Après
plus de cinquante années d'existence, on en arrive à la conclusion que
tout, absolument tout dans la vie est infect. Heureusement il y a
l'oubli, où l'âme noble peut languissamment se putréfier.
Dans
ses Aveux et anathèmes, le « négateur universel » Émile Cioran trahissait
un secret de Polichinelle en avouant s'être trémoussé (dans cet univers
aberrant). Après tout, pourquoi pas, serait-on tenté de dire. Mais il y
a un hic : on peut se trémousser, on peut même gesticuler, mais à
condition que ce soit au plus subtil niveau.
Non,
le Rien n'est pas un paternel censeur. Quand il vous colle — quand
son idée s'empare de vous —, c'est pour de bon. Il est exact, par
contre, qu'il est « pur et maximalement éthéré » — mais c'est une
médiocre consolation pour le « collé ».
L'être
est une luxueuse besace, mais qui ne contient que d'affreux bibelots
sans valeur : maroquinerie, verrerie, porcelaine, coupons d'un drap
mordoré... On s'en lasse plus vite que des murmures dansants, cosmiques
et immarcescibles du pachynihil — cette « chair première ».
En
mycologie, ostiole est le nom donné à l'ouverture du péridium d'un
gastéromycète par où s'échappent les basidiospores. Fait peu connu,
l'esprit humain est lui aussi pourvu d'ostioles — des ostioles
blanches, s'il faut tout dire — mais n'en sort que le jus insolent du
cynisme. Pourquoi ? Pour la simple raison que, à la différence du
champignon, l'homme doit faire face au tragique de la vie.
Pour
pénétrer quelqu'un, pour le connaître vraiment, il faut lui demander ce
qu'il entend par prisme. Entend-il le Grand Rien, la source
déflagrante de la vie, le nerf philosophal du dénouement final, la
conscience en un mot ? Sinon, inutile de continuer.
On a
longtemps cru que le mot femme servait à désigner l'être qui, dans
l'espèce humaine, appartient au sexe féminin. Mais les savants
d'aujourd'hui estiment plutôt que ce vocable est une simple métalepse du
vacuum.
La
femme est recouverte d'un subjectile cutané qui empêche de voir sa
machinerie interne. Sinon, il y aurait de quoi dire (mais il y a déjà de
quoi dire). Si l'on pouvait revêtir ce subjectile de cendres
thérapeutiques (à défaut d'être salvatrices), peut-être les choses
iraient-elles mieux ?
Le
cytoplasme, les mitochondries, la membrane plasmique, les villosités,
l'appareil de Golgi... Peut-être vaut-il mieux ignorer ce qui déambule
sous l'os. On risquerait, comme le Grandiloque, d'y perdre le sommeil et
de devenir à son tour un « négateur universel ».
Contrairement
à l'idée du Rien qui a besoin, pour se développer, d'un climat mental
adéquat, les prolégomènes de la raison pure sont capables de
s'acclimater dans les cervelles les plus obtuses. C'est pourquoi ils
prospèrent en tout point du globe (ils sont orbicoles).
L'esprit
en proie à la nostalgie du non-être ressemble à un glacier qui croule :
il entraîne avec lui une cohorte de moraines ridées et de briques
tristes, des mots tels que zingibéracé, bouillabaisse ou cyclomoteur.
Chaque
jour, on se regarde décliner un peu plus. On fait des fautes d'omission
(on saute des mots) ou des fautes tout bonnement, qui révèlent un
dérangement profond dans ce système de transmission qu'est le cerveau.
Cette déchéance graduelle est encore plus pénible que... mettons de voir
la gueule du « philosophe » Michel Serres dans le poste de télévision.
S'il faut mourir, autant y aller carrément — le taupicide ! —, et
non par cette « lente reptation de mégacéros de facto ».
C'est
par abus de langage que les philosophes sont appelés des penseurs. Car
on a beau chercher, il n'y a dans tous leurs « systèmes » pas plus de
pensée que de beurre au prose. Il n'y a que de la « pensée-moignon ».
Tandis
que, dans les allées du supermarché, il pousse son chariot garni de
croustillants toasts Truweet, le nihilique a l'impression d'être un
Christ en croix entouré de larrons larviformes (les autres clients du
supermarché).
D'après le
philosophe Wang Chong, « l'esprit vital quittant le corps d'un défunt
[variante : d'un décédé] peut être comparé à une cigale sortant de la
chrysalide. »
Frédéric
Nietzsche a raison de dire que la plus grande humanité se manifeste
dans le geste d'éviter la honte à quelqu'un. Car le souvenir d'une
humiliation est comme conservé dans un régosol non tamisable, il est
voracement indélébile.
Jeune,
on envisage le monde avec anxiété, on s'imagine que la « réalité
empirique » est faite de rocs retors ; mais en vieillissant, on
s'aperçoit qu'elle n'est composée que de strates gélatineuses,
auxquelles il ne sert à rien de se heurter — sauf à vouloir attraper
un douloureux « tour de rein ».
C'est
dans les couloirs méandreux de la conscience que « le tangible se meut ».
Et où d'autre pourrait-il se mouvoir, vu qu'il est enserré tout entier
dans la pachyméninge comme dans un fromage de Hollande ?
Le
nihilique n'est pas à proprement parler un « esprit errant », mais il
n'est pas non plus un « incarné ». Il se sent entre les deux — il a,
pourrait-on dire, le prose entre deux chaises. Alors ? Le « périsprit »
sert-il chez lui de lien entre l'esprit et la matière, ou constitue-t-il
le « corps fluidique » de l'esprit ? Ou n'est-il qu'un burlesque « perlimpinpin prismatique » ?