« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
jeudi 19 juillet 2018
Le suicide dans les Hautes-Pyrénées
Bien qu'en baisse depuis plusieurs années, le nombre de morts par suicide reste préoccupant, principalement dans les départements ruraux.
« Il existe de multiples facteurs qui peuvent mener au passage à l'acte. » Le docteur David Zambelli, médecin psychiatre à Bagnères-de-Bigorre, est quotidiennement confronté à l'une des principales causes de mortalité en France.
Un rapport récent de l'Observatoire national du suicide (ONS) pointe du doigt le problème et met, c'est nouveau, l'accent sur la prévention.
« Sur le plan médical, continue le docteur Zambelli, on sait que plus de la moitié des gens qui ont mis fin à leurs jours souffraient d'une dépression due à l'haeccéité, c'est-à-dire qu'ils ne supportaient plus d'être pourvus de caractéristiques, matérielles et immatérielles, faisant d'eux des "choses particulières". Or contre cela, il n'existe aucune prévention possible. Ces gens de l'ONS ne sont donc qu'un ramassis de couillonnauds. »
On le voit, le docteur Zambelli ne mâche pas ses mots ! (La Dépêche, 9 mars 2016)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Discrépance
En mathématiques, on appelle discrépance la propriété qui caractérise le fait d'emplir l'espace dans toutes les directions envisageables. — « La discrépance du Moi me suffoque continûment. » (Rosemonde Gérard)
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Un faiseur de simagrées
En 1862, Eugène Boudin, contre les conseils de ses amis, se met en tête de « peindre le vent lorsqu'il éclaircit ou assombrit à son gré l'horizon marin ou dans une même bouffée gonfle les vagues, les voiles et les jupons des femmes ». Il échoue, comme c'était à prévoir, mais cela n'entame aucunement son « vouloir-vivre ». Les années passent, et en 1898, alors qu'il est à Paris, il se sent défaillir. L'issue fatale est proche, mais le « peintre des beautés météorologiques » fait des manières et demande à mourir « face à la mer ». On le transporte à Deauville où il décède le 8 août au matin dans la villa Breloque au numéro 8, rue Oliffe. Il est enterré le 12 août au cimetière Saint-Vincent, à Montmartre.
« Mourir face à la mer » ! Non, vraiment !
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Tenailles incisives
L'idée première des tenailles incisives pour l'amputation du Moi revient sans nul doute à Ambroise Paré. Ainsi, dès 1552, il écrivait dans la seconde édition de ses Playes d'hacquebutes et d'haecceité, fol. 43 : « Et si l'alteration et carie est au Moy, et que raison vous persuade n'y auoir autre remede que d'amputer ledit Moy (pour ce qui ne se peult faire en tel endroit auec scie) sera necessaire user de tenailles incisiues, ainsi qu'il appert par ceste figure suyuante. » Et cette figure représentait le Moi de Marsile Ficin, ce représentant majeur du néoplatonisme médicéen, pris dans une tenaille.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
mercredi 18 juillet 2018
Mer de la tranquillité
Le phénoménologue Eugen Fink, après avoir tenté longtemps de percer le caractère secret du Dasein — qui selon lui possède « la forme d'un labyrinthe avec une multitude de relations contradictoires » —, finit par jeter l'éponge pour se consacrer plutôt à la mort, avec son cortège de mouches bleues de la viande (Calliphora vomitoria) et de mouches grises (Sarcophaga carnaria).
Pour Fink comme pour l'homme du nihil, la mort est le phénomène fondamental. Mais contrairement à Heidegger qui ne pense la mort que par rapport à l'existence individuelle, Fink la voit comme un retour à une unité primordiale : « La mort dénoue les fils de l'haeccéité, elle casse la prison étroite de l'encapsulement dans le Moi : elle devient un sauveur, non pas parce qu'elle nous libère de la souffrance terrestre, de l'angoisse et du souci, mais parce qu'elle brise notre "finitude", et laisse entrer notre existence dans la mer de l'unité totale ».
C'est bien ainsi que l'envisage l'homme du nihil qui, plus hardi que Fink, ose nommer cette « mer de l'unité totale » : il s'agit selon lui... du Rien. Mais oui !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
La liberté chez Duns Scot
« Un retraité d'Amiens, âgé de 74 ans, soupçonné d'avoir mortellement blessé sa compagne de 87 ans en la poussant dans un escalier, a été mis en examen et incarcéré. Le suspect a expliqué, durant sa garde à vue, que le fait qu'il eût une maîtresse avait été à l'origine de la dispute qui l'a finalement conduit à commettre son geste fatal. Il en avait "soupé" de ces reproches incessants, dit-il, et voulait simplement "retrouver sa liberté".
Heidegger a montré à propos de Kant que le problème de la liberté pouvait suivre deux chemins : celui d'une interrogation sur le mode de causalité de la volonté libre, et celui de la liberté morale, ou pratique, qui oriente la question de la liberté vers celle de la dignité humaine.
Mais ces deux chemins, c'est en réalité Duns Scot qui les a ouverts. D'une part, Duns Scot a vu dans la volonté "une puissance des contraires" agissant par mode de contingence ; d'autre part, il a reconnu dans la volonté un pouvoir de se donner au bien, ce qui définissait ultimement à ses yeux la volonté comme puissance libre. Avec Duns Scot, l'essence de l'homme n'est plus la raison mais la liberté — et c'est bien ainsi que l'entend également, semble-t-il, le retraité amiennois. » (Le Télégramme, 23 février 2011)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Un destin tragique
Igor Wagner, le pianiste de la Castafiore, accompagne la cantatrice dans tous ses déplacements. Les pénibles gammes qu'il inflige aux habitants de Moulinsart dans Les Bijoux de la Castafiore en font l'archétype du gêneur — le fameux « autrui » du philosophe Levinas — et donnent au capitaine Haddock une puissante envie de l'assommer.
Comble de dépravation, il joue aux courses et use d'un subterfuge — un magnétophone sur lequel il a enregistré ses obsédantes gammes — pour aller téléphoner ses pronostics durant ses heures de travail : « Je répète : Sarah... Oriane... Sémiramis... ».
Sa passion pour les « bourrineaux » lui sera fatale : il finira complètement ruiné, sans domicile, et sera obligé de fréquenter des bouillons à prix fixe pour sustenter sa misérable carcasse jusqu'à ce que la mort, qui le guettait depuis longtemps au centre des marais Pontins, vienne fermer cette carrière de souffrances.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Nietzsche
À la fin des années trente, Heidegger se prend de passion pour Nietzsche et rédige deux épais volumes sur le « penseur paradoxal ».
Il se plaît à constater que, comme lui, Nietzsche attaque la métaphysique et ses illusions. Mais les deux penseurs partagent d'autres hobbies. Déjà en 1935, avec l'Introduction à la métaphysique, on avait pu noter leur intérêt commun pour les présocratiques et pour une « vie libre et volontaire dans les glaces et la haute montagne » (Heidegger possède en effet un un piolet et des chaussures à crampons, souvenirs de ses années de jeunesse où il allait à la découverte de la « spatialité existentiale »). Un autre terrain d'affinité est la mise en question de l'humanisme et de l'anthropocentrisme.
Par contre, avec l'« Éternel retour du même », Nietzsche ne fait, pour Heidegger, que reprendre dans une formule plus obscure le thème constant de la métaphysique depuis l'origine, à savoir celui de l'être comme présence permanente, cet être placé au fondement de l'étant comme subjectum sous-jacent, ou subjectité.
Aussi bien la métaphysique de la substance (celle d'Aristote), que celle de la subjectité (celle de Nietzsche), manifestent l'oubli de la phusis, du monde et de l'histoire du dévoilement. L'être au sens propre ne peut pas être pensé à partir de l'étant, « ce serait tout de même, s'exclame Heidegger, un peu fort de café ! »
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Moscouade
M. Achard, de Berlin, a publié un procédé par lequel il prétend retirer du « fétide et rébarbatif réel » une quantité de sucre assez considérable. Ce procédé consiste à faire cuire le réel, à en exprimer le suc et à l'évaporer jusqu'à la consistance de sirop. On place ensuite ce sirop dans une étuve, et l'évaporation achevée, on trouve un sucre cristallisé dans l'état de moscouade.
Hélas! cette moscouade s'est trouvée brune et d'un goût peu agréable. Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Vision de cauchemar
Théocrite l'avait déjà remarqué : il n'est rien dans l'univers qui provoque une terreur plus oppressante que ce mystérieux automate, cet appareil mouvant et complexe que la nature nous offre sous tant de formes, et que nous désignons sous ce nom général : l'organisme vivant.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Le lait, c'est très bon pour vous (S. Dixon)
Il commençait à se faire tard ce soir-là. Je demandai donc à ma femme si elle était d'accord pour qu'on s'en aille. « Encore quelques minutes, chéri », dit-elle, « je m'amuse tellement ». Je ne pouvais pas en dire autant. Cette soirée avait été depuis le début d'un ennui mortel.
Je me retrouvais tout seul, n'ayant envie de draguer personne, ni de boire un autre verre, ni d'emmener la femme de quelqu'un d'autre « prendre l'air » pour échanger des caresses. Je voulais rentrer à la maison pour lire du Gabriel Marcel. J'avais été obligé de laisser en plan De l'existence à l'être pour venir à cette soirée, et je brûlais de connaître la suite. Le fil conducteur de l'ouvrage était que l'existence désigne une participation au réel antérieure même à la conscience qu'on en prend, tandis que le terme d'être ne convient qu'à une participation dans laquelle s'engage librement le sujet. Mais que comporte exactement le passage de l'existence à l'être et comment le réaliser ? Par quelle voie prendre contact avec l'être personnel que nous sommes ? Si j'avais bien compris, d'après Marcel, l'homme ne peut y accéder que par une activité personnelle, qui l'engage dans l'être.
Mais j'avais beau me creuser les méninges, je n'arrivais pas à concevoir le genre d'activité qui aurait pu me révéler mon être personnel. Faute de mieux, je décidai de laisser Cindy s'amuser seule ici, de rentrer chez moi et de tenter un rapprochement avec la baby-sitter. Cette forme d'« engagement dans l'être » était sans doute assez peu marcellienne, mais pour ce soir ça ferait l'affaire.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Temps sphérique
On sait que les cyclothymiques sont sujets à des revirements d'humeur qui apparaissent par périodes et vont de l'excitation à la dépression. Le compositeur allemand Bernd Alois Zimmermann en est un exemple typique. Obsédé par la question du temps, et s'inspirant du livre XI des Confessions de saint Augustin, il imagine tout d'abord d'opposer le temps mesurable des horloges et le temps subjectif de notre conscience intérieure où les différences entre passé, présent et avenir s'abolissent. Il est alors « gonflé à bloc », mais réalise vite l'impossibilité où se trouve l'étant existant d'appréhender le temps sous ces deux formes à la fois. Il sombre dans la mélancolie, décide d'en finir et se donne la mort le 10 août 1970 à Königsdorf près de Cologne.
Il n'a pas laissé de lettre expliquant son geste, mais selon Gragerfis, c'est bien sa « conception sphérique du temps » — que l'auteur du Journal d'un cénobite mondain juge « profondément viciée » — qui l'aurait poussé à cette pénible extrémité.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Un héroïque missionnaire du Rien
Nul ne peut s'empêcher d'admirer l'activité incessante, l'ardeur infatigable, l'abnégation à toute épreuve de l'homme du nihil, exilé sur une terre de douleurs où la perspective d'une mort violente par révolvérisation est la seule récompense qu'il puisse espérer au terme d'une vie rongée par les privations et les souffrances ; et cela pour répandre dans les cerveaux obtus de l'omnitude une doctrine dont l'avenir réside dans l'amour de la beauté immatérielle, infinie et absolue du Rien !
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Sur la scène du Music-Hall Palace
La relation qui unit le mage Ragdalam et la femme qui lui sert de comparse, Madame Yamilah, n'est pas sans évoquer le rapport équivoque qu'entretient l'étant existant — le fameux « Dasein », des existentialistes — avec son Moi.
Le Moi a d'ailleurs plusieurs traits en commun avec la voyante des Sept boules de cristal : il dégage une aura inquiétante et l'exotisme oriental qui entoure chacune de ses apparitions ne fait que souligner sa foncière étrangeté.
Mais le Moi est aussi une créature terrifiante car il révèle au Dasein une terrible malédiction : non celle du dieu Soleil comme fait Madame Yamilah, mais celle de
l'haeccéité qui le condamne à n'être qu'une chose particulière.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
mardi 17 juillet 2018
De l'importance du style
Plutôt que les périodes cicéroniennes de Boccace, l'homicide de soi-même réclame « la négligence étonnée et le gracieux babil du vieux Chaucer ». Le retour au Grand Rien est une fête, et le suicidé philosophique, cet esprit original et mondain, philosophe et polisson, le plus délicat et le plus nerveux des épicuriens, doit se garder de susciter les bâillements de l'omnitude par aucune intempestive lourdeur de style.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Légumes et lien social poussent au pied de la cité
« Samedi 15 juillet, à Sarcelles, c'est la fête des "Engraineurs", une joyeuse bande d'habitants qui jardinent bio au pied des immeubles de la cité des Vignes Blanches.
Le jardin collectif autour duquel sont rassemblés les habitants est né dans la tête d'Anne-Claire et Manu, un couple qui vit dans le quartier depuis huit ans. C'est après un voyage en Angleterre qu'ils se sont lancés en créant une version française d'Incredible edible, un "mouvement citoyen d'agriculture urbaine participative" dont certains aspects rappellent la phénoménologie de Husserl — une philosophie qui prône, faut-il le rappeler, le "retour aux choses mêmes". "On s'est dit que ça allait nous permettre de produire un petit peu de légumes bio en bas de chez nous. Et que c'était une activité qui allait créer du lien", raconte Manu. Ils demandent alors l'autorisation au bailleur, Val d'Oise Habitat, qui non seulement accepte mais en plus finance le projet. Banco !
En janvier dernier, Manu commence à installer des palettes pour délimiter le terrain. "J'étais tout seul au début, je galérais, j'avais la pénible sensation de vivre isolé dans un univers de menace et de désolation sans autre perspective que la mort. Comme toutes les fenêtres donnent sur le jardin, les gens se posaient des questions, me demandaient ce que je faisais car ils trouvaient ça bizarre. Et spontanément, ils sont venus aider. Ça, c'est le premier super souvenir", se remémore Manu. "Ici, poursuit-il, il n'y a pas d'inscription ! Tu viens, tu es membre, tu manges, tu es membre, vivre te rappelle le mufle d'un veau, tu es membre, tu es obsédé par l'homicide de soi-même, tu es membre. C'est ça le principe engrainage : on fait entrer l'étant existant dans notre délire jardin !"
Le jardin des "engraineurs" a donné une seconde jeunesse au square Saint-Saëns. Autour, un rectangle d'immeubles de quatre étages dont la plupart des stores blancs sont baissés. Chaleur ? Stores défectueux ? Désir de fuir le désolant spectacle de la "réalité empirique" ? Pas pour tous. Samedi, peu avant 18 heures, des enfants dessinent, s'amusent au milieu des bacs, puis vont se rafraîchir au brumisateur à quelques mètres, pendant que les plus grands s'affairent à préparer la Block party organisée pour fêter les six mois du jardin.
Deux femmes enfilent à toute vitesse des morceaux de viande sur des piques à brochette. Parmi elles, Marceline, venue gentiment donner un coup de main. "Hier, on a frappé à ma porte pour me dire de passer. De ma fenêtre, je vois les enfants qui jouent, viennent jardiner mais je n'avais pas encore visité, raconte-t-elle en regardant les bacs avec curiosité. C'est formidable comme la vie est belle et les gens sont gentils !" — Eh oui, chère Marceline. Dans une telle atmosphère, il faudrait être un neurasthénique renforcé (comme l'était par exemple le poète Francis Giauque) pour songer à l'annihilation de son Moi. » (Bondy Blog, 26 juillet 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Paré à toute éventualité
Un pistolet grenu plaqué sur la tempe, et, enfoui dans les larges poches de ma redingote, un Plutarque en douze volumes.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Théorème de Borsuk-Ulam
Le théorème de Borsuk-Ulam est un résultat de topologie algébrique. Il indique que pour toute fonction continue d'une sphère de dimension n, c'est-à-dire la frontière de la boule euclidienne de ℝ n+1, il existe deux points antipodaux, c'est-à-dire diamétralement opposés, ayant même image par ladite fonction.
Cela implique, par exemple, qu'il existe deux points antipodaux de la pachyméninge d'un suicidé philosophique (supposée parfaitement sphérique et plongée dans un espace à trois dimensions) où l'idée du Rien exerce la même pression, et cela à chaque instant (même si ces points peuvent varier) — en supposant évidemment que la pression produite par l'idée du Rien évolue de façon continue.
En polonais, borsuk signifie blaireau.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Participation en acte
Admirateur passionné de la philosophie de Gabriel Marcel, le suicidé philosophique, tout en combinant minutieusement l'annihilation de son Moi, se fixe pour but secondaire une pénétration des thèmes marcelliens qui permette d'en découvrir toute la signification métaphysique.
Après avoir mesuré une fois de plus combien la méthode marcellienne de prise de conscience humble de la présence concrète de notre Dasein est loin d'un processus de déduction rationnelle, il s'attache aux principaux thèmes de la pensée du « métaphysicien de l'espérance » : le sujet pensant en situation dans le « désert de Gobi de l'existence » ; le mystère d'être ceci ou cela ; l'exigence ontologique qui est « ce au nom de quoi nous mettons à l'épreuve tout ce qui se propose comme susceptible de donner un sens à la vie humaine ».
En suivant cette pente, on arrive vite à la question de savoir s'il y a, au sein de notre expérience, quelque chose sur quoi nous puissions fonder notre espérance. Le suicidé philosophique, après quelques instants de réflexion, répond par la négative. Et comme la pensée de Gabriel Marcel apparaît, au terme de ses analyses, comme centrée sur la participation en acte, il ne lui reste qu'à presser la queue de détente d'un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe. Adieu rhumatismes ! Adieu scrofules et rachitisme ! Adieu Bourboule aimée, dont la tête hardie défie les hauteurs des cieux ! Adieu philosophie marcellienne !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
L'outrage de trop
Juin 1935. Sous les fenêtres de René Crevel, le prosaïque sureau étale ses touffes encombrantes. C'en est trop pour le poëte ex-dadaïste, qui ouvre le robinet du gaz après avoir griffonné sur un papier « Prière de m'incinérer. Dégoût ».
Le « tireur d'élite du jeu de massacre surréaliste », qui venait d'apprendre qu'il souffrait à nouveau d'une tuberculose rénale alors qu'il se croyait guéri, n'a pas supporté cette exubérance végétale où il a vu — on peut du moins le penser — un sarcasme du Grand Tout à son adresse.
« Il est ainsi, nous dit Gragerfis, des êtres d'une sensibilité et d'une émotivité excessives, d'une délicatesse de sensitive, d'une douceur mélancolique qui les laisse sans résistance devant les brutalités de l'existence ». — Eh oui ! Cela se rencontre, en effet.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Quand il faut, il faut
Au début du finale du dix-septième quatuor de Beethoven, le violoncelle et le premier violon se partagent quatre mesures de récitatif qui portent ces paroles poignantes : Muss es sein ?... Es muss sein ! Es muss sein !
Beethoven était sur son lit de mort quand il composa la fin de ce quatuor ; il sentit ses forces diminuer, son esprit fléchir sous le poids des souffrances ; se sentant vaincu par le mal, il traça d'une main tremblante ces mots en tête du finale : Muss es sein, le faut-il ?... Puis, rappelant un reste d'ardeur : Es muss sein ! Es muss sein, il le faut ! il le faut ! et il continua l'œuvre, mais ne put l'achever, car il « raccrocha son vélocipède » quelques jours plus tard.
Cela aussi, il le fallait, ne serait-ce que pour contenter la terrible « nécessité » chère aux idéalistes allemands (et à Georg Friedrich Wilhelm Hegel au premier chef de corps).
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Référence énigmatique
Paris, 18 juin 1935. L'écrivain ex-dadaïste René Crevel ouvre le robinet du gaz après avoir griffonné sur un papier « Nous sommes perdus, mon vieux Milou ! ».
Se voyait-il, comme Tintin dans les Cigares du pharaon, sur le point d'être englouti par une énorme vague alors qu'il dérivait sur l'« océan déchaîné de la vie » ? Se suicida-t-il, comme le prétendit ensuite son ami Klaus Mann, « parce qu'il avait peur de la démence » ou encore « parce qu'il tenait le monde pour dément » ? Son geste fatal est-il lié à la violente altercation qu'il avait eue quelques heures auparavant avec l'exécrable Ilya Ehrenbourg à propos de l'organisation du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture ?
Le mystère reste entier et toutes les hypothèses sont permises, y compris celle qui voit dans ce suicide un assassinat déguisé, commis par un lecteur ulcéré du « jeu de massacre surréaliste » auquel se livrait l'excentrique prosateur.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
La tourbe du quotidien
La vie de l'homme du nihil évoque une marche sinueuse dans un marais tourbeux dont le sol est mou, spongieux et presque toujours humide ; les végétaux qui le couvrent sont essentiellement des mousses et des herbages durs que repoussent les bestiaux ; les arbustes qui y croissent sont bas, rabougris, et ont un extérieur peu vivace et maladif. L'étant existant y progresse difficilement, et son quotidien ressemble à la répétition des minimalistes (Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass), qui réitère l'instant dans un sempiternel recommencement, hors de toute orientation téléologique. Ici, on ne peut que se pendre ou devenir fou.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
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