dimanche 26 août 2018

Imperfectum de conatu


À propos de l'imparfait latin, qui exprime une action en voie de réalisation à une époque passée, Diomède dit « Imperfectum tempus nonnunquam inchoatiuum tempus appellauerunt ». Priscien va même jusqu'à dire qu'il exprime une action abandonnée avant d'être terminée. C'est une exagération, mais on sait que l'imperfectum de conatu, particulièrement fréquent dans les récits des suicidés philosophiques, exprime les efforts accomplis pour arriver à un résultat qui sera ou ne sera pas atteint : l'extermination du « sinistre polichinelle », de l'« odieux Moi ».

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Merveilles de la géologie


Dans l'estérellite à pyroxène et dans l'estérellite à biotite-amphibole, les courbes des plagioclases zonés auraient des caractères identiques à ceux qui ont été observés dans tous les autres laccolites. Comme le dit Pythagore, « la vie n'est-elle pas surprenante ? »

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Interlude

Jeune femme lisant Prière d'incinérer. Dégoût de Luc Pulflop

La connaissance impossible


Chez Kant, ce sont les principes a priori (c'est-à-dire antérieurs à l'expérience, conditions de l'expérience) qui fondent l'objectivité de la connaissance. Cette doctrine des catégories est ce que le « satyre de Königsberg » appelle la logique transcendantale (par opposition à la logique formelle qui se définit comme « la science des lois nécessaires de la pensée » et qui s'attache à la seule forme de la pensée vidée de tout contenu).

Kant montre que les conditions qui rendent la connaissance possible sont en même temps celles qui rendent possibles les objets de l'expérience. Parfois cependant, quand les objets sur laquelle elle est censée porter sont inconcevables, la connaissance est tout simplement impossible, et c'est ce qu'illustre le dialogue suivant, tiré du film Un Singe en hiver qui est une adaptation du roman éponyme d'Antoine Blondin : 


Suzanne Quentin

« Monsieur Fouquet ?... Vous connaissez La Bourboule ? 

Gabriel Fouquet

Ma foi, non.

Suzanne Quentin

Et bien, vous avez tort. C'est là que j'ai connu Albert. Il était en permission libérable. Il portait un blazer à rayures, et un canotier... avec ruban assorti. Bel homme, et il le savait [...] C'est drôle que vous ne connaissiez pas La Bourboule, un homme comme vous. »

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Zéro-un


La loi du zéro-un de Kolmogorov est un théorème énonçant que tout événement dont la réalisation dépend d'une suite de variables aléatoires indépendantes, tout en ne dépendant d'aucun sous-ensemble fini de ces variables, est soit presque sûrement réalisé, soit presque sûrement non réalisé, c'est-à-dire que sa probabilité vaut zéro ou un.

Instruit de ce résultat et voulant mettre toutes les chances de son côté, le suicidé philosophique ne fait dépendre la réalisation de son « grand œuvre » que d'une seule variable aléatoire : le degré de son exécration — qui doit atteindre un seuil λ fixé à l'avance. Mais quant au reste, tout est préparé « aux petits oignons ».


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Technique primitive de concassage du Moi


« Pour libérer l'étant existant du joug de l'haeccéité, il faut commencer par écraser le Moi : on le fait de diverses manières. Chez les bouddhistes thibétains, on prend une caisse carrée de quatre pieds de large, formée de liteaux de bois assez rapprochés pour empêcher le vouloir-vivre de passer ; on la place sur une cuve ; on verse dans cette caisse, qu'on nomme martyre, les granules du Moi à mesure qu'on les apporte, et un ouvrier, avec de gros sabots, les foule et les écrase. » (M. Salmon, Art de concasser le Moi et de trouver la paix de l'âme malgré le climat et l'intempérie des saisons, Huzard, Paris, 1826)

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Engoncé


Engoncer se dit à propos d'un habit, par exemple une redingote, qui fait paraître le cou enfoncé dans les épaules. Engoncé dans l'idée de la mort volontaire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant l'Océanographie du Rien de Raymond Doppelchor

Engorgement ontologique


Les dernières années de Heidegger sont assombries par une rétention fécale tenace. À cette occasion, il se convainc que c'est dans l'expérience la plus pragmatique et la plus naïve du monde — celle de la constipation — que « l'homme prend conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, que le vécu du monde ambiant n'est pas à concevoir théoriquement, mais que la primauté revient à la quotidienneté ordinaire. Le Dasein y reçoit la première expérience concrète de l'être, de "ce qui est", mais aussi de "ce qui ne veut pas sortir" ».

Comme le jus de pruneaux est sans effet, Heidegger cherche le salut dans l'« auto-interprétation » de la vie factive. Mais c'est finalement la rhubarbe qui débloquera l'« engorgement ontologique » dont il souffre.


(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Un génie tourmenté


L'incandescence et la fluidité primordiale du globe ; l'occupation par la mer de sa surface totale, et l'action des eaux succédant à celle du feu pour amener son état actuel ; l'établissement des similitudes organiques fondé sur l'analogie comparative... Il n'est point de sujet que le suicidé philosophique, ce dévorant génie, ne trouve moyen d'aborder tout en poursuivant son but principal : l'homicide de soi-même.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Un stylite moderne : Philippulus le prophète


Dans l'Étoile mystérieuse, pour faire descendre Philippulus le prophète du mât où il est juché, Tintin, en désespoir de cause, décide de se faire passer pour Dieu. Il empoigne un porte-voix et s'écrie : « Allo, allo ! Ici Dieu le Père !... Prophète Philippulus, je vous ordonne de redescendre sur terre ! Et faites attention : ne vous cassez pas la figure !... »

Voilà qui rappelle étrangement l'aventure de Saint Walfroy, le « stylite des Ardennes ». On trouve, dans le journal des sçavans pour l'année 1750, une brève relation de l'épopée solitaire de ce mystique : « Dans le temps même de Siméon le jeune, Vulfilaicus voulut, au rapport de Grégoire de Tours, pratiquer en Occident l'Institut des Stylites ; il avoit fait élever sur une montagne près de Trèves une colonne sur laquelle il monta, mais le climat ne permettoit pas un pareil établissement ; le Stylite, pendant un hyver, perdit les ongles des pieds par la rigueur du froid : les Évêques condamnèrent son entreprise et lui ordonnèrent de descendre. Un jour qu'il était absent, l'Évêque de Trèves fit abattre et mettre en pièces la colonne, Vulfilaicus en fut affligé, mais par respect pour l'Évêque il ne la fit point relever. »

Hergé connaissait-il, par son ami Giacometti, le destin de cet anachorète au si terrible tragique ? Nous ne pouvons ici que poser la question.


(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Sphinx


Les seules questions auxquelles l'homme ne peut échapper sont celle du Rien et celle de l'haeccéité. Le Rien et l'haeccéité sont les deux visages du sphinx que nous ne cessons de questionner. Mais ce sphinx bifrons demeure éternellement silencieux, et c'est pourquoi nous osons proposer nous-même cette fulgurante réponse qu'est l'homicide de soi-même.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Interlude

Jeune femme lisant les Pensées rancies et cramoisies de J. Zimmerschmühl

Aveu


« Quel que soit le livre que j'écris, je ne m'y donne jamais tout entier, et le sujet qui me réclame le plus instamment, sitôt après, se développe cependant à l'autre extrémité de moi-même. » (A. Gide, Journal, p. 275, en 1909) — Par exemple, voilà qui est fort !

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

samedi 25 août 2018

Connaissance de Balthus et de Bazaine


Pour échapper à son vide intérieur, l'« homme de la Nature et de la Vérité » feint de se passionner pour les tableaux de peinture et se vante d'avoir connu Balthus, d'avoir connu Bazaine... « J'ai connu Balthus, j'ai connu Bazaine... », dit-il, et l'homme du nihil reste coi devant tant de sottise satisfaite d'elle-même. Se vante-t-il, lui, « d'avoir connu Koyré, d'avoir connu Kojève » 1 ?

1. Il les a pourtant connus, à l'École pratique des hautes études, dans les années 30.

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Remplissage


Le surgissement fatal d'un projectile dans la cavité crânienne du suicidé philosophique signifie qu'un vide est rempli, qu'un défaut d'être est comblé par une forme d'être plus positive. Grâce à ce processus de « remplissage », le non-être acquiert, pour ainsi dire, un titre à l'existence.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)

Diagonale de Cantor


« Soit un cahier comportant autant de pages que l'on veut. On numérote chaque page, et sur chacune, on écrit un ensemble d'entiers (tous différents), en veillant à ne jamais écrire deux fois le même ensemble. On dit qu'un nombre N est ordinaire si l'ensemble écrit à la page N ne contient pas N ; dans le cas contraire, on dit que N est extraordinaire. Supposons que l'on ait écrit sur ce cahier tous les ensembles possibles. La question à laquelle doit répondre l'étant existant est : à quelle catégorie appartient l'entier sur la page duquel on a écrit l'ensemble des nombres ordinaires ? »

À l'aide de ce paradoxe, Cantor tente de prouver — sans y réussir, d'après son adversaire Kronecker — que le cardinal d'un ensemble est toujours strictement inférieur au cardinal de l'ensemble de ses parties, et qu'il existe une « infinité d'infinis ». Mais en 1884, incroyable coup de théâtre, Cantor est frappé de son premier accès de dépression ! Selon Joseph Dauben, cette crise n'aurait pas été causée par les attaques de Kronecker, mais par le fameux cahier en quoi le mathématicien avait fini par voir une allégorie du Rien !

Ô vanité ! ô néant ! « ô aueuglement estrange des hommes, gloriatur in malitia sua ! »


(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)

Interlude

Jeune femme lisant Georges Sim et le Dasein de Maurice Cucq

Sauvé des flammes


« Faire », en définitive, c'est combattre la mort, non certes pour la différer ou pour aborder à travers elle un au-delà imaginaire, mais pour préserver de l'anéantissement final ce dont précisément l'extirpation l'empêchera d'être annihilé. En ce sens, le « Suisse » est ce « véritable butin que nous gagnons sur le vieux Chronos » pour reprendre les mots de W. Schulz-Bodmer.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Avoir été


Arrivé au soir de sa vie, Heidegger fait un douloureux retour sur lui-même. Il ne le sait que trop : « le Dasein ne peut se libérer de ce qu'il a été, il a son passé positivement en charge. La question qui taraude le Dasein, c'est d'être lui-même à partir de lui-même. N'est-ce pas là la définition même de l'existence ? Et cela, il ne le peut qu'à la condition d'assumer à chaque fois ce qu'il a déjà été : cet "avoir été" est partie intégrante de l'existence du Dasein venant à soi. » — Mais c'est dur, oh, c'est bien dur !

(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)

Buis


De toute éternité, le buis a été l'emblème du suicidé philosophique. Cet arbuste dédaigné habite les lieux arides et les terrains ingrats, de même que le zélateur de la mort volontaire se contente du plus chétif domicile, le Rien. On voit les insectes s'attacher au buis, comme ils font aussi au champion de l'annihilation du Moi, trop blasé pour s'en garantir. Le suicidé philosophique endure patiemment les privations et se cramponne à l'idée du Rien. Semblablement, le buis brave les intempéries et s'attache fortement au mauvais sol où il est relégué. Son bois est serré et très noueux, par allusion à la vie rude du suicidé philosophique. Les idées noires qui pullulent dans la pachyméninge de celui-ci sont figurées par l'huile fétide qu'on retire du buis, et cetera, et cetera.

(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)

Mots


L'être est question de dire.

(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)

Interlude

Jeune fille lisant le Monocle du colonel Sponsz de Hermann von Trobben

Éternité


Tacite écrit dans la Germanie que le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants, viris meminisse. Cela vaut pour les êtres, et pour leurs œuvres. Tant qu'un suicide particulièrement réussi — exempli gratia, celui de l'écrivain dadaïste Jacques Rigaut — a le pouvoir de nous captiver, il est toujours parmi nous, ainsi que son créateur. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, un beau suicide est une victoire décisive contre la mort ; il est un fragment d'éternité.

(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)

Un dangereux rêveur


L'« ami de la sagesse » Emmanuel Levinas, profondément déçu par la philosophie occidentale qui, selon lui, n'avait jamais su penser l'Autre qu'à partir du Même (donc du Moi) et témoignait dans toutes ses œuvres de l'« insurmontable allergie » qu'inspire l'Autre en raison de ses mauvaises manières et de sa dilection pour les survêtements, décida — espérant ainsi se venger de Heidegger — de concevoir une « pensée » qui placerait l'Autre avant le Même. Il élabora un procédé assez rudimentaire qu'il baptisa l'Œuvre et qui consiste en un mouvement enveloppant du Même vers l'Autre, mouvement si généreux et gratuit qu'il va jusqu'à exiger l'ingratitude de son destinataire ! Hélas, Levinas mourut avant d'avoir vu son Œuvre se réaliser, ce qu'elle fit moins de deux décennies plus tard adornée du doux nom postmoderne de « vivre ensemble ».

(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)

Mégère ou harpie ?


Au sujet de Peggy Alcazar, la tyrannique épouse du général, qui le réprimande publiquement lorsqu'il rentre en retard ou répand çà et là les cendres de son cigare, on ne sait si l'on doit parler de mégère ou de harpie. Voici ce que nous dit de ces deux créatures le zoologiste Coenraad Jacob Temminck 1 : « Pour la taille comme pour les dimensions, la mégère ressemble à la harpie, mais les tubes des narines sont moins proéminents que chez cette dernière ; celle-ci a une queue assez longue et libre, tandis que la mégère manque de tout vestige de queue. »

Pour en revenir à la très acariâtre Peggy, le mieux est sans doute de l'appeler simplement une virago. En tout état de cause, son mufle d'hippopotame et ses manières de gendarme sont à vous dégoûter à tout jamais du prétendu « beau sexe ». Par quelle perversion de l'esprit le général peut-il appeler un tel monstre « ma colombe » ?

On dirait que Hergé a créé Peggy Alcazar pour illustrer la thèse de Weininger : l'homme est le Tout, la femme le Néant ; l'homme incarne le spirituel, la femme le matériel dans son expression la plus mortifère et dégradante. Et pour couronner le tout, elle est « sous le joug du phallus » !


1. Dans ses Monographies de mammologie, Dufour & d'Ocagne, Paris, Leyde, 1827-41.

(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)

Un héros beckettien


Excessivement craintif, le « Suisse » tire de son inquiétude même le courage d'exister. Il s'enferme sur soi, dans la pénombre du « boyau culier », loin du bruit des villes, dans une solitude farouche peut-être un peu glacée, tout à sa tristesse, celle d'une conscience sensible, affrontée au scandale du mal, à l'incohérence, à l'absurde.

(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)

Interlude

Jeune fille lisant l'Apothéose du décervellement de Francis Muflier

vendredi 24 août 2018

Chimère


Quelques personnes ont annoncé qu'une filtration forcée, de bas en haut, à travers du sable, suffirait pour dépouiller le Moi de la fange qu'il tient en suspension. Mais l'expérience à démenti les promesses pompeuses de ceux qui s'engageaient à purifier le Moi par ce moyen.

(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)