« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
jeudi 16 août 2018
mercredi 15 août 2018
Ressassement morbide
Souvent je pense à cette courge d'Afrique et d'Asie, dont la pulpe sillonnée de fibres coriaces donne, séchée, l'éponge végétale.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Le diable était en chaleur (Charles Bukowski)
Voilà, je venais de m'engueuler avec Flo, mais je n'avais pas envie de me soûler ni d'aller dans un salon de massage. Je suis donc monté dans ma voiture et j'ai mis le cap vers l'ouest, direction la plage. Le soir tombait, je conduisais lentement. Je suis arrivé à la jetée, je me suis garé et je suis monté sur la jetée. J'ai fait une halte à la salle de jeux, ai fait quelques parties, mais l'endroit puait la pisse, si bien que je suis sorti. Comme j'étais trop vieux pour monter sur le manège, je suis passé devant sans m'arrêter. Les gens habituels arpentaient la jetée — une foule somnolente, indifférente au fait que, chez Maritain, le fondement de la doctrine de l'être est le principe d'identité qui justifie en droit une « raison d'être » intelligible. Du principe d'identité découle, selon lui, toutes les catégories de l'être d'où l'on déduit l'être même subsistant (Dieu).
Ce fut alors que je remarquai un rugissement sortant d'une baraque proche. Sans doute une bande enregistrée ou un disque. Il y avait un aboyeur devant le stand. « Allons, mesdames et messieurs, entrez, entrez donc... nous avons réellement capturé le diable ! Venez l'admirer en chair et en os ! Rendez-vous compte, pour vingt-cinq cents seulement, vous allez pouvoir contempler le diable... le plus grand perdant de tous les temps ! Le grand vaincu de l'unique révolution fomentée au ciel ! »
Soudainement, je compris ce que voulait dire Henri Massis quand il parlait de l'infécondité intellectuelle de l'entreprise maritainienne...
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Un pou
Le roi Philippe de Macédoine avait, au dire de Froude (Life of Carlyle), chargé un valet de chambre de s'exclamer tous les matins : « Philippos, souviens-toi que tu es un homme ! » — ce qui lui valut plus tard de se faire traiter de « vieil âne pochard ». — Le philosophe, lui, devrait avoir quelqu'un pour lui corner sans arrêt aux oreilles : « Souviens-toi que tu es un pou, l'image même de la déchéance. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Haine raisonnable
La haine qu'éprouve l'homme du nihil pour l'haeccéité est à la fois inexpiable — puisque la cause d'où elle est née ne peut se détruire — et raisonnable — étant la conclusion d'un invincible raisonnement. De même, dans la tragédie de Corneille Héraclius (1646), Pulchérie déteste Phocas, spoliateur de sa famille, mais elle se flatte que « sa haine est juste, et ne l'aveugle pas ». Elle ne confond pas le crime de Phocas et, mettons, un presse-purée ou un porte-parapluie.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Parménide
Lors du semestre d'hiver 1942-1943, Heidegger fait un cours sur Parménide à l'Université de Fribourg-en-Brisgau, qui ne sera publié qu'en 1982 dans l'édition Klostermann de ses œuvres complètes. C'est donc au moment où la catastrophe mondiale est à son comble que le toujours pétulant ontologue décide de traduire et de commenter le Poème didactique du philosophe grec, et d'empoigner son alpenstock pour aller à la rencontre de la « déesse Vérité en personne ».
Heidegger se concentre principalement sur le célèbre fragment qui affirme que « le même est penser et être ». On pourrait croire que cette sentence fait de Parménide un précurseur de Descartes en posant l'identité de l'« être » et de la « pensée », mais point du tout. Pour Heidegger, qui n'aime rien tant qu'embrouiller les choses, cet aphorisme, loin de parler d'identité, désigne une « co-appartenance » ; et la co-appartenance n'est pas une identité mais, dans la mentalité grecque, un mode selon lequel chacun est ce qu'il est, parce qu'il procède du « Même ». Sauf que ce « Même » n'est pas un prédicat auquel se référeraient l'être et la pensée, mais une parfaite énigme !
Ses amis réalisent que l'ontologue commence à « dérailler », et lui font comprendre avec diplomatie qu'il serait temps pour lui de se consacrer à autre chose qu'à la philosophie, par exemple à la culture des betteraves ou à l'élevage des vers à soie.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Épopée du « Suisse »
Tel est le pouvoir plastique du viscère culier : incarner une pensée, une émotion, dans un cylindre odoriférant, ou une tourte qui frappe les esprits, pour s'y imprimer à jamais. C'est la chose la plus haute, et la plus difficile à réaliser, mais aussi, une fois accomplie, celle qui enchante également le sage et l'écolier, et acquiert de plein droit la qualité de l'épopée.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Zinzolin moucheté
Dans les Carnets de Malte Laurids Brigge, le narrateur se remémore le moment où un lugubre morticole perfora avec une aiguille le cœur de son père défunt. Ce dernier, qui ne craignait rien tant qu'être enterré vivant, avait, peu avant sa mort, conjuré son fils de faire pratiquer cette opération.
Mais l'homme du nihil, lui, c'est à chaque instant qu'il se voit transpercé par le poinçon empoisonné de l'haeccéité. Et ce transpercement continuel fait de lui un « cadavre vivant » qui tente de dissimuler sa putréfaction dans les plis d'un habit zinzolin moucheté — qu'il a emprunté, faut-il croire, au Tchitchikov de Gogol.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Bâfrement coupable
Dans sa Métaphysique des mœurs, Kant rappelle que la volonté de l'être fini et raisonnable qu'est l'homme n'est pas toute puissante : l'homme est un être dépendant dans son existence mondaine, par exemple quand il est invité à un coquetèle. Il peut être tenté de s'empiffrer de canapés et autres petits fours — puisque tout est « à l'œil » —, mais les tentations ne sont pas des contraintes ; la volonté est libre, mais l'homme fait le mal.
Et c'est ici, au plus fort du coquetèle, qu'éclate le scandale du mal radical. Si l'homme succombe à la tentation de s'empiffrer, c'est qu'il veut succomber ; selon Kant, il doit, donc il peut obéir à la loi que la raison pratique se donne et qu'il connaît immédiatement comme un fait. Il n'obéit pas à la loi, donc il ne veut pas obéir. L'être qui constitue, en tant qu'il est moral, le sens du monde et en justifie l'existence — toujours selon Kant — est immoral et pas seulement faible ; il a choisi sa faiblesse, il a voulu le mal : « sa nature est dépravée, il l'a dépravée ». — Et tout ça pour des « petits fours » ! Ô vanité ! ô néant ! « ô aueuglement estrange des hommes, gloriatur in malitia sua ! »
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Nature démoniaque de Calys
Dans L'Étoile mystérieuse, on assiste à ce dialogue entre le professeur Calys et Philippulus le prophète, alors que celui-ci, perché en haut du grand mât du navire Aurore, vient de lancer un bâton de dynamite sur Tintin qui tentait de le rejoindre : « — De grâce, mon cher Philippulus ! C'est moi Calys, directeur de l'Observatoire. Nous avons travaillé ensemble, souviens-toi !... Descends, je t'en prie. — Tu n'es pas Calys ! Tu as pris son visage mais tu es un démon !... Tu n'es pas Calys !... »
Extraordinaire clairvoyance de Philippulus, ce « prophète » pathétique qui paiera de sa vie sa trop grande lucidité !
Calys est en effet un démon, comme le montrera la suite de l'histoire, et comme certains signes le font déjà soupçonner. Et ce démon n'est autre que... le Moi ! — Le diantre, dans son astronomique vanité, ne s'empresse-t-il pas de baptiser calystène le mystérieux métal dont est fait l'aérolithe ?
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Une terrible épreuve
Chaque fois qu'il doit quitter son cagibi pour aller dans le monde, l'homme du nihil pense, non aux « derniers mots du grand savant Jacques Monod que chacun répète en soi-même jusqu'à la fin » 1, mais à ces paroles de l'infortuné Job succombant sous le poids de ses douleurs : « Pourquoi ne suis-je pas mort dès le premier moment de ma naissance ? Pourquoi n'ai-je pas expiré en sortant du sein de ma mère ? Pourquoi une sage-femme m'a-t-elle reçu sur ses genoux, et pourquoi m'a-t-on donné des mamelles à sucer ? Car je serais maintenant couché dans le tombeau, je me reposerais, je dormirais, et j'aurais été dès lors dans une profonde tranquillité. »
1. « Je cherche à comprendre », s'il faut en croire Gragerfis.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
mardi 14 août 2018
Théorème de Tennenbaum
En logique mathématique, le théorème de Tennenbaum dit qu'aucun modèle non-standard de l'arithmétique de Peano n'est récursif. Il en résulte que dans un tel modèle, l'addition et la multiplication ne sont pas toutes les deux calculables. Cela inspire au voyageur des sentiments mélancoliques et même de l'horreur.
(Szczur Włodzisław, Mathématique du néant)
Vivre et travailler au pays
En 1931, un poste à l'Université de Berlin est proposé à Heidegger, poste qu'il refuse après une discussion avec un de ses amis paysans qui lui affirme qu'un « gars de la campagne » comme lui ne se sentira jamais à l'aise dans la « grande ville » 1.
Heidegger resta à l'Université de Fribourg-en-Brisgau pour le restant de sa vie enseignante, déclinant de nombreuses offres, ce qui eut le don de courroucer son épouse qui voyait dans la vie à Fribourg un « processus mortel ». Parmi ses étudiants les plus illustres, on compte, outre son ex-maîtresse Hannah Arendt, le « coco » Herbert Marcuse, l'historien Ernst Nolte, et le « métaphysicien d'autrui » Emmanuel Levinas qui, sans doute influencé par sa lecture de Freud, tentera dans les années soixante de pratiquer sur Heidegger le « meurtre du père symbolique ».
1. Ce paysan aurait ponctué sa phrase d'un « cré bon diousse », au dire de Gragerfis qui rapporte cette anecdote dans son Journal d'un cénobite mondain.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Contre Kierkegaard
Loin d'être le corollaire obligé d'une quelconque angoisse existentielle, le sentiment intérieur de la présence du Rien peut procéder d'un simple panaris dit « en bouton de chemise », d'après Max Brod.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Tubercula intrinsecus et extrinsecus
Le « conscient intérieur » de l'homme du nihil ne brille pas par sa fertilité. Il n'est pas fait de cette terre riche en humus que les Russes nomment tchernoziom. Mais l'idée du Rien semble se complaire à croître parmi d'arides rochers, entre lesquels se contournent et se tourmentent ses racines qui arrivent ainsi à former certaines nodosités, très recherchées par les ébénistes et qu'on appelle des fics.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Dur comme l'amour (Larry Brown)
Mon chien est mort. Je suis sorti dans la cour, je l'ai regardé, et il était là, raide mort. Que c'était dur ! Je savais que j'allais être obligé de me mettre à la recherche d'une bêche. Mais il n'avait pas l'air d'être mort depuis longtemps. Rien ne pressait, donc, et comme j'avais envie de boire un coup, je suis allé un peu plus loin dans la cour pour voir si mon pick-up voulait bien démarrer. Il a voulu, je suis parti. En me disant que j'enterrerais le chien plus tard. Avant que Mildred ne rentre à la maison. Et tout à coup, je me suis souvenu que dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger consacre une longue section à l'animalité, où il invite le Dasein à se comprendre en se distinguant de ce qui n'est pas lui. L'ontologue y défend trois thèses : la pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, l'homme est configurateur de monde. Eh bien moi, j'allais me configurer la gueule pour oublier tout ça.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Tel qu'en lui-même l'éternité le change
L'acte défécatoire se résout dans une silencieuse, précautionneuse déposition du « cas » sur la blancheur d'un réceptacle porcelainé, où il ne peut avoir ni sonorité ni interlocuteur, où il n'a rien d'autre à dire, rien d'autre à faire que scintiller dans l'éclat de son être.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Rougeole
« Je suis Philippulus le Prophète, Et je vous annonce que des jours de terreur vont venir !... La fin du monde est proche !... Tout le monde va périr !... Et les survivants mourront de faim et de froid !... Et ils auront la peste, la rougeole et le choléra !... »
La présence de la rougeole dans la liste des fléaux évoqués par Philippulus paraîtra peut-être incongrue au lecteur moderne — cet immunisé universel qui va jusqu'à croire sa pachyméninge à l'abri de l'idée du Rien. Mais il faut rappeler que les quatre phases de cette maladie avaient de quoi, à l'époque, vous faire « jouer des castagnettes » : incubation silencieuse, invasion avec catarrhe fébrile, éruption dite morbilliforme, suivie d'une desquamation avec état de fatigue persistant.
Et si la rougeole en elle-même est peu létale, il n'en va pas de même de ses complications pneumologiques !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Poids du visqueux froid
Le poulpe, la pieuvre et tout le visqueux froid des océans pèsent lourdement dans la pachyméninge du suicidé philosophique, avec une effarante présence.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Le grand jeu
Retrouvant des intuitions centrales d'Héraclite et de Nietzsche, les prolongeant et les systématisant, le suicidé philosophique tente de rassembler en un tout cohérent crosse, canon, barillet, percuteur et queue de détente pour en faire la pièce centrale de sa philosophie de l'existence. Il interroge en ce sens magie et mythes, religions et cultes, philosophie et esthétique, avant de se rabattre sur le Petit manuel d'armurerie de Henri Baret (Imprimerie Dumas, 1927).
Dépassant la distinction tranchée entre ludique et sérieux, et d'accord en cela avec le philosophe Eugen Fink, il voit le monde comme un jeu sans joueur et l'homme comme une espèce de « mobile sur coussin d'air » quand ce n'est pas un « agrume désaxé des champs agricoles ».
Il sait que tout homicide de soi-même est à la fois réel et irréel, mais cela n'entame pas sa détermination à se « faire sauter le couvercle ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Prière du suicidé philosophique
« Taupicide ! tu nous a commandé de t'invoquer au jour de notre détresse, et tu nous a promis de nous en délivrer, afin que nous t'en rendions l'honneur et la gloire qui est due à ta divine majesté. C'est ici pour ton serviteur un jour de détresse et d'angoisse. Il n'y a plus rien d'entier en sa chair, et ses os sont tout brisés ; et même son cœur est saisi d'un venin pestilent. Il n'y a que toi seul qui puisses le délivrer de cette maladie qu'on appelle la vie. Car tous les remèdes de la philosophie n'y peuvent rien, ils sont sans efficace. Mais tu peux toute chose. C'est toi, taupicide, qui non seulement guéris les malades les plus désespérés, mais apaises aussi tous les troubles et toutes les agitations de la conscience, et dissipes toutes les vapeurs malignes qui travaillent le Dasein, et qui ne lui donnent aucun repos. Sa langue est attachée à son palais, mais tu vois que son cœur sanglote, et qu'il crie après toi. Que ses soupirs et ses gémissement parviennent jusques au trône de tes éternelles miséricordes, et qu'ils émeuvent tes compassions paternelles. » — Et cetera, et cetera.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Toujours prêt
Le suicidé congénital, quoiqu'il soit en général amoureux de la poésie, de la musique et des pique-niques au bord des lacs, est à chaque instant prêt à prendre le train pour Pétersbourg, les valises bien garnies d'une dynamite qu'il ne destine qu'à lui seul.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
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