jeudi 6 septembre 2018

À la manière de Leibniz


La pensée de se détruire entre dans la pachyméninge du suicidé philosophique « par des différentielles » et non par une « simple division, multiplication » : non par des actions arithmétiques, mais par un insensible processus d'érosion du « vouloir vivre » dont la contrepartie est une suite d'accroissements très petits — à la Leibniz — de la lassitude d'être ceci ou cela.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Pierre


La minéralité, forme suprême de l'ironie.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. dégoût)

Bilan


C'est près du feu, en hiver, qu'allongé sur un lit moelleux, le ventre bien garni, en buvant du vin résiné, en mangeant de temps à autre des huîtres ou des bigorneaux, il faut se poser ces questions : Qu'as-tu fait de ta vie, homme ridicule ? Et quel âge avais-tu lors de l'invasion des Mèdes ? (Pensée renouvelée de Xénophane).

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Persévérance


Nous nous mîmes en chemin d'assez bonne heure, et lorsque nous eûmes fait une couple de lieues, nous fûmes joints par le Juif errant qui, sans se le faire répéter, se plaça entre mon cheval et la mule de Velasquez et commença en ces termes :

« Il n'est vraiment nul besoin de réussir pour persévérer, particulièrement dans l'être. »

Comme le Juif errant en était à cet endroit de son histoire, il s'arrêta tout à coup et, fixant le cabaliste d'un air arrogant, il lui dit : « Fils impur de Mamoun, un adepte plus puissant que toi m'appelle sur les sommets de l'Atlas. Adieu ! » Puis il s'éloigna, et bientôt nous le perdîmes de vue.


(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

Pisse-vinaigre


La Weltanschauung de l'homme du nihil présente un caractère austère bien propre à rebuter le vulgum pecus. Dans son système, point de vains ornements. Ici, tout est fort : pas de dorures, le fer, partout le fer ! On comprend dès lors pourquoi l'homme du nihil passe pour un « bonnet de nuit » aux yeux de ce « chantre du festif » qu'est l'homme moderne.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Solitude et minéralité


Au dire de l'écrivain mondain Paul Valéry — mondain au sens vulgaire comme à celui du phénoménologue Eugen Fink —, « il y a deux sortes d'hommes — ceux qui se sentent hommes et ont besoin d'hommes — Et ceux qui se sentent — seuls, et non hommes — Car qui est vraiment seul, affirme-t-il, n'est pas homme mais pierre dure rotacée. »

Valéry oublie toutefois de mentionner que ces « pierres dures rotacées » sont aussi capables de se livrer, et plus souvent qu'à leur tour, à des divagations lagéniformes de dipsomaniaques angoissés.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Vengeance haddockienne avortée


Smith est l'agent général à Reykjavik de la Golden Oil qui détient le monopole de la vente de mazout en Islande. Sa compagnie appartenant à l'infâme financier Bohlwinkel, il reçoit l'ordre de ne pas ravitailler l'Aurore afin de favoriser le Peary dans la course vers l'aérolithe.

Quand Smith refuse de lui vendre du fioul, le capitaine Haddock envisage un moment de lui ouvrir le ventre, d'en arracher les entrailles, d'y mettre de l'avoine et d'y faire manger les chevaux, comme firent les naturels d'Ascalon et d'Héliopolis à saint Cyrille, diacre, et aux autres martyrs sous Julien l'Apostat.

Heureusement, il n'est pas contraint d'en arriver à cette extrémité car sa rencontre avec le capitaine Chester lui permet de se procurer du carburant par la ruse. Le vil Smith ne saura jamais à quoi il a échappé !


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

mercredi 5 septembre 2018

Équilibre


« ... ce que nous appelons excrément ou encore matière fécale n'étant peut-être après tout que cette lourdeur, cette masse inerte et pesante que nous traînons comme un lest de peur de chavirer et faute de quoi nous serions sans doute comme ces navires trop peu chargés, ivres et ingouvernables dans la tempétueuse immensité... »

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Vie étriquée


L'homme du nihil n'a cure des imbéciles qui jugent morne, étriquée, sans panache, la vie qu'il mène dans son « cagibi rienesque ». Comment ces « marioles de l'existence », ne voient-ils pas que ce n'est pas sa vie, qui est morne, étriquée, sans panache, mais la vie ! Comparer ce margouillis à un indigeste clafoutis, comme le fait Gragerfis dans son Journal d'un cénobite mondain, lui semble encore par trop bénin.

À l'instar du poëte Baudelaire, il a commencé par chercher « des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés », mais il a vite compris.


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Rêve impossible


Appartenir à l'embranchement des cnidaires, à l'ordre des siphonophores, être pourvu de filaments urticants longs de plusieurs mètres qui flottent à la surface... Ah quel délice ! (Les trente-trois délices de Luc Pulflop, Trad. de Simon Leys)

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Bach enfoncé


Selon le péremptoire docteur Marx, nul compositeur n'a pu, jusqu'à ce jour, égaler la puissance de polyphonisme que posséda l'illustre cantor. Mais c'est oublier un peu vite le Rien, dont la virtuosité contrapuntique outrepasse de très loin celle de l'« ours de Leipzig ».

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

De l'existence des choses


Courroucé par l'hypocrisie de ses contemporains, Protagoras d'Abdère composa un livre dans lequel il révoquait ouvertement en doute l'existence des dieux. « Je ne puis dire au sujet des dieux, annonçait-il en le commençant, s'ils existent ou s'ils n'existent pas. Plusieurs choses m'en empêchent, l'obscurité de la matière et la brièveté de la vie de l'homme. »

Mais, s'interroge l'homme du nihil, ne pourrait-on en dire autant de la « réalité empirique » et même, si l'on veut aller par là, du « Dasein » ? Quoi qu'il en soit, Protagoras, estimé et honoré jusque là, fut chassé d'Athènes et ses livres brûlés sur la place publique. Gragerfis suppose que ce philosophe avait puisé ses idées d'impiété dans les principes qu'il avait reçus des mages de Perse.


(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune fille attrapant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

Sursaut


Au contact du « rébarbatif et fétide réel », le suicidé philosophique, hypersensible à l'idée du Rien,  devient de plus en plus intransigeant. S'enfermant dans la solitude, il ne trouve bientôt plus de consolation que dans la lecture de Schopenhauer, la musique de Schumann, et les promenades solitaires dans la nature. Et puis, brutalement, il renaît à lui-même. Le sentiment de déréliction, l'angoisse du vide et le dégoût de l'haeccéité cèdent la place à l'exaltation. Son inépuisable énergie lui donne alors la puissance de créer un monument immortel, socle granitique de toute métaphysique future : l'homicide de soi-même. Son destin est accompli.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Cyprès


Après des séjours dans divers asiles d'aliénés, le peintre Vincent van Gogh se tire, le 27 juillet 1890, dans un champ d'Auvers-sur-Oise, un coup de revolver dans la poitrine ou — les avis divergent — l'abdomen. Revenu boitillant à l'auberge où il loge, il monte directement dans sa chambre. Ses gémissements attirent l'attention de l'aubergiste Arthur Ravoux qui le découvre blessé : il fait venir le docteur Gachet qui lui fait un bandage sommaire et fait prévenir son frère Théo, alors à Paris. Vincent van Gogh meurt deux jours plus tard, à l'âge de 37 ans, Théo étant à son chevet.

Le poëte illuminé Antonin Artaud propagera plus tard l'extravagante théorie selon laquelle van Gogh aurait été « suicidé par la société ». Mais Gragerfis blâme plutôt son « obsession pour les cyprès » et sa « sensibilité d'écorché vif ».


(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Crapaud


Le Juif errant sembla vouloir résister, mais le cabaliste lui adressa quelques mots inintelligibles, et l'infortuné vagabond commença en ces termes :

« Comme le crapaud, qui ingère sans dommage des proies toxiques, telles que les coléoptères vésicants (cantharides, méloés), des araignées et des chenilles urticantes, je me goinfre de Rien sans que cela n'érode ma pachyméninge. »

Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, le cabaliste lui dit : « Mon ami, en voilà assez pour aujourd'hui, car nous sommes au gîte. Tu passeras la nuit à tourner autour de cette montagne, et demain tu nous joindras sur la route. Quant à ce que j'ai à te dire, ce sera pour une autre fois. » Le Juif errant jeta un regard affreux au cabaliste et se perdit dans le creux du vallon.

(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)

Évasion éphémère


Les vocalises auxquelles se livre ordinairement le suicidé philosophique avant de commettre son geste fatal — « Non, mes yeux ne te verront plus... » — ne sont qu'une illusion jetée sur la réalité de la mort, une évasion dont l'« exilé de l'infini » sait qu'elle est une fuite éphémère, motif baroque par excellence incluant l'instant où il convient de mettre un terme au bel canto : « Es ist Zeit ! », s'exclame-t-il en empoignant son revolver. 

En face du festif « homme de la Nature et de la Vérité », le suicidé philosophique est l'être mélancolique et tragique pour lequel l'haeccéité n'est pas une « aventure excitante » mais un supplice inscrit dans la durée, qui étend sa griffe de fer sur le passé, le présent, et aussi la mort.


(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Interlude

Jeune fille lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Inquiétante étrangeté


Qui est ce sinistre vieillard bossu, à longue barbe blanche et petites lunettes rondes, portant lévite et bêret noirs, une canne dans une main et un plaid sous le bras, qui déambule sur le pont du paquebot Ville-de-Lyon et que les « gredins » Ramon Bada et Alonzo Perez soupçonnent être Tintin déguisé ? Le chef du gang auquel appartiennent le docteur Triboulet et son chauffeur ? Nous ne le saurons pas, mais une chose est sûre : il induit chez le lecteur un sentiment de terreur sourde que l'on pourrait comparer à l'inquiétante étrangeté (das Unheimliche en allemand), ce concept freudien théorisant la sensation de malaise qui étreint brutalement l'étant existant et qui lui fait percevoir toute chose comme radicalement étrangère, inconnue, absurde au point d'en être effrayante.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Amidas, Amidas


« Dans la capitale de l'île de Céos, patrie de Simonide, on ne voyait point de vieillards. L'usage voulait et les lois permettaient la mort volontaire à ceux qui, parvenus à l'âge de soixante ans, n'étaient plus en état de servir la république ; c'était une honte de se survivre à soi-même. Celui qui devait mourir assemblait ses parents, et après s'être couronné de fleurs, comme en un jour de fête, il prenait une coupe de pavot ou de ciguë. Les anciens habitants des îles Canaries, pour honorer leurs dieux, avaient la coutume de se précipiter dans un gouffre, espérant aller jouir de la félicité qui leur était promise pour une aussi belle mort. Le Japonais se noie pour mieux célébrer la divinité Amidas, ou bien il s'enferme dans un tombeau muré de toutes parts, n'y laissant qu'un petit trou pour le passage de l'air : enseveli tout vivant, il appelle sans cesse Amidas, Amidas, jusqu'à ce qu'il succombe de lassitude et de faim. » (Jean-Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, J.-B. Baillière, Paris, 1838)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

mardi 4 septembre 2018

Projet de roman


Le suicidé philosophique, orphelin de mère, élevé par un père athée dans « l'orgueil d'appartenir à l'élite humaine », a tenté d'empoisonner son Moi au taupicide. Pour éviter le scandale, ce dernier a déposé en sa faveur au tribunal ; le suicidé philosophique a obtenu un non-lieu. Le roman débute au moment où il quitte le palais de justice. Sur le chemin qui le ramène à la propriété d'Argelouse, où il doit retrouver le Moi qu'il a voulu exterminer, le suicidé philosophique fait défiler sa vie, les blessures qui l'ont poussé à commettre ce crime démoniaque : une jeunesse solitaire, un caractère instable, rebelle, mélancolique et tourmenté, et par-dessus tout, une haine incommensurable de l'haeccéité dont le Moi a toujours été, dans son esprit, la sinistre et bourrelante incarnation.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Femme fessue lisant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Impossible sérénité


Comme il serait merveilleux de mourir en consentant à l'inéluctable finitude de la matière vivante, se dit parfois l'homme du nihil. Mais il s'en sait incapable. L'haeccéité lui en a trop fait voir. Il préfère se « faire sauter le caisson », et terminer sa fastidieuse existence par un geste qui exprime une dernière fois — et de façon ô combien détonante — son refus d'être un vulgaire « Dasein ».

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Rhétorique


Maniant avec adresse la synecdoque, je dis « les mortels » pour « les hommes ».

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Ban du piccolo


Dans le Trésor de Rackham le Rouge, le capitaine Haddock reçoit, à la veille du départ du Sirius, une terrible nouvelle. Son médecin, le docteur Daumière, a diagnostiqué chez lui une « insuffisance fonctionnelle du foie » et lui interdit « toutes boissons alcoolisées (vin, bière, cidre, alcools, apéritifs, et cetera) ».

Cette prescription drastique va à l'encontre des préceptes de Pardule, évêque de Laon, qui recommande, pour dompter le Moi, l'absorption de « pivois » dès huit heures du matin.


Pauvre capitaine, condamné à subir passivement les gesticulations et les grimaces du « sinistre polichinelle », de l'« odieux Moi » !

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Artiste


J'ai beau chercher avec soin, en attendant l'extase — ou, dit de façon peut-être moins excessive, l'enthousiasme —, un marbre sans défaut pour en faire un beau vase, je ne trouve rien ou presque : il n'y a que du sable, des cactées et quelques rocs retors, dans le steppe de mon conscient vitriolé. N'est pas « artiste » qui veut !

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune femme lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier