« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
vendredi 3 août 2018
Jerry et Molly et Sam (Raymond Carver)
Il ne restait plus que cette solution. Non, vraiment, Al n'en voyait pas d'autre. Il fallait qu'il se débarrasse de la chienne à l'insu de Betty et des gosses. La nuit. Il faudrait que ce soit la nuit. Il ferait simplement monter Suzy en voiture, l'emmènerait quelque part — où ? ça, il serait toujours temps de voir —, ouvrirait la portière, la pousserait dehors et prendrait le large. Et le plus tôt serait le mieux. Il se sentit soulagé d'avoir pris cette résolution. Mieux valait faire n'importe quoi que de ne rien faire du tout. Il en était de plus en plus persuadé. Et puis, l'ontologue allemand Martin Heidegger n'avait-il pas soutenu que l'animal est « pauvre en monde » parce que « ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante » ? Il n'y avait donc pas de scrupules à avoir.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Deux inquiétants vieillards
Le docteur Triboulet, que l'on aperçoit dans L'Oreille cassée, habite au 120, avenue du Troubadour. D'un âge avancé, il porte une longue barbe blanche, une redingote noire à col de fourrure, semble très myope, et possède une antique automobile à démarrage par manivelle dont le chauffeur arbore lui aussi une interminable barbe blanche et paraît crouler sous le poids du tædium vitæ, cette « fatigue de la vie » décrite par Sénèque.
Tintin remonte jusqu'au docteur Triboulet en relevant le numéro d'immatriculation d'une voiture qui a tenté de le renverser, mais la plaque a été retournée — 168091 donnant par rotation 160891 — et le docteur s'avère étranger à l'affaire.
Il n'empêche que Triboulet et son chauffeur forment un couple des plus louches et qu'on aimerait en savoir plus sur leurs menées souterraines. Appartiennent-ils à une société secrète, à un gang des barbes blanches ayant pour objectif de soumettre le monde à leur cacochyme domination ?
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
jeudi 2 août 2018
Congelé !
Une méthode de neutralisation du Moi, qu'on trouve décrite chez Jamblique et qui semble avoir eu le suffrage des Anciens, consiste à l'abreuver d'eau froide et à l'entourer de glaçons. Pendant le froid le plus rigoureux, on brise la glace des étangs, et on s'y plonge jusqu'au cou. On se rend, en se levant, à une pompe, on y remplit son chapeau d'eau, et on en boit autant qu'on peut, le remplissant encore, et s'en coiffant avec, en sorte que l'eau ruisselle tout le long du Moi. L'été, on met chaque matin une chemise mouillée ; l'hiver, on a soin d'en mouiller une le soir, de l'exposer à l'air vif, afin qu'elle gèle, et le matin, avant de se rendre à la pompe, on passe cette chemise hérissée de glaçons. On couche sur de la paille mouillée. On se trouve ainsi enseveli dans cette paille, qui, gelée autour du Moi, le tient enchâssé et ne lui permet aucun mouvement.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Sens et dénotation
« Un charpentier, âgé de quarante-sept ans, ayant toutes les apparences d'une bonne santé, est assailli d'une multitude d'idées insolites et extravagantes. Il croit souvent planer dans les airs, il parcourt par la pensée des campagnes riantes, des appartements, de vieux châteaux, des bois, des jardins qu'il a vus dans son enfance ; quelquefois il croit se promener dans des cours, des places publiques et autres lieux qui lui sont connus. — En travaillant, au moment où il va donner un coup de hache sur un point déterminé, une idée lui passe dans la tête, lui fait perdre de vue son but, et le coup porte sur un autre point, etc...
Toutes ces hallucinations n'empêchent pas le malade de raisonner juste à l'occasion. Ainsi, il est capable d'expliquer qu'une formule comme a égale b possède une utilité, c'est-à-dire qu'elle ne se réduit pas à a égale a car, selon ses propres termes, "nous apprenons par cette formule que deux concepts distincts renvoient à un seul et même objet". En effet, ajoute-t-il, "le concept se dit d'un objet, mais ne se confond pas avec lui" ; et il prend l'exemple du cheval qui est en fait un certain objet que nous dénotons par sa propriété d'être un cheval.
Après un court séjour dans les salles de l'hospice clinique de la Charité, il a été envoyé à Charenton. » (François-Emmanuel Fodéré, Traité du délire, Paris, Croullebois, 1817)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Rhumatisme
L'éloge que, dans L'Art poétique, Verlaine fait de la nuance qui « seule fiance le rêve au rêve et la flûte au cor » n'a pas empêché le poëte d'être victime, en 1890, d'une crise de rhumatisme qui le contraignit, à peine sorti de Broussais, à un nouveau séjour hospitalier, à Saint-Antoine cette fois, où il reçut la visite de son « amie », la fille Philomène Boudin.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Choix du moment
Déterminer l'instant propice est, avec celui du choix de la méthode, le problème crucial qui se pose au candidat à l'holocauste du Moi. Le théorème de prolongement, démontré par le mathématicien Marcel Riesz dans son étude du problème des moments, pourrait théoriquement l'aider, mais il fait intervenir une suite de réels, une mesure de Borel, une loi de probabilité, toutes choses que le suicidé philosophique n'a pas la patience de démêler. Il doit donc s'en remettre à son instinct.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Net et précis
Samedi dernier, le nommé Aumeunier, maçon à Pouilly-sur-Loire, âgé de 63 ans, s'est pendu dans sa cave. (Le Journal de la Nièvre, 2 mai 1899)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Responsum mortis
Quelque oracle qu'il consulte, l'homme — qu'il soit « du nihil » ou « de la Nature et de la Vérité » —, ne peut en attendre qu'une réponse de mort. Et chaque jour qui passe lui apporte une ample provision de telles réponses de mort : douleurs néphrétiques, canitie, dégradation du cartilage à l'endroit des articulations, névralgies...
Loin de porter envie à ces filles de Babylone dont les pieds légers sautent et bondissent sans penser à ce moment fatal où leur turbulente joie sera suivie de pleurs, l'homme du nihil se rappelle par avance son dernier jour pour s'y préparer par une immersion prolongée dans le Rien, immersion dont l'effet est assez proche de cette tristesse selon Dieu qui opère le salut par la pénitence, au dire de Froude (Life of Carlyle).
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Bêtes à cornes
En 1915, Heidegger présente sa thèse d'habilitation écrite sous la direction du professeur Heinrich Rickert, thèse qui se présente un peu pompeusement comme un Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot.
On sait que Duns Scot, toujours avide de se singulariser, oppose à la doctrine thomiste de l'analogie de l'être sa propre doctrine de l'univocité de l'être : le concept d'étant se définit de la même manière pour tout ce qui est, y compris Dieu. La différence entre Dieu et les créatures n'est pas de nature ontologique comme chez Thomas d'Aquin ou Maître Eckhart, elle tient simplement à ce que Dieu est infini tandis que la créature est engoncée dans une redingote d'haeccéité.
D'autre part, Duns Scot élabore une métaphysique de la singularité fondée sur le concept d'individuation, pas très éloigné du Dasein heideggérien mais sans tous les « être-quelque-chose » qui agrémenteront celui-ci chez le pétulant ontologue de la Forêt-Noire.
Enfin, Duns Scot s'oppose au nominalisme et refuse d'appeler « bête à cornes » une vache asiatique qui n'en possède pas.
Voilà, in nuce, le contenu du « Traité » soumis par Heidegger, qui lui vaut maintenant d'être appelé « Herr Doktor Professor » par ses partenaires de billard au Rheingold et de se regarder enfin lui-même comme un « vrai philosophe ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Du sublime
Le héros tragique aussi est plein de viscères et de sécrétions.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Un collant compagnon
« Les mastics bitumineux sont des mélanges de fines et de bitume. Leur intérêt majeur est d'être thermofusibles, étanches, ne comportant pas de vide, et adhérant passionnément, comme le Moi, à leur support. » (G. Aussedat, Utilisation des ultrafines naturelles dans les enrobés fillerisés)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Nature démoniaque de Tournesol
Le « Supercolor-Tryphonar » conçu par le professeur Tournesol, s'il provoque « du shimmy dans la vision », n'en annonce pas moins l'avènement d'une « société de confort technique » qui transformera l'étant existant en un véritable zombie.
La vraie nature de Tournesol, qui participe à l'émergence de ce monde de néant, apparaît ici en pleine lumière, et c'est celle, satanique, d'un ennemi du genre humain.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Météorologie bourboulienne
La solitude n'est pas pour effrayer l'homme du nihil, bien au contraire. « Jamais je ne m'ennuierais, dit-il, quand bien même je serais le dernier des hommes vivants dans la solitude glacée des rives de l'océan Arctique ou de la mer de Béring ». Une surface plane à perte de vue et en apparence illimitée, sans maison, sans arbre, sans même un petit arbuste, sans ombre, sans eau, où rien ne se pratique sinon l'élevage des bestiaux et la dilacération du Moi, voilà le genre d'endroit selon son cœur. Quant aux « événements », moins il s'en produit, mieux il se porte. Non seulement une année doit répéter l'autre jusque dans le moindre détail, mais chaque jour nouveau ne doit rien amener que ses prédécesseurs n'aient reproduit déjà un millier de fois : des brouillards impénétrables, des bourrasques de neige, et un linceul qui s'appesantit invinciblement sur la pachyméninge. En d'autres termes, son âme recherche un climat bourboulien.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Lâcheté du brachmane des bois
Quinte-Curce (Histoires, liv. VIII, chap. 9) nous apprend que les brachmanes citoyens prenaient leurs confrères des bois pour des lâches qui ne se donnaient la mort que parce qu'ils n'avaient pas le courage de l'attendre. Quant à Tertullien (Apolegeticum), il s'exclame : « Nous ne sommes pas des brachmanes, pour nous exiler de la vie et habiter les bois ! »
— En effet, nous ne sommes pas des brachmanes. Comme les soldats du roi de Suède, nous voulons vivre éternellement. Nous savons qu'un jour nous cesserons de vivre, mais cette certitude de notre anéantissement demeure abstraite, et donc irréelle. La mort, c'est pour les autres, pour ceux qui vivent dans les bois, par exemple les sangliers qui semblent s'y complaire.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
mercredi 1 août 2018
Tractatus logico-philosophicus
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », aurait dit le philosophe Ludwig Wittgenstein un jour qu'il se sentait « gonflé à bloc ».
Comme un voyageur égaré s'avançant dans une matière brunâtre et nauséabonde 1 qui, à chacun de ses pas, s'accumule devant lui, devient de plus en plus dense et fait obstacle à sa marche, ainsi la parole éprouve, selon le degré de sa progression, la densité croissante du silence et l'incommensurable mesure de l'absence.
Parvenue aux confins de son royaume, à la limite des mondes, épuisée, elle tombe dans la matière excrémentitielle et s'y ensevelit comme dans un linceul. Et c'est alors qu'elle comprend que ce dont elle ne pouvait parler, ce qu'il lui fallait taire, c'était... le Rien. Mais il est trop tard. C'est déjà la fin...
1. Ce voyageur pourrait se trouver par exemple sur le territoire de la commune de Bron (Rhône) où, « par l'emploi de la matière fécale, les terrains portent chaque année avec succès les récoltes les plus épuisantes, telles que du blé, du chanvre, de l'orge, des pommes de terre », cf. Bulletin agronomique et industriel, J.-B. Gaudelet, Le Puy, 1840.
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Bouclage du monstre bipède
L'instinct du monstre bipède — le fameux « autrui » du philosophe Levinas — le pousse à fouir avec son groin le « sol phénoménologique de la mondanité » autrement dit à fouger. Mais il existe heureusement la ressource de le boucler. Pour cela, on commence par l'attacher et on lui lie la gueule pour l'empêcher de mordre et de crier, on lui transperce le groin avec une alène et l'on passe dans le trou un fil de la grosseur d'une aiguille à tricoter, puis l'on réunit les deux bouts de manière à former un anneau. Le tour est joué : le scélérat ne « fougera » plus.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Tu l'as trop écrasé, César, ce Port-Salut !
Malgré le nominalisme que professe par défi le suicidé philosophique, il incline à croire à l'existence ontologique réelle des catégories transcendantales, écrasé qu'il est par la monstrueuse puissance des concepts, ces « choses mentales » en dépit desquelles les pauvres existences particulières arrivent pourtant à vaincre, parfois — et notamment dans la pratique de l'homicide de soi-même —, la loi maudite de la contingence leibnizienne.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Accommodements avec le Léviathan
Selon le mathématicien Bernhard Riemann, il est possible de conclure quelques « petits arrangements » avec le réel.
Par exemple, si une série à termes réels est semi-convergente, on peut réarranger ses termes pour qu'elle converge vers n'importe quel réel, ou même tende vers l'infini. Il en résulte que dans l'ensemble des réels, toute série inconditionnellement convergente est absolument convergente.
« C'est déjà ça », soupire l'homme du nihil, qui s'attendait tout de même à mieux pour soulager l'angoisse qu'il éprouve à être une « chose particulière ».
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Embouquement
En 1482, le navigateur Diogo Cão reconnaît la côte congolaise et embouque l'estuaire du Congo. Un embouquement tout provisoire, dans son cas, mais le Dasein, lui, c'est dans une chronologie visqueuse que depuis sa naissance il est embouqué, et parfois aussi — cas de l'homme du nihil — dans « d'usuelles asphyxies ».
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Solipsisme attributif de l'urbain diffus
Un homme âgé de 53 ans s'est suicidé par pendaison dans la nuit de vendredi à samedi, à Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne). Il a mis fin à ses jours entre deux magasins de la zone artisanale dite La Haie Passart. Ce sont des salariés des boutiques voisines qui, arrivant vers 9 heures sur leur lieu de travail, ont alerté les forces de l'ordre. Pour ces dernières, le suicide ne fait aucun doute.
Le désespéré est un habitant de Bonneuil-sur-Marne (Val-de-Marne) qui ne travaillait pas dans le département, avec lequel il n'avait d'ailleurs a priori aucun lien.
« Certes, le décor est de peu d'importance quand on a décidé d'en finir avec l'haeccéité, la temporalité du temps, le Moi, et tout ce qui s'ensuit... mais une zone artisanale !... et à Brie-Comte-Robert !... cela fait tout de même froid dans le dos ! » a déclaré aux enquêteurs Mme D., qui a participé à la macabre découverte. (Le Parisien, 17 juillet 2016)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Incompatibilité
En 1915, Heidegger, qui jusque-là se destinait à la prêtrise, décide d'abandonner la religion, jugeant celle-ci « radicalement incompatible avec la philosophie ». « Il y a là-dedans trop de tintamarre, trop de brouillamini » confie-t-il à son ami Günther Schmalz, le futur « philosophe du continu ». Désormais, une seule question l'occupe : comment passer de l'étant à l'Être, si possible sans y laisser trop de plumes ?
Sa première idée est de promouvoir l'authenticité, comme possibilité pour la réalité humaine de s'affranchir des illusions du « on » (ce vorace voïvode de la « banalité quotidienne », qui incarne l'anonymat sans originalité, la dissolution des individualités) et d'accéder à la personnalité véritable.
Il a aussi l'intention de dénigrer la technique qui selon lui exprime le vide ontologique le plus total.
Mais bien des points demeurent problématiques... En particulier, il s'agira de montrer que la mort, loin d'être un événement banal, constitue « notre ultime possibilité, le noyau même de notre être ». — Et ça, « c'est plus facile à dire qu'à faire »...
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Dernières paroles de Boullu
Selon Gragerfis, Hergé aurait un temps envisagé de placer le marbrier Isidore Boullu sur le bûcher du Temple du Soleil en compagnie de Tintin, Haddock et Tournesol, et de lui faire tenir à peu près ce discours : « Astre dont les rayons ont frappé mes yeux pour la dernière fois, pourquoi as-tu éclairé le jour de ma naissance ? Avais-je demandé à naître ? Et pourquoi suis-je né ? Rien ne restera de moi, je meurs tout entier, aussi obscur que si je n'étais pas né. Néant, reçois donc ta proie. »
Et en effet, pourquoi est-il né, cet horripilant marbrier ? Pour jouer de la trompette dans la fanfare de Moulinsart ? Pour « boire des petits coups » au lieu de tenir ses engagements ? — Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Victoire à la Pyrrhus du suicidé philosophique
« En m'effondrant je sentis — avec quel soulagement — le Moi se noyer sans merci dans les abîmes infinis de mon sang. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Inscription à :
Articles (Atom)