lundi 20 août 2018

Sotie


« Cratyle que voici prétend, mon cher Socrate, qu'il y a pour chaque chose un nom qui lui est propre et qui lui appartient par nature ; selon lui, ce n'est pas un nom que la désignation d'un objet par tel ou tel son d'après une convention arbitraire ; il veut qu'il y ait dans les noms une certaine propriété naturelle qui se retrouve la même et chez les Grecs et chez les Barbares.
— Quant à moi, mon cher Hermogène, je prétends que l'effroi engendré par le vocable "reginglette" provient de l'invincible horreur que doit causer à tout homme le vide pneumatique de la "chose en soi".
— Je ne m'en mêle plus. »


(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Fortifiant


Quand la pensée du suicide enfle démesurément, il suffit parfois d'un peu de vin mousseux et d'une tarte aux fruits pour affronter la vie et la mort d'un regard égal.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

Planche à clous


Le fakir Cipaçalouvishni ne supporte pas de s'asseoir sur un coussin, car, nous dit-il, « il a la peau tellement sensible ». La planche à clous est son siège préféré, et c'est aussi celui de l'homme du nihil, à la fois par désir de macération, et parce que, comme les épicuriens, il fuit les sources de plaisir qui ne sont « ni naturelles ni nécessaires » (d'où également sa prédilection pour les fromages au lait cru comme le reblochon de Savoie).

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Extemporanéité


Sont dits extemporanés ou magistraux, les médicaments qui ne doivent être préparés qu'au moment où ils sont prescrits, par exemple les loochs, les potions, et la cartouche Vetterli du suicidé philosophique.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Phantasme


Celui qu'exaspèrent les mauvaises manières du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas — en vient à rêver de lui infliger les supplices en vigueur aux Pays-Bas à l'époque de la domination espagnole. Voici ce que nous en dit Charles-Victor de Bavay dans son ouvrage intitulé Troubles des Pays-Bas — Justice criminelle du duc d'Albe, paru à Bruxelles en 1855 : « Le juge pouvait, comme on le sait, infliger à sa guise des peines arbitraires, et Van Leeuwen nous en donne un exemple effrayant au sujet de Balthasar Gérard, qui eût d'abord la main droite brûlée d'un fer rouge, et les chairs des bras, des pieds et d'autres parties du corps, également brûlées, et six fois arrachées par des tenailles ardentes ; après quoi, dit Van Leeuwen, il fut coupé vif en quatre parties, que l'on attacha à des poteaux, en mettant sa tête au bout d'une pique. Ces cruautés étaient même d'un usage si habituel, que le drossard de Brabant nous en donne le tarif dans ses comptes, où il porte en dépense "naer d'oude costuyme", 10 sols pour une mise à la torture, 24 sols pour l'amputation d'un membre, 2 florins pour une exécution par le glaive, 4 florins au bourreau et 2 florins de paille ou de fagots pour une exécution par le feu, en ajoutant chaque fois 20 sols pour le confesseur qui avait assisté le patient. Il semble toutefois qu'on ne suivait pas généralement les rigueurs posthumes de la cour de Hollande, puisque le drossard de Brabant, chargé de faire écarteler un cadavre l'année suivante, ne connaissait pas même le prix d'une semblable exécution. »

Des tenailles ardentes ! Et le cadavre écartelé ! Entends-tu, monstre bipède ?


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Vers la lumière


Dans le pachynihil, il fait clair, alors que le conscient intérieur de l'étant existant, lui, est peuplé d'ombres, de reptiles répugnants, de monstres absurdes. Élevons-nous donc vers la lumière du Rien !

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune femme lisant et annotant Philosopher tue de Jean-Guy Floutier

Pan sur le bec de l'odieux Sartre


À la fin de la guerre, les autorités alliées ont interdit à Heidegger d'enseigner jusqu'en 1951. Cela n'empêche pas sa pensée d'influencer grandement la vie intellectuelle, notamment via L'Être et le Néant (publié en 1943) du pénible Jean-Paul Sartre, qui se présente comme un « essai d'ontologie phénoménologique » dans la veine de Husserl mais dont l'inspiration est en réalité nettement heideggerienne.

Le principal objectif du hideux Sartre — qui a toujours jalousé les conquêtes féminines d'Albert Camus — est d'acquérir l'image d'un séducteur auprès des personnes du sexe en affirmant que « l'existence précède l'essence ». Accessoirement, sans doute pour dissimuler l'influence qu'exerce sur lui la terrifiante Beauvoir, il prétend démontrer que le libre arbitre existe !

Dès 1946, le maître de Fribourg a pris ses distances avec l'existentialisme sartrien dans sa Lettre sur l'humanisme où il déclare que « l'essence de l'homme n'est rien d'humain » et appelle Sartre un « pignouf » (ein Holzkopf). Il profite aussi de cette Lettre pour préciser son concept de Dasein et « remettre les pendules à l'heure » : « Le Dasein est l'étant que nous sommes et qui est destiné par l'être à séjourner dans l'éclaircie de l'être ».


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Un carrousel infernal


On trouve dans les Souvenirs entomologiques de Fabre ce poignant témoignage : « Pour expurger la terre des souillures de la mort et faire rentrer dans les trésors de la vie la matière animale défunte, il y a des légions d'entrepreneurs charcutiers, parmi lesquels sont dans nos régions, la Mouche bleue de la viande (Calliphora vomitoria Lin.) et la Mouche grise (Sarcophaga carnaria Lin.) »

Le célèbre naturaliste a-t-il, comme le sculpteur Giacometti, connu de première main ce si terrible tragique ? À lire ses œuvres, qui toutes se caractérisent par un intense grouillement insectoïde et vermineux, on le jurerait.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

dimanche 19 août 2018

Vertu apaisante du bovin


D'après Gragerfis, c'est Dieu lui-même qui aurait écrit la bonté, la placidité, l'innocence dans l'œil des ruminants. Ce qui est sûr, c'est que quand l'homme du nihil voit surgir à deux pas le mufle humide d'une vache qui le regarde de ses larges yeux contemplatifs, son conscient intérieur prend subito presto une douce consistance laitière et il oublie pour un instant la scélératesse des hommes.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Théorème de Hölder


Le théorème de Hölder est un résultat d'analyse qui nous dit que la fonction gamma — qui prolonge la fonction factorielle à l'ensemble des nombres complexes, sauf pour les entiers négatifs — ne satisfait à aucune équation différentielle algébrique dont les coefficients sont des fonctions rationnelles.

Dostoïevski, dans ses Carnets du sous-sol, affirmait déjà que l'homme du nihil n'obéit pas toujours aux injonctions de la raison, qu'il préfère souvent n'en faire qu'à sa tête, quitte à en payer cher les conséquences. À l'évidence, son comportement chaotique ne saurait être représenté par une équation dont les coefficients sont des fonctions rationnelles. Le lien entre l'homme du nihil et la fonction gamma des mathématiciens est donc établi grâce au théorème de Hölder. 


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

Jeune fille lisant les Scènes de la vie de Heidegger de Jean-René Vif

Alchimistes


Robert Fludds qui faisait rouler toute la nature sur deux pivots ; Jacques Boehm qui enseignait que tous les êtres sont éternels et s'engendrent par des jaillissements ; Van Helmont qui voulait que, pour atteindre à la perfection, on suspendît l'activité de la raison, et qu'on la tînt absorbée dans la non-existence... Tous ces originaux — certains diraient des « frénétiques » — étaient des alchimistes qui, comme les suicidés philosophiques quoique par d'autres moyens, passèrent leur vie à poursuivre le Grand Œuvre, et qui moururent en le cherchant.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Rupture


La constipation n'est jamais simplement un état ou une possibilité, mais en tant que l'homme est constipé, il l'est en acte, dans la réalité qui le constitue. La constipation, c'est le rapport effectif à soi, en tant que ce rapport rompt avec son fondement.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Attentat inabouti


Quand Ramon Zarate alias le général Alcazar exécute son numéro de lanceur de poignard avec son partenaire Chiquito alias Rupac Inca Huaco sur la scène du Music-Hall Palace, on a l'impression que c'est son « odieux Moi » qu'il voit en face de lui, et qu'il doit se tenir à quatre pour ne pas lui envoyer son coutelas « en pleine poire ». Il nous fait penser à cette femme un peu sénile évoquée par Fontane dans Quitte, qui a coutume de chanter des hymnes au Rien toutes les fois que, une oie coincée entre ses genoux, elle s'apprête à lui plonger un couteau dans le cou. 

Détruire le Moi n'est pas chose aussi aisée que d'immoler un volucre, mais fort heureusement, il reste l'aguardiente pour rendre un peu moins oppressant le cauchemar de l'individuation...

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un « estom » à toute épreuve


Comme le crapaud, qui ingère sans dommage des proies toxiques, telles que des coléoptères vésicants, des araignées et des chenilles urticantes, je me goinfre de Rien sans que cela n'érode ma pachyméninge.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant la Mathématique du néant de Włodzisław Szczur

Brouillard et homicide de soi-même


« Les brouillards qui englobent éternellement de leur épaisse vapeur la froide Angleterre, ont de tout temps rendu les habitants de ce pays mélancoliques. On sait que les Anglais n'échappent au spleen dont ils sont atteints, qu'en se déplaçant et en voyageant sans cesse. Beaucoup d'entre eux, victimes de la maladie inhérente à leur pays, se suicident sans motif. » (Paul-Ferdinand Gachet, Étude sur la mélancolie, Paris, 1864)

En 1820, fuyant les brumes de la triste Albion, le poëte Keats — celui de la « souffrance d'être heureux » —, déjà gravement atteint de tuberculose, embarque pour l'Italie. Après un séjour à Naples, il s'installe à Rome, dernière étape de sa courte vie. Il y rend son dernier soupir le 24 février 1821. Trop occupé à écrire des lettres à sa « fiancée » (Gragerfis) Fanny Brawne, il n'aura pas même eu le temps de commettre l'homicide de soi-même !


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

L'imitation de Lucain


Se jeter, taraudé par le ressentiment d'un amour-propre blessé, dans la conspiration de Pison, avec Quinctianus, Sénécion et d'autres ; se faire ouvrir les veines, et expirer dans un bain, à l'âge de vingt-cinq ans, en récitant quatre vers où l'on décrit les derniers moments d'un soldat blessé ; encourir la réprobation du sévère et consciencieux Tacite pour avoir dénoncé sa mère dans l'espoir de sauver sa vie... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Raymond Doppelchor, Traduction de Simon Leys)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Un homme (Charles Bukowski)


George était allongé dans sa caravane, sur le dos, il regardait une petite télé portative. La vaisselle du dîner n'était pas faite, la vaisselle du petit-déjeuner non plus, il avait besoin de se raser, la cendre de sa cigarette roulée tombait sur son maillot de corps. Une partie de la cendre était encore incandescente. Parfois, la cendre brûlante ratait le maillot de corps et atterrissait sur sa peau, il la balayait alors de la main, en jurant. La brûlure qu'il ressentait lui faisait réaliser, comme avant lui le philosophe Merleau-Ponty, que le « corps propre » n'est pas seulement une chose, un objet potentiel d'étude pour la science, mais qu'il est aussi « une condition permanente de l'expérience, qu'il est constituant de l'ouverture perceptive au monde et à son investissement ». Mais contrairement à Merleau-Ponty, il n'en faisait pas tout un fromage.

On frappa à la porte de la caravane. Il se leva lentement et ouvrit la porte. C'était Constance. Elle avait une pinte de whisky intacte dans son sac.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

Caractère fuyant de l'étant existant


Le Dasein exerce sur les esprits une fascination que son rôle de premier plan dans la philosophie moderne ne suffit pas à expliquer. Il a inspiré des poèmes, des tableaux, des vaudevilles, il est même le héros d'un roman, qui est en fait une biographie romancée 1. Tout le monde y est allé de sa contribution : la femme qui — à l'en croire — lui donnait des leçons de russe, l'homme qui — soi-disant — le fournissait en tourbe pendant son séjour en Irlande, sans parler de son « découvreur », l'excentrique Heidegger, qui ne le connaissait pratiquement pas.

Mais aussi vaste que puisse être l'intérêt que suscite le mystérieux Dasein, il reste insaisissable. Se pourrait-il qu'il ne soit qu'une coquecigrue ?

1. La tangente de l'ipséité, de Figus Vron.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune fille fessue lisant la Mélancolie bourboulienne de Léon Glapusz

Défilé vermineux


Les idées noires fourmillent si nombreuses dans le « conscient intérieur » de l'homme du nihil, que quand elles émigrent, leur cohorte met plusieurs jours à défiler. Et l'on pense involontairement, en les voyant passer, à ces « troupes de bisons des steppes verdoyants du Missouri » qu'a observées Châteaubriand.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

samedi 18 août 2018

Rencontre avec l'assommant Char


Fin 1945, le journaliste et traducteur Frédéric de Towarnicki apporte à Heidegger une série de quatre articles de Jean Beaufret intitulée « À propos de l'existentialisme », parue dans la revue Confluences (n° 2 à 6). Heidegger voit dans ces textes une lecture pleine de finesse de Sein und Zeit.

Les deux hommes se rencontrent pour la première fois en septembre 1946. À dater de ce jour, outre son enseignement, Beaufret se consacre à faire connaître la pensée du philosophe allemand en France. À Paris, après guerre, il habite 9 passage Stendhal dans le XX e arrondissement où passent de nombreux élèves et amis 1. Un soir d'été, Beaufret reçoit René Char et Martin Heidegger, qui se rencontrent pour la première fois. Le perspicace ontologue déclarera plus tard que Char lui a fait l'effet d'un « sentencieux imbécile » et qu'il a trouvé ses poèmes « assommants ».


1. Dont le poète Paul Celan, qui se jettera dans la Seine quelques années plus tard après avoir lu le passage de Sein und Zeit disant qu'« avec la mort, le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre, indépassable ».

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Lexicologie


« Étron. Faire d'un étron un pain de sucre signifie donner une grande importance à peu de chose ; faire un grand mystère de rien ; faire plus de bruit que de besogne. Il brille comme un étron dans une lanterne. Se dit salement et par dérision de quelqu'ornement qui jette peu d'éclat, d'un homme qui a un emploi au-dessus de ses facultés, ou qui ne fait pas honneur à sa place. » (Dictionnaire du bas-langage, ou Des manières de parler usitées parmi le peuple, D'Hautel, Paris, 1808)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Tragique apollinien


Le tragique humain par excellence n'est-il pas celui de l'irréversibilité du temps, de l'irréparable ? De nombreux penseurs l'ont estimé, par exemple Edmond Jaloux. Pour ce dernier, l'expression la plus géniale de cette connaissance tragique se trouve dans l'homicide de soi-même, qui est, selon lui, « la plus haute création poétique qui existe ». Jaloux dit encore de l'homicide de soi-même que « c'est une œuvre sévère et dure, exempte de lyrisme, un pur extrait de tragique apollinien ». Et de fait, « apollinien » est bien le seul nom qui convienne à l'œuvre tragique du suicidé philosophique, dès qu'il quitte le plan dynamique du temps, et prend pour thème, comme dans l'homicide de soi-même, la tragédie statique qu'entraîne l'enfermement de l'homme dans la caque de l'haeccéité.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant Forcipressure d'Étienne-Marcel Dussap

Prolongement intempestif


Le théorème de prolongement de Dugundji est un théorème de topologie générale dû au mathématicien américain James Dugundji. Il est directement lié au théorème de Tietze-Urysohn sur le prolongement des applications continues dans les espaces normaux, dont il est, en un certain sens 1, une généralisation. 

Comme ce résultat ne concerne que les espaces normaux, il ne saurait être d'aucune utilité à l'homme du nihil, condamné depuis toujours à vivre dans un monde « d'une inquiétante étrangeté ». Et puis, prolonger... Prolonger quoi, et pour quoi faire ? Non, vraiment, sans façons.

1. C'est nous, Szczur, qui soulignons.

(Szczur Włodzisław, Mathématique du néant)