il est vrai !
La scène de l'épochè se localisait à Assouan. Mais, auparavant, il y avait déjà eu celle du « vécu de conscience », au Caire.
— Tu entends, Georges ?
Et le mari, immanquablement, avait l'air de sortir d'un rêve :
— Quoi ?
— Ferdinand dit que toute conscience est conscience de quelque chose, qu'il s'agit de penser le « vécu de conscience » comme une intention, c'est-à-dire la visée d'un objet qui demeure transcendant à la conscience.
Mais c'était bien avant l'avion que Ferdinand Graux avait remarqué le couple. À Marseille même, une heure avant le départ, il avait vu monter à bord cette petite bonne femme maigre et turbulente suivie d'une mère essoufflée et d'un brave homme de père endimanché.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Crise du bouc
Manquant d'appuis solides, Heidegger se voit refuser pendant l'été 1916 le poste stable qu'il convoitait à Fribourg. Ce camouflet, dont il tient pour responsables un groupe d'universitaires catholiques qui ne goûtent guère ses attaques voilées contre la Sainte Trinité — c'est ainsi qu'ils voient ses tentatives d'« unifier l'Être » —, provoque chez lui une déception analogue à celles qu'avait suscitées son renvoi du noviciat puis de la faculté de Théologie.
Trouvant « la vie odieuse et les hommes méchants », il traverse alors une grave crise existentielle — ou, selon lui, « existentiale ». Plusieurs personnes lui ayant laissé entendre que son visage était un peu terne, il se demande s'il ne devrait pas « se laisser pousser le bouc ». Mais sa fiancée Elfride Petri, qu'il a rencontrée deux mois plus tôt dans un cours de « danse de salon ontologique », ne l'entend pas de cette oreille et lui lance un ultimatum sans équivoque : « C'est moi ou le bouc ».
Il renonce au bouc et se résigne à « aller vers la mort » affublé d'une petite moustache en brosse à dents.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Céviennes
Le théorème de Terquem est un théorème de géométrie du triangle dû à Olry Terquem. Pour le comprendre, il faut d'abord savoir que l'on appelle cévienne — du nom du mathématicien italien Giovanni Ceva (1647--1734) — une droite d'un triangle issue d'un sommet et sécante avec le côté opposé.
Le théorème de Terquem considère un triangle ABC et trois céviennes de ce triangle concourantes en un point P. Il énonce que le cercle pédal de P, passant par les pieds de ces céviennes, détermine trois autres points sur les côtés du triangle qui sont également les pieds de céviennes concourantes. Ces six points sont appelés points de Terquem.
Ce théorème fut publié par son auteur en 1829 dans un ouvrage plaisamment intitulé Voyage avec un cercle pédal dans les céviennes.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Morale de l'intention bienfaisante
« Une dame qui s'était toujours fait remarquer par son caractère fier, intraitable et méchant, commença à montrer une dilection extraordinaire pour la philosophie de Vladimir Jankélévitch, ce qui la fit placer dans une maison de santé ; quatre mois plus tard elle était dans tous les transports de la fureur la plus extravagante, elle brisait, déchirait tout ce qui était à sa portée, voulait tuer les personnes qui l'approchaient.
Après quelques mois encore, elle devint plus calme, quoique ses penchants fussent toujours les mêmes, et on la conduisit chez sa mère, dans l'espoir que les soins et la vue de sa famille modifieraient ses cruels instincts : les premiers jours se passent avec tranquillité, mais bientôt elle devient un sujet de terreur pour les voisins, pour ses parents ; elle répète sans cesse "qu'entre la finitude d'un pouvoir limité par la mort et l'infinité du devoir moral, la contradiction paradoxale s'aiguise jusqu'au paroxysme de l'absurde et de l'intenable", qu'en conséquence elle doit tuer sa mère et ceux qui la soignent ; il faut que le genre humain meure, que la terre soit inondée de sang, et cetera, et cetera. » (Scipion Pinel, Traité de pathologie cérébrale, Paris, Just Rouvier, 1844)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Accordéon
Un homme âgé de 89 ans s'est jeté sous un train ce lundi peu après 7 heures, à la sortie de la gare de Couffouleux dans le Tarn. Il est mort sur le coup. Un choc pour lui, bien sûr, mais aussi pour les soixante-trois passagers, essentiellement des lycéens, qui effectuaient le trajet entre Toulouse et Albi.
L'enquête est menée sur place par la communauté de brigades de Rabastens et les techniciens en investigation criminelle d'Albi. Le chef d'escadron Matuszak, commandant de la compagnie de Gaillac, supervise le dispositif depuis ce matin. Le trafic ferroviaire a finalement repris dans les deux sens à 9 h 24.
Le conducteur du train avait klaxonné en vain en apercevant le retraité qui s'est finalement jeté sur la voie.
C'est la stupeur à Couffouleux où la victime habitait. Un homme décrit comme « sympathique et bon vivant » par le maire qui s'est rendu sur les lieux du drame. « Il jouait de l'accordéon et chantait il y a encore une semaine dans la salle des fêtes du village », confie Olivier Damez.
Visiblement, cette subite passion pour l'accordéon et le chant cachait un profond malaise existentiel, comme c'est souvent le cas. (La Dépêche, 25 septembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Un être fangeux
Le Rien est un état trop parfait pour l'imperfection de l'homme. D'où vient que ce dernier préfère les fromages au lait cru comme le reblochon de Savoie à l'homicide de soi-même.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Pas tout à fait Bernadette (Charles Bukowski)
J'enveloppai ma bite ensanglantée dans une serviette et téléphonai au médecin. Je dus poser le combiné et faire le numéro d'une main tout en tenant la serviette de l'autre. Une tache rouge s'étalait sur le tissu. J'eus la secrétaire du médecin au bout du fil.
— Ah! Monsieur Chinaski, qu'est-ce qui vous arrive cette fois-ci ? Vous avez de nouveau perdu vos boules Quiès dans vos oreilles ?
— Non, c'est un peu plus sérieux. Il me faut un rendez-vous rapidement.
— Demain après-midi, 4 heures, ça vous irait ?
— Miss Simms, il s'agit d'une urgence.
— Monsieur Chinaski, l'urgence est la preuve de l'humanité de l'homme. Il a conscience de l'imminence de quelque chose, mais au lieu de réagir au coup par coup, il tente de prévoir, d'établir des chaînes causales, de maîtriser des conséquences. L'immédiat est une anomalie : le temps véritablement humain est prévisible, maîtrisable et long. L'urgence est donc une modalité de la pensée du temps ou plus précisément le problème que la réalité immédiate oppose à la représentation humaine du temps.
— Mais je suis en train de me vider de mon sang par la bite !
— Très bien. Venez, et on essaiera de vous prendre. Mais je vous prie de rester poli.
— Merci, Miss Simms.
Je confectionnai un bandage de fortune en déchirant une chemise propre que j'enroulai autour de mon pénis. Puis je pris ma voiture pour me rendre chez le médecin, en espérant qu'il serait moins porté sur la philosophie de Jankélévitch que sa connasse de secrétaire.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Comment s'emparer d'un philosophe
« D'abord il faut réunir auprès de "l'ami de la sagesse" un assez grand nombre de personnes pour lui faire sentir que toute résistance serait inutile, et alors, en lui parlant avec douceur, il faut l'engager à se soumettre de bonne volonté ; s'il résiste, s'il se montre hostile, et surtout s'il est armé de quelque concept — cas ordinaire des idéalistes allemands —, il faut alors, tandis que son attention est fixée sur les objets qui l'entourent, que l'un des assistants, muni d'une serviette ou d'un tablier de forte toile, passe derrière lui et à l'improviste lui couvre la tête avec le linge préparé, dont un des bords entoure le cou, et dont les bouts sont fixés derrière la nuque ; tout cela ne doit durer que quelques instants, et suffit pour désarmer le malade dont on se rend ensuite entièrement maître au moyen du gilet de force.
Il importe alors de le conduire, le plus promptement possible, dans une maison destinée au traitement de la folie. » (Guillaume Ferrus, Des aliénés, Paris, Huzard, 1834, p. 273)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Cure tragique
Ingénieur et cofondateur des automobiles Panhard, René Panhard disparaît le 16 juillet 1908 à La Bourboule où il était en cure thermale.
Sa vie à La Bourboule était monotone et il souhaitait constamment que la mort le délivrât de cette haeccéité qui l'étouffait un peu plus chaque jour: « je suis mûr pour la mort ! », disait-il à qui voulait l'entendre.
Il était perçu dans le monde de l'industrie automobile comme un ingénieur « pessimiste », ce qu'illustre le célèbre vers d'Anna de Noailles : « Sombre amant de la mort, pauvre Panhard ».
À la mort d'Émile Levassor, il s'était rendu compte de la nullité des choses humaines et avait écrit dans le Journal des transports : « nel nulla io stesso (dans le néant moi-même) ».
Malgré sa triste condition de handicapé de la vie, il avait su concevoir des automobiles remarquables, comme celle pourvue du moteur Centaure à 2 ou 4 cylindres développé par Arthur Constantin Krebs.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Inscription à :
Articles (Atom)