Pour
pénétrer quelqu'un, pour le connaître vraiment, il faut lui demander ce
qu'il entend par prisme. Entend-il le Grand Rien, la source
déflagrante de la vie, le nerf philosophal du dénouement final, la
conscience en un mot ? Sinon, inutile de continuer.
On a
longtemps cru que le mot femme servait à désigner l'être qui, dans
l'espèce humaine, appartient au sexe féminin. Mais les savants
d'aujourd'hui estiment plutôt que ce vocable est une simple métalepse du
vacuum.
La
femme est recouverte d'un subjectile cutané qui empêche de voir sa
machinerie interne. Sinon, il y aurait de quoi dire (mais il y a déjà de
quoi dire). Si l'on pouvait revêtir ce subjectile de cendres
thérapeutiques (à défaut d'être salvatrices), peut-être les choses
iraient-elles mieux ?
Le
cytoplasme, les mitochondries, la membrane plasmique, les villosités,
l'appareil de Golgi... Peut-être vaut-il mieux ignorer ce qui déambule
sous l'os. On risquerait, comme le Grandiloque, d'y perdre le sommeil et
de devenir à son tour un « négateur universel ».
Contrairement
à l'idée du Rien qui a besoin, pour se développer, d'un climat mental
adéquat, les prolégomènes de la raison pure sont capables de
s'acclimater dans les cervelles les plus obtuses. C'est pourquoi ils
prospèrent en tout point du globe (ils sont orbicoles).
L'esprit
en proie à la nostalgie du non-être ressemble à un glacier qui croule :
il entraîne avec lui une cohorte de moraines ridées et de briques
tristes, des mots tels que zingibéracé, bouillabaisse ou cyclomoteur.
Chaque
jour, on se regarde décliner un peu plus. On fait des fautes d'omission
(on saute des mots) ou des fautes tout bonnement, qui révèlent un
dérangement profond dans ce système de transmission qu'est le cerveau.
Cette déchéance graduelle est encore plus pénible que... mettons de voir
la gueule du « philosophe » Michel Serres dans le poste de télévision.
S'il faut mourir, autant y aller carrément — le taupicide ! —, et
non par cette « lente reptation de mégacéros de facto ».
C'est
par abus de langage que les philosophes sont appelés des penseurs. Car
on a beau chercher, il n'y a dans tous leurs « systèmes » pas plus de
pensée que de beurre au prose. Il n'y a que de la « pensée-moignon ».
Tandis
que, dans les allées du supermarché, il pousse son chariot garni de
croustillants toasts Truweet, le nihilique a l'impression d'être un
Christ en croix entouré de larrons larviformes (les autres clients du
supermarché).
D'après le
philosophe Wang Chong, « l'esprit vital quittant le corps d'un défunt
[variante : d'un décédé] peut être comparé à une cigale sortant de la
chrysalide. »
Frédéric
Nietzsche a raison de dire que la plus grande humanité se manifeste
dans le geste d'éviter la honte à quelqu'un. Car le souvenir d'une
humiliation est comme conservé dans un régosol non tamisable, il est
voracement indélébile.
Jeune,
on envisage le monde avec anxiété, on s'imagine que la « réalité
empirique » est faite de rocs retors ; mais en vieillissant, on
s'aperçoit qu'elle n'est composée que de strates gélatineuses,
auxquelles il ne sert à rien de se heurter — sauf à vouloir attraper
un douloureux « tour de rein ».
C'est
dans les couloirs méandreux de la conscience que « le tangible se meut ».
Et où d'autre pourrait-il se mouvoir, vu qu'il est enserré tout entier
dans la pachyméninge comme dans un fromage de Hollande ?
Le
nihilique n'est pas à proprement parler un « esprit errant », mais il
n'est pas non plus un « incarné ». Il se sent entre les deux — il a,
pourrait-on dire, le prose entre deux chaises. Alors ? Le « périsprit »
sert-il chez lui de lien entre l'esprit et la matière, ou constitue-t-il
le « corps fluidique » de l'esprit ? Ou n'est-il qu'un burlesque « perlimpinpin prismatique » ?
« Rien
n'est » est un âcre constat qui n'est pas sans parenté avec la
laccolite, cette masse lenticulaire de roches magmatiques mises au jour
par l'érosion (ici, non de l'écorce terrestre, mais du « vouloir-vivre »
schopenhauerien).
Comme
les troglobies qui peuplent certaines grottes de Transylvanie, les
nihiliques sont des êtres cavernicoles possédant la singulière propriété
de n'être pas fossilisables. La lumière, l'air, la terre les
décomposent.
Celui
qui ne se sent à l'aise ni avec son époque ni avec « l'être », il peut
toujours s'enfermer dans une austère chambre palléale et se rendre saoul
à en crever.
Grâce
aux tâcherons de la modernité et du progrès, il n'y a plus aujourd'hui
de civilisation, il n'y a qu'un tourniquet décervelant. Les énantioses
profectives des maîtres de jadis, leurs chapelets panoramiques, ont été
recouverts par un déluge de rémoulade. — Une rémoulade onctueuse et
goûteuse en apparence, en réalité puissamment vomitive.
« Parcourir
les eaux du tangible à la manière d'une laimargue, ce requin carnivore
du Groenland dont les dents de la mâchoire inférieure sont plus grosses
et plus larges que celles de la mâchoire supérieure, avec des cuspides
très obliques ; vivre ordinairement entre cent quatre-vingt mètres et
sept cent trente mètres de profondeur ; être un prédateur du flétan, de
l'omble et du hareng... Ah, quel délice ! » (Les trente-trois délices de
Louis Ribémont, Trad. de Simon Leys)
La
coque du monde — la peu reluisante « réalité empirique » — est-elle
digne de pardon ? Si oui, elle est rémissible. Sinon, il ne reste qu'à
la broyer comme une pelote de laine épaisse.
L'écrivain
allemand Ernst Jünger croyait possible de découvrir le sens caché de
l'univers en observant les insectes. Mais il faut dire que d'après son
ami Gottfried Müller, il « tâtait de la chopine » plus souvent qu'à son
tour et passait dans son village (Wilflingen) pour un « bredin ».